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Le profilage racial est préjudiciable aux demandeurs d'asile et aux migrants dans l’espace Schengen

« Il n'y a pas de frontières, sauf pour les Noirs et les Arabes. »

A photograph of a French police car parked on the pedestrian bridge connecting Hendaye, France to nearby Irun, Spain. Riley Sparks/TNH
A French police car parked on the pedestrian bridge connecting Hendaye, France to nearby Irun, Spain. The bridge has been closed since 2021.

Assise sur un banc dans la ville balnéaire d’Hendaye, en France, juste de l'autre côté de la frontière espagnole, Natacha* a rabaissé la visière de sa casquette et a essayé de se faire toute petite, comme si elle voulait se fondre dans le décor. 

 

Elle n'a remarqué le break gris que quand il était déjà à l’arrêt et que deux hommes portant des brassards marqués « POLICE » en sont descendus, pour lui demander ses papiers, qu'elle n'avait pas.

 

Natacha, une jeune femme originaire de Côte d'Ivoire, était arrivée peu avant en Europe après avoir traversé la Méditerranée en bateau. Mais moins de 20 minutes après avoir passé la ligne invisible qui sépare la France de l'Espagne, on la faisait monter dans une voiture de police française, puis elle était reconduite à la frontière, et on lui signifiait de retourner en Espagne.

 

De telles scènes sont fréquentes dans cette zone frontalière et dans d’autres zones de l’espace Schengen, un territoire comprenant 27 pays européens où – en théorie, du moins – les contrôles d’identité et les contrôles à la frontière ont été abolis.

 

Mais la réalité, pour beaucoup, en particulier pour les migrants et les demandeurs d’asile, est radicalement différente. La France est l’un de six pays membres de cet espace – avec l’Autriche, le Danemark, l’Allemagne, la Norvège et la Suède – à avoir eu recours à des dispositions d’urgence de l’accord de Schengen pour rétablir les contrôles aux frontières ces dernières années, en mettant en avant la menace terroriste et la migration clandestine.

 

Certains experts juridiques, des défenseurs des droits humains et des militants des pays concernés ont déclaré au New Humanitarian que ces contrôles sont effectués en fonction de la couleur de peau, et qu’ils ont été rétablis pour empêcher les demandeurs d’asile et les migrants de passer d’un pays de l’UE à un autre. En conséquence, selon eux, ces personnes sont incitées à emprunter des itinéraires plus dangereux – parfois mortels – pour traverser les frontières internes de l’UE, ce qui ajoute à leur souffrance et à leurs traumatismes, alors qu’elles viennent déjà d’effectuer un voyages long et pénible.  

 

« Il n’y a pas de frontières, sauf pour les Noirs et les Arabes », estime ainsi Ion Aranguren, membre de Irungo Harrera Sarea, une organisation de la société civile qui apporte un soutien aux demandeurs d’asile et aux migrants à Irun, en Espagne, de l’autre côté de la frontière, près d’Hendaye.

 

This is a graphic map that is zoomed in and showing the border between Spain and France near the Bidasoa river. The map has locator dots in the cities of Hendaye in France and Irún in Spain.

Selon le règlement de Dublin de l’UE, les demandeurs d’asile sont censés demander protection auprès du premier Etat membre où ils arrivent. Beaucoup, toutefois, souhaitent poursuivre leur route et aller dans d’autres pays de l’UE où ils ont de la famille ou des amis, des pays dont ils parlent déjà la langue, ou encore où les services de soutien sont plus développés et l’économie plus forte. 

 

Ceux qui déposent une demande d’asile dans un autre pays de l’UE peuvent finir par être renvoyés dans le pays où ils sont arrivés en premier. Mais le règlement de Dublin prévoit un processus spécifique – ainsi que des exemptions – pour ces reconduites à la frontière. 

