Des milliers de réfugiés fictifs ont été détectés dans les archives des camps situés dans le nord de l'Ouganda : un revers au regard des efforts déployés pour améliorer l'intégrité de la politique du pays concernant les réfugiés. Un scandale de fraude de bien plus grande envergure avait déjà fait la une en 2018.
Plus de 6 000 fausses identités ont été découvertes l'an dernier dans les archives de trois camps, selon une lettre de l'ONU communiquée fin janvier 2023 aux donateurs et aux diplomates, que The New Humanitarian s'est procurée.
La fraude a été détectée la première fois par des agences onusiennes mais elle impliquait des personnes employées par le Cabinet du Premier ministre ougandais (OPM), qui chapeaute les affaires relatives aux réfugiés. Les employés en question étaient chargés d'enregistrer les réfugiés dans les bases de données utilisées par l'ONU pour la distribution de l'aide.
Quatorze personnes ont vu leur contract résilié par l'OPM et font l'objet d'une enquête pénale, selon la lettre, co-rédigée par l'agence de l'ONU pour les réfugiés (HCR) et par le Programme alimentaire mondial (PAM).
Frank Walusimbi, responsable adjoint des communications au HCR, a indiqué que cette affaire est la preuve que les contrôles anti-fraude fonctionnent mieux qu'en 2018. A l'époque, il avait été révélé que le gouvernement ougandais avait inventé 300 000 'réfugiés fantômes', comme on les appelle, sur plusieurs années.
« Le fait que ces irrégularités ont été identifiées par le HCR et le PAM, et que l'OPM, responsable des affaires liées aux réfugiés, a réagi rapidement, prouve qu'il y a eu des progrès depuis 2018 », a indiqué Frank Walusimbi au New Humanitarian.
Toutefois, la lettre de l'ONU et des interviews réalisées auprès de certaines sources du monde humanitaire, de diplomates et de donateurs, sont révélatrices de défaillances persistantes dans le processus d'enregistrement des réfugiés. Elles expriment aussi la crainte que ce type de fraude ne soit davantage répandue dans les camps.
Tandis que certains donateurs et diplomates ont félicité le gouvernement pour avoir pris des mesures suite à cette découverte, d'autres humanitaires ont estimé que les enquêtes de l'OPM avaient mis du temps à se mettre en place, certaines n'ayant commencé que fin 2022.
« Nous n'avons cessé de demander un retour [au gouvernement] : qu'est-ce qui a été fait, les choses avancent-elles ? En vain », a indiqué un haut responsable humanitaire qui suit cette affaire de près. Cette personne a ajouté qu'elle ne souhaitait pas être citée nommément pour pouvoir continuer à travailler en bonne intelligence avec le gouvernement.
Douglas Asiimwe, commissaire suppléant aux réfugiés à l'OPM, n'a pas répondu aux questions précises du New Humanitarian mais a déclaré que l'affaire avait été « gérée » et que les agences de l'ONU et leurs partenaires avaient été informés des « actions entreprises et des moyens mis en oeuvre pour aller de l'avant ».
Fraude à plus petite échelle
L'Ouganda est le pays d'Afrique qui accueille le plus grand nombre de réfugiés. Il offre une protection à plus d'1,5 millions de personnes, principalement originaires du Soudan du sud et de la République démocratique du Congo. Ce sont les autorités du pays qui sont chargées d'enregistrer les réfugiés, tandis que la nourriture et les autres formes d'aide humanitaire sont fournies principalement par l'ONU et les ONG.
Le programme ougandais pour les réfugiés a été encensé par beaucoup, pour avoir promu l'autonomie des réfugiés, et il est considéré comme un exemple en la matière. En décembre, l'Ouganda co-organisera le Forum mondial sur les réfugiés – la plus grande manifestation internationale sur le sujet, qui se tient tous les quatre ans.
Toutefois, le scandale de 2018 et la mauvaise gestion du HCR ont entamé la confiance dans les opérations de secours. Il semble par ailleurs que des responsables clés, ougandais et onusiens, impliqués dans cette affaire, aient échappé à des sanctions juridiques et professionnelles, selon une enquête récente du New Humanitarian.
La mise en évidence de la fraude en 2022 a tout d'abord été le fait des responsables du PAM dans le camp de Rhino, au nord-ouest, où vivent principalement des réfugiés du Soudan du sud. Une fraude similaire a ensuite été découverte dans deux autres camps, à Bidi Bidi et Kiryandongo.
Deux responsables humanitaires qui sont au courant des détails de la fraude à Kiryandongo et Rhino indiquent que celle-ci implique du personnel subalterne affecté à l'enregistrement et employé par l'OPM, lui-même éclaboussé par une multitude de scandales de corruption ces dernières années.
La nature de la corruption variait en fonction des camps, selon ces responsables humanitaires. Toutefois, dans chacun d'entre eux, des employés de l'OPM touchaient des dessous de table de la part des réfugiés pour augmenter artificiellement le nombre de membres de leurs familles.
