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Questions-réponses : comment résoudre le problème des abus sexuels commis par des employés de l'ONU ?

« Si nous voulons lutter efficacement contre l'exploitation et les abus sexuels, nous devons mettre nos logos et nos egos de côté. »

A mid-shot of Christian Saunders behind a podium speaking into a microphone. In the back is a flag of the UN. Lev Radin/Sipa USA
Christian Saunders attends a ceremony in May 2022, two months before he became the UN's special adviser on responding to sexual exploitation and abuse.

Depuis quelques années, l'ONU est confrontée à un flot continu de scandales d'abus sexuels. Des soldats de maintien de la paix en République centrafricaine ont été mis en cause, et des employés de l'Organisation mondiale de la santé sont accusés d'avoir proposé du travail à des femmes en échange de rapports sexuels en République démocratique du Congo.

Avec de tels titres, il est facile de ne pas faire état des progrès réalisés pour prévenir de tels abus, selon Christian Saunders, un Britannique qui, en juillet 2022, est devenu le coordonnateur spécial de l'ONU pour améliorer la lutte contre l'exploitation et les abus sexuels. 

Dans un entretien qu'il a accordé au New Humanitarian le 19 avril, Christian Saunders indique ainsi qu'il croit en la « transparence totale », qu'il ne pense pas que l'ONU doive enquêter elle-même sur ses propres agissements, et qu'il convient que le moment est venu d'abandonner l'expression « tolérance zéro ».

Après 30 années passées à travailler pour des ONG et pour l'ONU – notamment la Division de l'appui opérationnel (DAO), l'UNRWA, le HCR et le FNUAP – Christian Saunders estime être particulièrement bien placé pour promouvoir les réformes indispensables à la Prévention de l'exploitation et des abus sexuels (PSEA). « Je connais très bien cette organisation », a-t-il indiqué au New Humanitarian. « Je sais quels leviers activer pour essayer de faire marcher les choses. »

 

 

Le New Humanitarian s'est entretenu avec Christian Saunders peu après sa visite au Soudan du sud, où des allégations d'abus sexuels et d'exploitation sexuelle ont refait surface l'an dernier dans un camp de civils géré par l'ONU dans la ville de Malakal, dans le nord du pays. Depuis lors, Christian Saunders dit avoir constaté des améliorations tant au sein du groupe de travail chargé de la PSEA dans le camp de Malakal, qu'au sujet des mécanismes de signalement dans la communauté – même si les risques liés au surpeuplement persistent (le camp a été conçu pour 13 000 personnes mais près de 40 000 y trouvent actuellement refuge). 

 

Christian Saunders a énuméré un certain nombre d'améliorations qui ont été introduites depuis que le Secrétaire-général, António Guterres, s'est engagé en 2017 à éradiquer l'exploitation et les abus sexuels commis par des employés de l'ONU : des relations plus étroites avec les partenaires de la société civile ; la désignation de hauts responsables aux droits des victimes dans les missions à haut risque ; la mise en place d'un fonds pour les victimes, qui se monte actuellement à 4 millions de dollars ; et une meilleure coordination, en particulier l'introduction de ClearCheck et du mécanisme de signalement de manquements, tous deux ayant pour objectif d'empêcher les agresseurs d'être simplement « recyclés » par le système et d'être recrutés pour un autre emploi, à l'ONU ou dans le secteur humanitaire. 

 

Christian Saunders ajoute que des mesures sont également prises pour améliorer les supports de formation, en les traduisant dans différentes langues pour les rendre plus accessibles. « Il n'y a pas de remède miracle ou de baguette magique quand il est question d'exploitation et d'abus sexuels. Vous avez une boîte à outils, et la formation en fait partie ».

L'interview a été remaniée sur la forme pour qu'elle soit moins longue et qu'elle gagne en clarté. 

 

The New Humanitarian : Quelles ont été vos réussites depuis que vous avez pris vos fonctions l'année dernière ?

Christian Saunders: Je viens du secteur opérationnel. Par exemple, au Soudan du sud et dans le cadre d'autres missions, dans d'autres pays où je me suis rendu, j'ai fait des suggestions pratiques pour éviter les doublons, pour améliorer la coordination et la cohérence de l'assistance que nous apportons.  

Je crois que j'ai aussi amélioré la coordination entre le système onusien et la communauté des ONG.

Je crois fermement que si nous voulons parvenir à lutter efficacement contre l'exploitation et les abus sexuels, nous devons mettre nos logos et nos egos de côté et ne former qu'une seule équipe.