 

« Que ce soit dans les gares ferroviaires, aux postes frontières ou sur les chemins de randonnée, les contrôles effectués sont de toute évidence discriminatoires », constate Laure Palun, directrice d’Anafé, un groupement d’organisations de la société civile française, qui a documenté le profilage racial à Hendaye et ailleurs, le long de la frontière française. « Les personnes contrôlées sont victimes de profilage. »

 

Le ministère français de l’intérieur, dont dépend la police des frontières, n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet. 

 

«  Si tu es seul et que tu es noir, ils vérifient ton identité »

Le train de banlieue qui relie Hendaye à Irun traverse la frontière sans entrave. A la gare d’Hendaye, et dans toute la zone environnante, des policiers français procèdent régulièrement à des contrôles d’identité et renvoient en Espagne les demandeurs d’asile et les migrants.   

 

Il y a peu de temps, un après-midi, deux jeunes Noirs sont descendus du train et se sont dirigés vers un arrêt de bus. La police française les a immédiatement accostés. Les deux hommes ont été les deux seuls passagers à subir un contrôle d’identité parmi les dizaines d’autres qui sont descendus, tous blancs. La police a quitté les lieux quand les deux hommes ont montré leurs papiers en règle. 

 

Une scène qui se répète presque quotidiennement, a indiqué l’un des deux jeunes hommes, un ressortissant espagnol de 19 ans qui traverse la frontière pour étudier. 

 

S’il voyage avec des passagers blancs, l’homme – qui a requis l’anonymat – a ajouté que les policiers attendent qu’il soit seul pour l’aborder. « Si tu es seul et que tu es noir, ils vérifient ton identité, a-t-il déclaré. A un moment donné, tu dois t’y faire, parce que c’est comme ça. »

 

Right: A man from Bangladesh gazes across the Bidasoa river, which divides Spain and France, near the Spanish town of Irun in March. Left: Graffiti reading "border kills" on the cross-border bridge that connects Spain to France. French police have closed the blue pedestrian bridge in the background since 2021. Photos by Riley Sparks/TNH.

Des organisations humanitaires ont documenté dans le détail le profilage racial qui caractérise les contrôles d’identité effectués par la police française dans les trains qui arrivent d’Italie, et cette pratique a été mentionnée dès 2018 dans un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, un organisme du gouvernement français.

 

En réaction aux accusations formulées dans ce rapport, la police des frontières française a déclaré à la commission que les officiers de police évitent le profilage racial en vérifiant l’identité de chaque passager du train – une affirmation contredite par un grand nombre de témoignages, selon la commission. 

 

De l’autre côté de la frontière, à Irun, Tarek, 20 ans, originaire du Soudan, a souri et haussé les épaules en franchissant le pont venant de France. Il avait tenté de traverser deux fois en deux jours et s’était retrouvé une fois de plus à l’arrière d’un véhicule de police. Sa compagne de voyage, Clara*, 28 ans, une Guinéenne, l’attendait sur un banc dans un parc. Il avait été intercepté et renvoyé quelques heures plus tôt.

 

« Pas de chance aujourd’hui », a dit Tarek, qui a demandé que l’on ne mentionne que son prénom. Il était arrivé à Irun quelques jours plus tôt, en espérant que ce serait la dernière frontière qu’il traverserait, après cinq années sur les routes. Pendant son voyage, il a passé un an et demi en Mauritanie, où il a travaillé sur des chantiers de construction, économisant assez d’argent pour poursuivre son chemin jusqu’au Maroc, puis aux Canaries, en bateau. Tarek a ajouté que certains passagers étaient morts pendant la traversée. 

 

Il figurait parmi la dizaine de personnes reconduites en Espagne en l’espace de 90 minutes quand The New Humanitarian a enquêté à Irun.

 

Après avoir été reconduites, certaines personnes optent pour des itinéraires plus risqués, plutôt que de tenter leur chance en train ou en bus, notamment en traversant à la nage la Bidassoa, une rivière qui longe la frontière, ou en longeant à pied des voies ferrées pour rejoindre la France. 

 

Ces deux dernières années, au moins 11 demandeurs d’asile ou migrants sont morts en empruntant de tels itinéraires. Une douzième personne, un jeune homme originaire d’Erythrée, s’est suicidée près de la rivière, en 2021. 