Ces déclarations fictives – s'appuyant principalement sur de fausses nouvelles naissances, selon la lettre de l'ONU – donnaient droit aux réfugiés à une assistance humanitaire supplémentaire, en argent liquide ou en rations alimentaires.
En revanche, la fraude de 2018 impliquait des responsables de l'OPM d'un niveau bien plus élevé. Ils gonflaient les listes d'enregistrement et détournaient de grandes quantités d'aide alimentaire qu'ils vendaient ensuite sur les marchés.
Bien que l'affaire de corruption récente soit de moindre ampleur, elle a été mise au jour sur fond de crise de financement : les organisations d'aide aux réfugiés ont obtenu moins de la moitié des 804 millions de dollars qu'elles avaient demandés aux donateurs en 2022. En conséquence, les rations alimentaires ont dû etre réduites.
Une information positive ?
Beaucoup ont considéré cette récente preuve de fraude comme une information positive, selon certains responsables humanitaires et selon le procès-verbal d'une réunion du Groupe de partenaires humanitaires pour les réfugiés en Ouganda (RHPG) – une instance qui regroupe des agences humanitaires et des donateurs – auquel The New Humanitarian a eu accès.
Par exemple, deux diplomates originaires de pays donateurs qui financent le programme de l'Ouganda pour les réfugiés, et qui ont été informés de la fraude, ont loué l'efficacité des systèmes de contrôle qui ont pu détecter le problème.
De même, un représentant d'un pays donateur cité dans le procès-verbal de la réunion du RHPG de janvier a déclaré que la manière dont l'affaire avait été traitée était la preuve que « beaucoup de chemin avait été parcouru », allusion aux mesures prises depuis le scandale de 2018, et qui fait écho aux points de vue de Frank Walusimbi et du HCR.
A l'époque de la crise de 2018, le HCR avait été accusé par d'autres agences humanitaires et par des ONG de n'avoir pas su réagir aux signes avant-coureurs qui permettaient de supposer que le nombre de réfugiés avancé par les autorités ougandaises était fortement exagéré.
Un audit interne de l'ONU publié fin 2018 avait conclu que le HCR n'avait pas tiré parti du fait qu'il finançait les autorités pour accéder à la plateforme d'enregistrement des réfugiés, qui était gérée par l'OPM et qui comportait des chiffres falsifiés.
Le HCR a désormais accès au système d'enregistrement et a un droit de regard. Par conséquent, il a pu déceler un certain nombre d'anomalies, ce qui, selon plusieurs sources, est la preuve que les mesures de contrôle ont été améliorées.
On peut lire dans la lettre de l'ONU que le HCR et le PAM ont aussi fait part de leur préoccupation au sujet du gouvernement ougandais en avril et en juillet 2022, au moment où la fraude a été découverte. Ce qui diffère de ce qui s'est passé en 2018, quand le HCR a été accusé par des humanitaires de ne pas vouloir affronter le gouvernement.
Surveillance insuffisante
Plusieurs acteurs de l'aide d'urgence, interrogés par The New Humanitarian, se disent préoccupés par la découverte de la fraude, tout comme les représentants de donateurs cités dans le procès-verbal de la réunion du RHPG.
Selon un humanitaire basé à Kiryandongo et trois refugiés qui vivent dans ce camp, il est possible que la fraude soit passée inaperçue pendant plusieurs années. Toutes ces personnes ont évoqué les différentes manières dont les procédures d'enregistrement ont été falsifiées par des agents subalternes de l'OPM.
Selon les interviews réalisées auprès de réfugiés et d'humanitaires à Kiryandongo, le camp a cessé d'accepter de nouveaux enregistrements en 2016, après avoir atteint ses capacités maximales. La seule exception concernait les nouveaux-nés de résidents déjà présents.
En conséquence, certains agents affectés aux enregistrements ont proposé d'enregistrer les nouveaux venus en les faisant passer pour des nouveaux-nés, en contrepartie de dessous de table. Les deux parties y gagnaient : les agents subalternes de l'OPM et les réfugiés à la recherche d'un endroit où s'établir, dans un camp officiellement complet.
Bruno Braak, chercheur post-doctoral à l'Université de Leyde, aux Pays-Bas, a indiqué que la fraude était connue de tous quand il effectuait ses recherches à Kiryandongo en 2017 et en 2018.
« C'était la source d'une corruption lucrative et normalisée chez certains agents subalternes de l'OPM », a dit Bruno Braak. « Les nouveaux venus pouvaient, dans les faits, leur acheter une protection en tant que réfugiés. »
Concernant la fraude à Rhino, elle a été rendue possible par une surveillance insuffisante des agents de l'OPM affectés à l'enregistrement, par leurs responsables de l'OPM et par les commandants des camps, selon la lettre de l'ONU et les interviews réalisées auprès d'humanitaires, qui ont fait état d'une défaillance préoccupante du processus d'enregistrement.