A mon avis, nous n'avons pas réussi, au niveau du terrain, à lutter contre l'exploitation et les abus sexuels. Et c'est l'une de mes priorités.

 

The New Humanitarian : A quels obstacles vous êtes-vous heurté quand vous avez suggéré des réformes et que vous en avez critiqué d'autres ? 

Saunders: Je crois que l'obstacle principal est le problème lui-même. Il existe depuis des milliers d'années, et est endémique à chaque société. Il a différents moteurs. Il y a une culture du silence dans de nombreux pays. Il y a aussi une stigmatisation.  

 

Je crois qu'un autre obstacle est d'ordre culturel et générationnel. Nous sommes conditionnés pour ne pas parler de ces problèmes. Et même quand les managers et les leaders sont déterminés à faire preuve de tolérance zéro envers l'exploitation et les abus sexuels, de les éliminer du coeur des Nations unies, il me semble que les gens sont conditionnés dès le plus jeune âge pour ne pas parler de sexe, ce qui constitue un obstacle supplémentaire. 

 

Je crois que les ressources posent problème à de nombreux égards, notamment pour disposer en temps et en heure, et de manière durable, de personnel sur le terrain. En ce moment, les coordonnateurs de PSEA sont financés par une agence pendant six mois, puis il y a un vide pendant trois ou six mois. Il nous faudrait des financements sur le long terme pour s'attaquer à l'exploitation et aux abus sexuels sur le terrain.   

 

Je pense que l'affectation des ressources, en termes de financement par les donateurs, représente un obstacle. Je reviens du Soudan du sud. En 2017, il y avait près de 15 millions de dollars qui étaient alloués aux services de prévention de la violence à caractère sexiste. Aujourd'hui, ce chiffre est tombé à environ 8 millions de dollars. Par conséquence, l'ampleur et le type de services ont été réduits.   

 

Je crois que le manque de financement des opérations de maintien de la paix est aussi un problème. On devrait veiller à fournir un logement décent aux soldats, ainsi qu'un accès à internet pour qu'ils puissent contacter leurs proches. Il faut aussi qu'il y ait une rotation des soldats à intervalles réguliers pour ne pas les laisser en zone rurale, loin de tout, pendant des mois. Prenez un pays comme la République centrafricaine, un pays très vaste qui a très peu d'infrastructures et où, pendant huit mois de l'année, la saison des pluies empêche de se déplacer. Je crois que les pays membres sont conscients du fait que l'affectation des ressources est un énorme problème, mais les budgets sont plus restreints chaque année.  

 

Je crois qu'il y a aussi le fait que nous avons affaire à un très grand nombre d'entités différentes – nous avons plus de 35 entités onusiennes, ainsi que beaucoup d'ONG internationales et nationales. Ce sont toutes des organisations indépendantes, farouchement indépendantes. Il n'est pas facile de faire travailler les gens ensemble. 

 

 

Et puis il y a les pays membres. Je crois qu'ils constituent un obstacle en raison de la législation sur les violences sexuelles, et parce que je ne pense pas qu'ils s'attaquent à la question des  enquêtes, en particulier quand il s'agit de personnel militaire. Je ne pense pas qu'ils s'attaquent au problème du processus d'investigation autant qu'il le faudrait, ni qu'ils s'attaquent à la question de la responsabilité quand des soldats sont accusés d'exploitation et d'abus sexuels. Et quand ils décident de s'attaquer au problème, je ne pense pas que les sanctions soient en rapport avec les crimes commis.  

 

The New Humanitarian : Certains ont été surpris qu'un Blanc de l'hémisphère nord ait été désigné pour lutter contre les abus commis par des employés de l'ONU contre des femmes et des jeunes filles de l'hémisphère sud. Que leur répondez-vous ? 

Saunders: Je comprends les critiques. J'espère avoir été désigné grâce à mes compétences. Ma candidature a été examinée parmi d'autres, en toute transparence. 

 

Je conviens que la plupart de ces abus sexuels sont commis par des hommes, alors je pense qu'il est très important que des hommes s'élèvent contre ces crimes. Cela envoie un message fort. Il faut que davantage d'hommes dénoncent ce problème. J'ai déjà souligné le fait que cela pouvait constituer un des obstacles à surmonter. 

