Les groupes communautaires d’entraide continuent de jouer un rôle humanitaire prépondérant dans le cadre du conflit au Soudan, l’insécurité généralisée limitant l’accès des organismes d’aide internationaux aux zones les plus affectées.
Ces groupes soudanais qui oeuvrent directement auprès des populations sont issus de réseaux de militants de proximité, qui ont passé des années à lutter contre l’autoritarisme. Mais ils font l’objet de menaces grandissantes de la part des parties en conflit, et ne reçoivent qu’un maigre soutien financier de la part des donateurs internationaux.
« Il y a beaucoup de menaces », a déclaré Mohammed Ibrahim*, un membre d’un groupe local qui fournit des repas à la population dans le quartier de Gerief West de la capitale assiégée, Khartoum. « Soit un obus nous tombe dessus pendant que nous faisons la cuisine, soit [les parties en conflit] nous dévalisent. »
Le conflit au Soudan a éclaté le 15 avril. Il oppose le principal groupe paramilitaire du pays, les Forces de soutien rapide (RSF), à l’armée régulière. Près de quatre millions de personnes ont été déplacées à cause des combats, principalement à Khartoum et dans la région du Darfour.
Des réseaux de bénévoles dirigés par des jeunes ont mis en place des « centres d’intervention d’urgence » dans tout le pays, en réaction aux combats, à l’effondrement de l’Etat et à la lenteur de l’aide internationale.
Les membres de ces centres d’urgence, qui hébergent des personnes déplacées, apportent un soutien aux hôpitaux et assurent des approvisionnements en denrées alimentaires et en eau, ont déclaré que leur structure décentralisée, horizontale, et leurs principes axés sur les gens, représentent une nouvelle forme de politique au Soudan.
Ces bénévoles ont indiqué lors d’entretiens avec le New Humanitarian et Ayin Media que leur approche repose aussi sur la tradition d’entraide au Soudan, entretenue par des populations qui ont subi les guerres menées par l’Etat et, ces dernières années, les inondations et la pandémie.
Les bénévoles ajoutent qu’ils font malgré tout face à de nombreux obstacles dans le cadre de leur travail. Ils affirment qu’ils risquent d’être arrêtés par les RSF et par l’armée, chacune des deux parties les accusant d’apporter leur soutien à l’autre, les considérant comme des organismes à contrôler et non à soutenir.
Les centres d’intervention d’urgence sont actuellement financés principalement par les dons des communautés locales et de la diaspora, mais les bénévoles estiment que ces dons ne sont pas à la hauteur de leurs besoins. Ils ajoutent qu’il est compliqué de recevoir les fonds en raison de l’effondrement du système bancaire.
Bien que certaines ONG internationales travaillent avec ces groupes, les choses progressent lentement, selon Sara Abbas, de la Sudan Crisis Coordination Unit [Unité de coordination pour résoudre la crise au Soudan] de Shabaka, une organisation qui développe les groupes de la société civile et de la diaspora dans le domaine de l’aide humanitaire.
« Les groupes soudanais qui oeuvrent au plus près des populations ne reçoivent toujours pas assez de soutien, a déclaré Sara Abbas. Les mentalités n’ont pas changé : beaucoup de gens estiment que ces groupes jouent un rôle secondaire, qu’ils ne font pas vraiment partie de l’aide humanitaire internationale. »
Ils comblent un vide : ‘De belles valeurs sont nées de cette épreuve’
Les centres d’intervention d’urgence comprennent un grand nombre de membres des comités de résistance du Soudan. Ces groupes non hiérarchisés ont joué un rôle crucial lors des manifestations qui ont chassé du pouvoir l’ancien dirigeant, Omar el-Béchir, en 2019, ouvrant la voie à une transition démocratique.
Mais ces comités ont été exclus du processus de transition. Alors qu’ils préconisaient un régime civil, les processus qui avaient le soutien de la communauté internationale ont débouché sur des accords impopulaires de partage du pouvoir entre acteurs militaires et responsables politiques civils.
Les comités et les centres d’urgence ont gagné en importance ces derniers mois, étant donné qu’ils ont comblé le vide laissé par les agences humanitaires internationales, qui, selon l’ONU, font face, en tant qu’humanitaires, aux conditions d’accès les plus difficiles au monde.
« J’ai trouvé le numéro de téléphone du bénévole sur les réseaux sociaux et j’ai demandé de l’aide. Ils m’ont répondu aussitôt et m’ont apporté de l’eau. Je leur suis si reconnaissante. »
Beaucoup d’agences humanitaires n’ont pas pu opérer au Darfour, à Khartoum et dans d’autres régions touchées par le conflit. En conséquence, elles ont dû suspendre leurs programmes et licencier des centaines de travailleurs humanitaires, principalement des Soudanais.
Les obstacles administratifs imposés par les autorités ont restreint encore plus le travail des organisations internationales. Elles ont eu du mal à obtenir des visas pour leur personnel expatrié, et les autorisations pour importer ou transférer l’aide humanitaire sont régulièrement refusées.
