Si Boko Haram est parvenu à prendre pied dans l’Extrême-Nord du Cameroun et à y recruter des milliers de jeunes, c’est en grande partie à cause du retard de cette région et de l’absence relative de perspectives d’emploi.
Depuis le début des attaques de Boko Haram dans le nord du Cameroun en 2014, plus de 2 000 personnes ont été tuées et au moins 155 000 habitants ont dû fuir.
L’Extrême-Nord a toujours fait partie des régions les plus pauvres du pays, mais, jusque récemment, le commerce transfrontalier du bétail était dynamique et le secteur du tourisme en plein essor. C’était avant que le conflit conduise à la fermeture de la frontière nigériane, qu’il fasse chuter le prix du bétail de moitié et fuir les touristes et qu’il affecte durement la productivité agricole en déplaçant une grande partie de la population.
Le gouvernement, qui s’était engagé à favoriser le développement de la région pour dissuader la population de rejoindre les rangs des insurgés, ne s’est pas montré à la hauteur de ses promesses. Selon les experts, cela risque de perpétuer l’instabilité dans le nord. « Les gens sont déçus », a dit à IRIN un chercheur de l’université de Maroua, chef-lieu de l’Extrême-Nord, en allusion à l’infinie lenteur du changement. Cet universitaire a préféré ne pas être nommé, par crainte des répercussions que pourrait avoir sur lui le fait d’avoir critiqué le gouvernement.
Officiellement, plusieurs projets sont en cours : un programme de développement territorial de 78,9 milliards de francs CFA (143 millions de dollars) annoncé en 2014 pour les trois régions du nord du pays ; un plan d’urgence national sur trois ans présenté en 2015 et comptant sur une enveloppe de 925 milliards de francs CFA, dont 42 milliards sont destinés à l’Extrême-Nord ; un plan de 5,3 milliards de francs CFA pour la reconstruction d’écoles et d’hôpitaux dans la région, lui aussi rendu public en 2015 ; et un projet de 102 milliards de francs CFA à destination des jeunes de tout le pays, annoncé par le président Paul Biya en décembre 2016.
À part quelques nouvelles salles de classe, des études de faisabilité, des enquêtes et du matériel de construction pour des projets de routes et l’arrivée à Maroua de plusieurs entrepreneurs, rien ne semble cependant indiquer le moindre progrès. « Parfois, on dit des choses pour calmer les esprits, a dit l’universitaire. À long terme, cela ne peut que conduire les gens — qui réalisent que c’était de fausses promesses — à se radicaliser, pas forcément en [se ralliant à] Boko Haram, mais en s’opposant au gouvernement. »
Dès 2011, Boko Haram avait établi des bases logistiques et commencé à recruter dans l’Extrême-Nord, s’assurant le soutien de « jeunes défavorisés, en alliant endoctrinement idéologique, incitations socioéconomiques et coercition », a indiqué International Crisis Group dans un rapport publié en novembre dernier. Selon ce rapport, bien que l’État ait remporté des victoires décisives contre Boko Haram, « le principal point faible de la réponse camerounaise demeure le manque d’ambition des initiatives de développement » et l’absence de programmes de prévention et de déradicalisation.
« La pauvreté et les faibles taux d’alphabétisation et de scolarisation ont poussé les gens à rejoindre Boko Haram. Ils sont devenus des cibles faciles. Pour eux, c’était un emploi comme un autre », a dit à IRIN Ariel Ngnitedem, économiste et maître de conférences à l’université de Yaoundé II Soa. Si l’État ne tient pas ses promesses, a-t-il ajouté, les jeunes risquent de continuer à se faire recruter. « L’État a promis d’offrir plus que Boko Haram. S’il échoue, les jeunes se rallieront probablement à d’autres groupes radicaux qui pourraient faire leur apparition après la défaite de Boko Haram. Les jeunes qui combattent pour Boko Haram n’ont aucune idéologie politique. »
Des projets à l’arrêt
En 2016 et au premier trimestre 2017, selon une récente évaluation menée par un comité de suivi, les entrepreneurs locaux de la région de l’Extrême-Nord n’avaient pas réalisé 50 projets de construction dont ils étaient chargés. « Les projets sont attribués par voie d’adjudication », a expliqué le chercheur anonyme. Mais, « le processus de soumission manque souvent de transparence et les projets sont confiés à des entreprises qui n’ont pas les capacités de les mettre en œuvre. »
Le comité de suivi, présidé par Zondol Hersesse, député local, s’est réuni en juin et a découvert que 80 pour cent des projets qui auraient dû être achevés au premier trimestre 2017 n’avaient pas encore été livrés. Certains n’avaient même pas été commencés ou présentaient des défauts d’exécution, tandis que d’autres avaient été complètement abandonnés. Selon un document élaboré en 2016 par le ministère de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire, quinze projets n’avaient pas été délivrés dans le département du Diamaré, douze dans le Mayo-Sava, neuf dans le Mayo-Tsanaga, sept dans le Mayo-Kani, quatre dans le Logone-et-Chari et trois dans le Mayo-Danay. Ces projets allaient de l’électrification de zones rurales à la construction et l’entretien d’écoles, de routes de campagne, de centres multimédias, d’hôpitaux et d’autres infrastructures sociales.