 

Le long de la frontière franco-italienne, où la police effectue des contrôles similaires, au moins 34 personnes sont mortes depuis 2016, en empruntant l’autoroute à pied ou en traversant les montagnes à proximité de la ville frontalière de Vintimille. Le décès le plus récent remonte à janvier, quand le corps d’un homme a été découvert sur le toit d’un train transfrontalier. 

 

« A chaque étape, on constate des irrégularités »

L’espace Schengen, sans frontières, est l’une des principaux acquis de l’Europe moderne. Les pays membres sont cependant autorisés à rétablir provisoirement les contrôles aux frontières pour une durée maximale de six mois en cas d’urgence, comme la France l’a fait suite aux attentats de novembre 2015 à Paris. 

 

Mais depuis fin 2015 ou début 2016, l’Autriche, le Danemark, la France, l’Allemagne, la Norvège et la Suède ont renouvelé ces autorisations de contrôles provisoires tous les six mois, les maintenant ainsi depuis sept ans.

 

En 2022, dans le cadre d’une affaire portant sur la frontière entre l’Autriche et la Slovénie, la Cour de justice de l’Union européenne (CJEU) – la cour suprême de l’UE – a jugé que cette pratique était illégale. Après la période initiale de six mois, a-t-elle indiqué, les pays devraient pouvoir trouver une solution plus durable pour gérer cette urgence tout en maintenant les frontières ouvertes. Mais, pour que ce jugement puisse être appliqué, il faudrait une intervention de l’exécutif de l’UE, la Commission européenne, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent. 

 

La Commission européenne, contactée par The New Humanitarian, n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet.

 

Les reconduites à la frontière par la police, entre Irun et Hendaye par exemple, sont également contestables sur le plan juridique. Au lieu de suivre les procédures officielles du Règlement de Dublin, la police « utilise Dublin » pour reconduire les demandeurs d’asile et les migrants aux frontières internes de l’Europe, selon Iker Barbero, professeur à l’Université du Pays basque à Leioa, en Espagne, qui a effectué des recherches sur les pratiques de la police à Hendaye et Irun. 

 

« [Dublin] ne peut pas être une excuse pour reconduire immédiatement les gens à la frontière », a-t-il déclaré.

 

« Dans chaque cas, à chaque étape, on constate des irrégularités, a précisé Laure Palun, d’Anafé. Le rétablissement des contrôles est illégal au regard de la loi européenne. Les contrôles qui en résultent sont illégaux, tout comme les procédures qui en découlent. »

 

« C’est une expérience déshumanisante »

Dans d’autres pays qui ont rétabli les contrôles, le profilage et la reconduite à la frontière sont également fréquents.

 

Les juristes de l’organisation de défense des réfugiés, Pro Asyl, travaillent sur deux cas récents de personnes renvoyées d’Allemagne vers la Pologne après avoir demandé l’asile. Toutes deux avaient été victimes de violence en Pologne et n’auraient pas dû y être envoyées sans que leurs dossiers soient examinés, selon Karl Kopp, responsable du département Europe de Pro Asyl.

 

« Les mesures prises pour contrôler, refouler et renvoyer les gens ne sont pas conformes à la législation européenne et à l’espace Schengen », a déclaré Karl Kopp au New Humanitarian. 

 

En Suède, la police des frontières est aussi accusée de profilage racial. Un habitant noir de Malmö, qui traverse la frontière quotidiennement pour travailler au Danemark, a déclaré à la chaîne de télévision SVT qu’il avait été 

« fouillé au hasard » 150 fois en 18 mois au poste frontière du Pont d’Øresund.

 

A la frontière entre la France et l’Italie, en raison du rétablissement des contrôles, certaines personnes se retrouvent bloquées dans des villes frontalières, à vivre dans des conditions difficiles, pendant quelques jours voire plusieurs semaines, à traverser la frontière et à être renvoyées encore et encore, avant de finalement réussir à arriver de l’autre côté. 