A l’inverse, les centres d’urgence et leurs membres sont restés actifs dans tout le pays, accomplissant un travail qui a contribué à renforcer les liens au sein des populations, a déclaré Ibrahim, bénévole à Gerief West.
« Le plus beau, c’est que nous nous rassemblons et que nous passons du temps ensemble à faire tout cela, ce qui nous fait du bien et a du sens », a-t-il déclaré tout en préparant des haricots pour nourrir les gens. « De belles valeurs sont nées de cette épreuve, et j’espère qu’elles vont perdurer. »
Les centres d’urgence ont notamment une tâche fondamentale à effectuer : évaluer les besoins locaux et mobiliser les bénévoles pour y répondre. Leurs membres peuvent par exemple trouver des électriciens pour réparer des lignes électriques endommagées, apporter un soutien au personnel médical qui regagne les hôpitaux, ou encore trouver du carburant pour les ambulances.
Les groupes proposent aussi leurs propres services, qui ont, dans les faits, remplacé le système public. Ils ont montré la voie en organisant les sites de personnes déplacées, et ont créé des cuisines et des coopératives communautaires pour acheter des denrées alimentaires pour les gens qui sont bloqués dans les zones durement touchées.
Sarah Ahmed*, une habitante de Gerief West, a indiqué que les bénévoles du centre d’urgence local ont récemment fait trois kilomètres et demi à pied sous une chaleur accablante pour apporter deux barils d’eau dans son quartier d’Al-Taif quand l’eau courante a été coupée.
« Al-Taif a manqué d’eau pendant des jours, a-t-elle ajouté. J’ai trouvé le numéro de téléphone du bénévole sur les réseaux sociaux et j’ai demandé de l’aide. Ils m’ont répondu aussitôt et m’ont apporté de l’eau. Je leur suis si reconnaissante. »
Vivian El Kheir*, une femme enceinte qui habite aussi à Gerief West, a indiqué que le même centre d’urgence lui a pratiquement sauvé la vie depuis quelques semaines.
Elle a ajouté qu’elle n’a pas pu subvenir à ses besoins et à ceux de son futur bébé depuis que la guerre a éclaté, et qu’elle dépend des distributions de vivres et des services sanitaires organisés par le groupe.
Répression des autorités : ‘Elles veulent continuer leurs pratiques corrompues’
Les problèmes logistiques et sécuritaires que rencontrent ces centres d’urgence sont difficiles à régler, selon plusieurs bénévoles qui ont répondu aux questions du New Humanitarian et de Ayin Media.
Les centres d’urgence opèrent sans bureaux permanents de crainte que des avions de l’armée de l’air ne les bombardent, ont dit les bénévoles. Par ailleurs, les réseaux de télécommunication laissent à désirer, et les stocks de vivres et de médicaments viennent souvent à manquer.
« Les jeunes du centre d’urgence ont déployé beaucoup d’efforts. Ils sont maintenant dans la ligne de mire des autorités parce qu’ils sont considérés comme des membres des comités de résistance. »
Des groupes de bénévoles ont vu certains de leurs membres se faire tuer dans la rue, et d’autres ont du mal à remplacer ceux qui prennent la fuite quand la situation sécuritaire se détériore ou quand une occasion de fuir se présente.
Les centres d’urgence sont aussi pris pour cible de plus en plus souvent par les autorités militaires, qui se méfient des bénévoles en raison des relations qu’ils entretiennent avec les comités de résistance qui sont contre l’idée d’un régime militaire.
« Les jeunes du centre d’urgence ont déployé beaucoup d’efforts, a déclaré Adam Ahmed*, un bénévole de l’Etat du Nil Blanc. Ils sont maintenant dans la ligne de mire des autorités parce qu’ils sont considérés comme des membres des comités de résistance. »
Il a ajouté que les autorités de l’Etat du Nil Blanc avaient récemment ordonné la fermeture d’un centre d’urgence dans l’Etat, et formé un comité pour prendre les rênes d’un abri que les bénévoles avaient mis en place pour les personnes déplacées qui avaient fui Khartoum.
Sami Kamal*, qui travaille pour un centre d’urgence à Gedaref, dans l’est du Soudan, a indiqué que les autorités locales ont aussi tenté de démanteler son groupe pour pouvoir contrôler l’aide humanitaire qu’il reçoit.
« Elles veulent poursuivre leurs pratiques corrompues, comme elles l’ont fait par le passé, a-t-il ajouté. Les centres d’urgence veillent à ce que l’aide parvienne à ceux qui en ont besoin, et non aux autorités, et cela ne leur plaît pas. »
Omar Rigal*, un bénévole d’un centre d’urgence qui héberge et nourrit des personnes déplacées dans l’Etat de Sennar, a indiqué que son groupe a décliné les offres que les autorités lui ont faites pour travailler avec lui.