On peut lire dans la lettre que de nouvelles naissances dans des foyers de réfugiés existants ont été ajoutées dans les bases de données sans adjoindre le moindre document officiel, comme des formulaires ou des certificats de naissance.
« Le commandant [du camp] n'effectuait pas de vérification régulière du travail de ces [agents d'enregistrement de l'OPM] », a indiqué un haut responsable humanitaire. “Il leur faisait simplement confiance. »
Ce responsable humanitaire a affirmé que la fraude à Rhino avait été décelée de manière fortuite : un problème technique dans les systèmes du HCR a entraîné des vérifications. On a alors découvert que certaines familles s'étaient agrandies de manière suspecte.
Or Frank Walusimbi a indiqué qu'il n'y avait pas eu de problème technique et que les irrégularités avaient été décelées grâce aux « vérifications régulières des données » et aux mesures de sauvegarde adoptées en 2018.
Toutefois, la vulnérabilité du système d'enregistrement est aussi confirmée par les données obtenues auprès d'une ligne téléphonique ouverte en 2018 par des agences humanitaires, afin que les réfugiés puissent demander des informations ou formuler des réclamations au sujet de la corruption ou d'autres problèmes dans les camps.
Les données – contenues dans le procès-verbal de la réunion du RHPG – montrent que les réclamations les plus fréquentes en 2021 et en 2022 par des réfugiés étaient en rapport avec l'enregistrement. Un total de 250 réclamations ont été formulées.
Enquête retardée
Le temps qu'a mis l'OPM pour mener son enquête a aussi donné lieu à des réactions mitigées.
Frank Walusimbi a déclaré que l'OPM avait désigné une équipe en août 2022 pour enquêter sur les accusations de fraude. Il a ajouté que l'enquête avait été terminée à « l'automne » et qu'une demande d'enquête policière avait été déposée en décembre.
« Contrairement à ce qui s'est passé en 2018, l'OPM a mis sur pied une commission pour enquêter sur les irrégularités identifiées, et des mesures ont été prises rapidement pour identifier les problèmes et pour s'y attaquer, mais aussi pour prendre des sanctions contre les coupables », a indiqué Frank Walusimbi.
Le haut responsable humanitaire a indiqué que le temps qui s'est écoulé entre avril – quand la fraude a été détectée – et le moment où l'OPM a commencé à enquêter sur le terrain, en a fait tiquer plus d'un au sein de la communauté humanitaire.
Il a indiqué que certains avaient attribué ce délai à des problèmes de bureaucratie au sein de l'OPM, tandis que d'autres y ont vu un désir de sa part de se soustraire à ses responsabilités. « Beaucoup pensaient qu'il ne se passerait rien », a-t-il ajouté.
Des préoccupations du même ordre ont aussi été exprimées dans le procès-verbal de la réunion du RHPG. Il reprend les paroles d'un diplomate qui a déclaré : « Le délai observé dans le cadre de l'enquête de l'OPM soulève réellement un grand nombre de questions ».
Des poursuites ont été engagées contre un certain nombre d'employés de l'OPM pour leur rôle dans cette fraude, mais les recherches effectuées sur des procès pour corruption ont souvent mis en évidence des défaillances dans la manière dont ils se sont déroulés.
Comme cela a été le cas suite à l'affaire de 2018, les procès visent rarement les organisateurs de la fraude, et le gouvernement veille souvent à ce qu'ils s'étirent en longeur dans l'espoir que la communauté internationale s'en désintéressera.
Corruption endémique
Pour les mauvais comportements des fonctionnaires subalternes dans les camps de réfugiés, il faudra s'attaquer à la culture de corruption qui prévaut à l'OPM et en Ouganda en général, en plus de régler des dysfonctionnements techniques, ont indiqué des responsables humanitaires et des organisations de lutte contre la corruption.
« L'OPM, au niveau national, est impliqué dans ces processus locaux [de fraude] de différentes manières », a indiqué Marlon Agaba, directeur exécutif de la Coalition Anti-Corruption en Ouganda (ACCU). « On ne peut pas faire confiance à l'OPM pour qu'il enquête sur son propre [personnel]. »
Le scandale le plus récent à l'OPM a éclaté en février et concernait le détournement de tôles ondulées par des responsables, dont des ministres. Elles étaient destinées à des habitants de Karamoja, la région la plus pauvre de l'Ouganda.
Le haut responsable humanitaire a indiqué que, puisqu'il est de notoriété publique que les ministres dérobent l'aide humanitaire, il est fort probable que de simples agents affectés à l'enregistrement dans les camps de réfugiés leur emboîtent le pas. « Bien sûr, ils recherchent un moyen de faire des profits », a dit ce responsable.
Marlon Agaba, de l'ACCU, a indiqué que l'OPM n'est pas la seule institution qui doive faire l'objet de réformes. « En tant que pays, nous avons un manque à gagner de 20% [du budget national] à cause de la corruption », a-t-il déclaré. « C'est dans ce contexte que travaille l'OPM ».
Edité par Philip Kleinfeld.