 

Je pense que mon expérience dans différentes ONG et au sein de l'ONU, à différents postes, est un avantage : opérations, mise en place et gestion de camps de réfugiés ; aide d'urgence, programmes de développement, maintien de la paix, et ce dans différents domaines, des achats à  la chaîne d'approvisionnement en passant par la sécurité, etc. J'ai eu la chance d'avoir une carrière très variée. De plus, nous vivons dans un monde patriarcal, et il m'est peut-être plus facile, en tant qu'homme, d'ouvrir des portes que quelqu'un d'autre.  

 

The New Humanitarian : Vous avez formulé des critiques sur le processus des enquêtes et leurs délais trop importants. Quelle solution apporter à ce problème ?

Saunders: Je crois que, dans l'idéal – et ce n'est que mon point de vue – les enquêtes devraient être réalisées en dehors des entités onusiennes. Je ne pense pas en effet que ce soit une bonne chose que l'ONU enquête sur ses propres agissements. J'aimerais qu'il y ait une agence distincte, un bureau de l'inspection générale distinct, qui conduirait des enquêtes pour le compte de tout le système onusien. 

 

Dans l'idéal, c'est ce qui devrait se passer. Que se passera-t-il en réalité ? J'espère que cela finira pas arriver, à un moment de l'histoire de l'ONU, mais cela prendra probablement du temps et, pour qu'un tel événement se produise, il faudra le soutien de toutes les organisations et des Etats membres. 

 

En attendant, je crois que beaucoup a été fait pour améliorer la qualité des enquêtes. Le Bureau des services de contrôle interne (BSCI) dispose à présent de 16 [enquêteurs] qui sont spécialisés dans les enquêtes centrées sur les victimes. 

 

Le plus grand problème, pour la plupart des agences, ce sont les ressources, et les enquêtes sont aussi longues pour deux raisons. La première est liée au manque de ressources. Par ailleurs, le contexte dans lequel elles enquêtent est difficile. Par exemple, pendant la saison des pluies en République centrafricaine, les gens sont isolés de tout pendant de longues périodes. Nous travaillons aussi dans des contextes humanitaires ou de conflit, et, de plus, les gens se déplacent. Souvent, les victimes choisissent de ne rien dire pendant longtemps, puis elles se manifestent. Ainsi, mener de telles enquêtes avec ces victimes – en raison du traumatisme et de la stigmatisation – peut prendre beaucoup de temps. Nous aimerions tous que les enquêtes soient menées à terme beaucoup plus vite. Nous voudrions aussi que le partage des informations soit plus efficace pendant les enquêtes.   

 

Nous faisons déjà beaucoup, mais il est certain qu'il s'agit d'un domaine dans lequel nous devons faire mieux.

 

The New Humanitarian : Certains mouvements de défense des droits des victimes estiment qu'il faudrait faire davantage pour leur venir en aide. Que leur répondez-vous ? 

Saunders: Ce n'est pas un problème simple à régler. Je crois que, dans certains cas d'exploitation et d'abus sexuels, il n'est pas possible de rendre aux victimes leur vie d'avant.   

 

En matière d'assistance aux victimes, il faut une approche globale. Il ne peut en aucun cas ne s'agir que de compensation financière. Il doit y avoir une approche multi-dimensionnelle et multifonctionnelle. Je pense que l'on doit inclure un soutien psychosocial, une assistance médicale, un développement des compétences, voire une assistance en matière de microfinancement et de droit.  

 

Je crois que, dans un grand nombre de pays où nous travaillons, même si la justice a son importance, ce n'est probablement pas la première chose à laquelle les victimes pensent. 

 

Les victimes, qui peuvent être stigmatisées, marginalisées par leur famille et leur communauté, se préoccupent davantage de leurs perspectives socio-économiques et de leur capacité à subvenir à leurs besoins et, parfois, à ceux des enfants nés de l'exploitation sexuelle. En toute sincérité, nous n'avons eu que peu de succès sur les questions des revendications de paternité, entre autres. Nous avons maintenant un groupe de travail de haut niveau qui examine les voies et moyens pour que fassions mieux dans ce domaine. Certains Etats membres lui ont opposé une fin de non recevoir, mais d'autres, comme le Nigeria et l'Afrique du sud, ont réalisé des avancées significatives à cet égard.

 

The New Humanitarian : Que faites-vous pour lutter contre la question de l'impunité, qui perdure, et le moment n'est-il pas venu d'abandonner l'expression « tolérance zéro » puisque très peu d'agresseurs sont sanctionnés ou poursuivis ? 