« Nous avons refusé parce que nous connaissons bien leurs intentions, a-t-il ajouté. Les autorités ne veulent pas fournir de vivres aux personnes déplacées ; elles ont leurs propres intérêts. Mais nous avons la confiance de la population et des marchands. »
Réticence des donateurs : ‘Nous privilégions une approche de partenariat’
Des membres de centres d’urgence ont indiqué que leurs initiatives reçoivent un soutien de la diaspora et de groupes locaux, notamment de mosquées, d’églises, d’entreprises locales et de commerçants du marché. Mais ils ont appelé à un soutien financier accru.
“The numbers fleeing are large and constantly increasing. We need intervention from capable international bodies.”
Ahmed Al-Tay, un membre d’un comité de résistance de Wad Madani, une ville située au sud-est de Khartoum, a indiqué que les personnes déplacées vivent dans des conditions difficiles et que les bénévoles ne peuvent améliorer leur situation qu’en partie.
« Il y a une grave pénurie de nourriture, et beaucoup de déplacés prennent à peine un repas par jour, a-t-il dit. Les gens manifestent de la bienveillance à l’égard des bénévoles, mais beaucoup d’entre eux – de plus en plus, en fait - s’enfuient. Nous avons besoin que des organismes internationaux compétents interviennent. »
Plusieurs ONG internationales apportent un appui aux centres d’urgence, ont indiqué certains responsables de l’aide humanitaire au New Humanitarian et à Ayin Media, bien que l’écrasante majorité des fonds octroyés par les donateurs soit toujours contrôlée par les agences de l’ONU et, dans une moindre mesure, par des ONG internationales.
Sara Abbas, de l’organisation Shabaka, a déclaré que les organisations internationales au Soudan sont davantage habituées à forger des partenariats avec des ONG nationales, qui opèrent très différemment des centres d’urgence des bénévoles, centres qui sont « agiles » et « flexibles ».
Mais la communauté internationale pourrait apporter un soutien plus important aux centres. La responsable d’USAID, Samantha Power, a déclaré en juin que l’agence peut opérer une transition et passer d’un modèle d’assistance qui dépend de l’ONU, à un système qui reconnaît les groupes d’entraide au Soudan.
Mais le soutien de la communauté internationale présente des inconvénients. Selon des humanitaires, ce soutien pourrait imposer aux centres d’urgence de fournir des informations importantes concernant les procédures, et il pourrait attirer l’attention des parties en conflit qui veulent contrôler l’aide humanitaire.
Plusieurs ONG internationales qui financent les centres d’urgence, conscientes de ces risques, ont décidé de ne pas s’exprimer publiquement sur les efforts qu’ils mettent en oeuvre, a indiqué un responsable de l’aide humanitaire qui a souhaité garder l’anonymat.
Sara Abbas a évoqué un autre risque : il se pourrait que les agences d’aide internationales sollicitent les bénévoles à court terme, uniquement dans le but d’atteindre les populations, au lieu de les considérer comme des partenaires sur le long terme pour apporter de l’aide au Soudan.
« Il est très important que les agences puissent actuellement passer par la société civile pour pouvoir répondre aux besoins sur le terrain, a dit Sara Abbas. Mais elle ne doit pas être considérée comme une solution provisoire. Nous essayons vraiment de privilégier une approche de partenariat. »
Un modèle pour l’avenir : ‘Remplacer l’Etat, dominant, par des conseils locaux’
Un membre du Comité de résistance, Mohamed Obaid, a estimé que les centres d’urgence ne doivent pas être considérés uniquement comme des groupes humanitaires. Il a précisé qu’ils ont en effet mis en place une nouvelle forme de prestation de service décentralisée, qui pourrait se substituer à l’Etat lui-même.
« Je vois cela comme une évolution normale pour ces groupes de jeunes soudanais qui introduisent l’autogouvernance dans leurs quartiers, qui remplacent l’Etat, dominant, par des conseils locaux… inspirés des revendications des gens, et pas des revendications des chefs de guerre », a-t-il dit.
Ibrahim, du centre d’urgence de Gerief West, estime que les principes des bénévoles contrastent fortement avec la politique de division des régimes soudanais passés et actuels.
« Nous devons nous élever contre la haine et le racisme, a-t-il déclaré. Ici, personne ne vaut plus qu’un autre. On ne vous pose pas de questions sur vos origines et on ne méprise personne. »
*Les noms ont été changés pour protéger l’identité des sources.
Ce reportage a été financé par le Fonds H2H du Réseau H2H, qui reçoit le soutien de UK aid.
Tom Rhodes a contribué au reportage depuis Nairobi, et Philip Kleinfeld depuis Londres. Rawh Nasir, qui fait partie du groupe de bénévoles du centre d’urgence de Gerief West, a contribué au reportage depuis Khartoum.
Edité par Andrew Gully.
Traduction de Béatrice Murail.