 

En 2022, environ 33 000 personnes sont passées par Vintimille et Oulx, les principales villes de cet itinéraire, selon les estimations du Conseil danois pour les réfugiés (DRC), qui propose un logement et un soutien aux demandeurs d’asile et aux migrants. Depuis la fermeture, en 2020, du plus grand centre d’accueil pour migrants de Vintimille, la plupart des personnes qui souhaitent franchir la frontière dorment sous un pont.

 

Pour en savoir plus : Le purgatoire de la Côte d’Azur 

 

« C’est une expérience déshumanisante, estime Francesca Pisano, coordinatrice de programme au DRC en Italie. On le voit très clairement, surtout chez les jeunes garçons qui ont quitté leur pays en espérant pouvoir subvenir aux besoins de leur famille. On leur enlève tout espoir, peu à peu. »

 

Certaines femmes qui sont passées par la Libye – l’un des principaux points de départ pour les demandeurs d’asile et les migrants qui tentent d’atteindre l’Europe – ont été victimes de violence sexuelle. Beaucoup de femmes arrivent en Italie avec leurs bébés. « L’état de santé psychologique de ces personnes est catastrophique », a ajouté Francesca Pisano. 

 

Ne pouvant bénéficier de soins de santé pendant leur trajet, beaucoup de personnes arrivent avec des maladies chroniques non soignées ou des infections et des cas de gale à un stade avancé, selon Cecilia Momi, employée au service italien des affaires humanitaires à Médecins sans frontières.  

 

Mais l’accès aux services de première nécessité – sans parler de soins de santé ou d’un soutien psychologique – est limité dans les villes frontalières, où les gens se retrouvent bloqués. « Nous disons aux femmes enceintes : ‘Vous devez boire beaucoup si vous souffrez de vertiges et de nausée’. Et elles nous répondent : ‘L’eau est chère’ », a ajouté Cecilia Momi.

 

« Parfois, vous devez prendre des risques pour vivre »

A Irun, après avoir été renvoyé de France, Tarek, le demandeur d’asile soudanais, et ses amis ont été accostés deux fois par des hommes qui leur ont proposé de les conduire en voiture de l’autre côté de la frontière pour des sommes allant de 50 à 100 euros par personne. Des offres que Tarek et les autres hommes ont refusées, jugeant les tarifs trop élevés.

 

En l’espace de deux ou trois jours, la plupart des membres du groupe ont finalement réussi à se rendre en France, d’une manière ou d’une autre. 

 

Plus tard, sur la berge de la rivière, près du monument érigé à la mémoire de personnes qui se sont noyées en tentant d’atteindre Hendaye à la nage, l’un des passeurs putatifs a déclaré au New Humanitarian qu’il est facile de faire traverser les gens, de façon beaucoup moins dangereuse.  

 

« L’eau est trop profonde. Si une personne ne sait pas nager, elle n’a aucune chance de s’en sortir », a ajouté cet homme, qui a lui aussi traversé la Méditerranée pour arriver en Europe. Les gens continueront à essayer, a-t-il ajouté. « Parfois, il faut prendre des risques pour vivre. »

 

Avant que Natacha ne passe en France et ne soit ensuite reconduite à la frontière, The New Humanitarian l’avait rencontrée sur la place de la ville à Irun. En racontant ce qu’elle avait vécu, elle avait montré ses brûlures aux bras, causées par le mélange du carburant du bateau avec l’eau de mer. « Vous ne pouvez pas imaginer ce que nous fuyons, ce qui nous pousse à prendre la mer. Nous ne savons même pas nager », a-t-elle ajouté.

 

« Quand nous arrivons en France, on nous traite comme des criminels, comme si nous avions fait quelque chose de mal. Si personne ne trouve de solution, nous continuerons à risquer notre vie. »

 

*Pseudonymes utilisés pour protéger l’identité des demandeurs d’asile et des migrants.

 

Edité par Eric Reidy.

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