Bouakary Hamadou, militant de la société civile, a incriminé les élus de la région. « Ils prennent leurs fonctions pour un buffet libre. Ils ne sont pas tenus de rendre des comptes. Pourquoi avons-nous abandonné des projets alors que les maires sont censés contrôler la mise en œuvre des travaux publics ? »
M. Hersesse, le député dirigeant le comité de suivi, a signalé une autre pomme de discorde : l’attribution de contrats qui s’élèveraient à un demi-billion de francs CFA (900 millions de dollars) à des compagnies tchadiennes sous prétexte que les entreprises camerounaises n’avaient pas l’expertise requise. « Ces compagnies rentreront au Tchad avec de l’argent qui aurait pu servir à développer l’économie de la région ».
Le rapport du comité recommande la création d’un atelier de renforcement des capacités à destination des entrepreneurs et des maires. Il appelle par ailleurs les petites entreprises locales à s’unir afin de pouvoir remporter des marchés publics et les exécuter correctement.
Boko Haram, une menace persistante
À l’occasion du Nouvel An, le président s’est adressé à la nation sur un ton triomphant : « Je crois pouvoir dire que l’année 2016 a permis de pousser ce groupe terroriste dans ses derniers retranchements. On peut, semble-t-il, espérer que cette nébuleuse aura du mal à se relever des coups qui lui ont été portés. Mais il faudra rester vigilant, l’éventualité d’attentats-suicides isolés, comme celui du 25 décembre dernier, n’étant pas à écarter. […]Nous devons maintenant consolider la sécurité intérieure, reconstruire, organiser le retour des déplacés et ranimer l’économie locale. […] L’État y pourvoira dans toute la mesure de ses moyens, en comptant sur le dynamisme des populations et l’accompagnement des partenaires au développement. »
Depuis ce discours, Boko Haram a cependant perpétré des attentats, souvent suicides, à un rythme presque quotidien. Le 24 août, 16 personnes ont été tuées à Gakara, un village près de la frontière nigériane. Deux jours plus tôt, neuf personnes avaient été tuées et 11 blessées dans un attentat à Amchidé.
Des opportunités d’emploi
Tandis que l’État traîne des pieds en matière de développement territorial, des organisations extérieures s’affairent dans l’Extrême-Nord, notamment par le financement de programmes de main d’œuvre à grande échelle pour le forage de puits et le tracé de pistes rurales.
Le Programme des Nations Unies pour le développement, l’Agence française de développement (AFD) et l’Agence allemande de coopération internationale participent à ces projets. L’AFD collabore ainsi avec le gouvernement camerounais dans 11 municipalités de l’Extrême-Nord pour offrir un emploi à un millier de personnes marginalisées. Un tiers du salaire de chaque participant au programme est versé sur un compte d’épargne ouvert dans un établissement de microfinance, ce qui leur permet de reconstituer une partie du capital qu’ils ont perdu durant le conflit.
Le réseau CARE International propose quant à lui des projets professionnels visant à faciliter la réintégration économique des participants.
Le Fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne a débloqué dix millions d’euros pour permettre d’élargir ces programmes et d’offrir un emploi à 3 500 jeunes de la région. « L’emploi des jeunes détourne ces derniers de la prostitution, du vol et d’autres méfaits », a dit à IRIN Ahmadou Yahyah, qui dirige une petite entreprise de confection de vêtements à Maroua grâce à une initiative financée par l’Agence allemande de coopération internationale. « Sans emploi, j’aurais pu devenir cambrioleur. Maintenant, je suis occupé. Je ne peux pas me rallier à Boko Haram ou à un gang. »
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