Saunders: Bien entendu, il est extrêmement important que l'on fasse preuve de responsabilité et qu'il n'y ait pas d'impunité, non seulement parce que les agresseurs doivent rendre des comptes, mais aussi pour prévenir d'autres abus. Nous n'avons pas réussi autant que nous l'aurions souhaité dans ce domaine. J'ai déjà évoqué le fait que les Etats membres doivent prendre le relais, mais pas seulement en termes de personnel militaire ou s'agissant de mener des enquêtes et de demander des comptes au personnel en uniforme, mais aussi en termes de personnel civil. 

 

Bien évidemment, j'aimerais que l'on fasse davantage preuve de responsabilité. Pour ce qui est  d'abandonner l'expression « tolérance zéro », la plupart d'entre nous l'ont déjà fait. Nous parlons désormais de « tolérance zéro pour l'inaction ». Je crois que c'est une façon plus juste de dire les choses. 

 

Ce sur quoi nous devons vraiment nous concentrer, à mon avis – et qui se perd parfois dans le discours – c'est la prévention. Notre principal objectif doit être d'empêcher que ces crimes sexuels soient commis. 

 

The New Humanitarian : Nos reportages ont montré que le problème de l'exploitation et des abus sexuels est un secret de polichinelle, mais il semble que les humanitaires soient toujours réticents à les signaler. Que fait l'ONU pour lutter contre ce problème ? 

Saunders: Nous avons réalisé des sondages annuels. L'an dernier, nous avons reçu à peu près 37 000 réponses. Environ 14 % des personnes sondées ont indiqué qu'elles ne signaleraient pas de cas d'exploitation et d'abus sexuels par crainte de représailles. Un pourcentage moins important de sondés ont dit qu'ils ne le feraient pas, faute de savoir comment s'y prendre. Environ 10 % d'entre eux – un nombre tout aussi peu élevé – ont répondu qu'ils ne voulaient pas les signaler parce qu'ils ne souhaitaient pas être impliqués ou parce qu'ils pensaient que quelqu'un d'autre le ferait. Par conséquent, nous travaillons actuellement sur une initiative pour convaincre le personnel qu'il est extrêmement important de signaler les cas d'exploitation et d'abus sexuels. Les changements culturels nécessaires pour renforcer la confiance et pour apaiser les craintes prendront davantage de temps. Mais nous devons y travailler. Les gens doivent se manifester s'ils savent ou entendent quelque chose.

 

The New Humanitarian: Vous avez déclaré qu'il faut une transparence accrue, mais toutes les entités de l'ONU ne signalent pas les soupçons d'abus sexuels de manière détaillée. Que faire pour lutter contre ce phénomène et rétablir la confiance ?

Saunders: C'est une question que nous évoquons régulièrement, bien entendu. 

 

S'agissant des opérations de maintien de la paix de l'ONU, je pense que c'est plus facile parce qu'il y a des milliers de soldats, alors on peut parler d'un certain anonymat. Concernant les entités de l'ONU, l'inquiétude – et je pense qu'elle est fondée – réside dans le fait que dans certains bureaux de l'ONU, les effectifs sont très faibles. Par conséquent, si vous faites un signalement, il se peut que l'agresseur présumé puisse être identifié, ce qui peut nuire à une procédure équitable. 

 

C'est la raison principale pour laquelle le pays concerné n'est pas mentionné mais, comme je l'ai dit, nous nous efforçons d'augmenter la transparence, par le biais de données supplémentaires et en améliorant aussi la façon dont nous recueillons les informations. 

 

Je crois fermement qu'une transparence totale est indispensable pour que la confiance règne. 

 

Mais l'ONU est une organisation politique. Ainsi, parfois, si un haut responsable ne fait pas ce qu'il est censé faire concernant l'exploitation ou les abus sexuels, vous ne verrez pas cette personne, menottée, sortie manu militari de son bureau. Son contrat ne sera pas renouvelé, elle sera licenciée en douce. Il faut admettre que l'ONU est une organisation politique, et que parfois, on ne peut pas faire les choses de la manière la plus directe.

 

The New Humanitarian: Souhaitez-vous ajouter quelque chose ? 

Saunders: Beaucoup d'organisations abordent la PSEA un peu comme une mesure spéciale ou un projet, mais je pense que nous devons institutionnaliser les PSEA dans chaque organisation, comme lorsqu'il est question de sécurité. Les cas d'exploitation et d'abus sexuels ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Je ne pense pas que nous parvenions à les éliminer définitivement, mais je crois que grâce aux outils que nous mettons au point, et en en faisant un objectif constant, nous pouvons faire en sorte d'arriver à un nombre aussi proche de zéro que possible.

 

Edité par Andrew Gully.

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