Le système de propriété foncière informel qui s’est instauré dans les camps de réfugiés au Kenya et ailleurs a permis l’émergence d’une activité entrepreneuriale. Non réglementé et corrompu, il expose toutefois certains réfugiés au risque de tout perdre.
« C’était plus qu’une simple source de revenus. C’était notre foyer. Maintenant qu’ils l’ont saisi et réattribué, ce n’est rien qu’un endroit qui vend de la bière ougandaise bon marché. »
L’e-mail de Daniel suggère une amère défaite. Il y a joint une photo le représentant, posant fièrement devant l’abri/atelier d’impression qu’il tenait avec sa femme dans l’un des camps de réfugiés de Kakuma, au nord-ouest du Kenya. L’aventure a soudainement pris fin il y a peu : Daniel a été accusé d’impayés de « loyer » par son propriétaire, appréhendé par la police pour n’avoir pas évacué son abri, expulsé, détenu et finalement relâché sans qu’un nouvel abri lui soit attribué.
La rue inondée de soleil de son ancien chez-lui grouille d’activité. Vendeurs, réparateurs de vélo et coiffeurs discutent avidement avec leurs clients et amis. En arrière-fond se fait entendre le fort grondement du groupe électrogène qui alimente les maisons et les commerces alentour. On est bien loin de l’image que l’on se fait d’un camp de réfugiés, peuplé de bénéficiaires de l’aide vivant oisivement sous des tentes.
« On ne fait pas de gros bénéfices », a dit Abdul, qui a fui la Somalie à la fin des années 90 et tient aujourd’hui un cinéma et un service de production d’électricité à Kakuma. « Nous gérons nos vies avec difficulté, mais nous remercions le ciel de ne pas avoir à mendier ou à confier la gestion de notre vie à d’autres. »
Les premiers réfugiés sont arrivés à Kakuma il y a plus de 25 ans. Au dernier recensement, les camps accueillaient 155 000 personnes. L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ne fournit pas d’électricité, uniquement de maigres rations de bois de chauffage. Ces dernières années, le Programme alimentaire mondial (PAM) a été contraint de réduire ses rations alimentaires mensuelles de près de la moitié. Une économie informelle s’est développée sur les camps pour combler les lacunes de la distribution d’aide et fournir un revenu minimum vital aux habitants.
« En tant que mère célibataire, la nourriture fournie par les Nations Unies ne suffisait pas », a expliqué Axlam, une Somalienne vivant à Kakuma. « Alors j’ai eu l’idée de confectionner des biscuits et de les vendre. » Les revenus tirés de la vente de biscuits lui permettent d’acheter plus de nourriture, ainsi que des fournitures scolaires et des médicaments pour ses enfants.
La plupart des commerces du camp — des restaurants, des salons de coiffure et même un cybercafé — occupent d’anciens abris reconvertis en boutique. Chaque nouvel arrivant se voit attribuer un abri gratuitement, de façon aléatoire là où il y a une place de libre. Or l’emplacement a son importance, surtout pour les entrepreneurs comme Axlam : les commerces prospèrent à proximité des zones de marché et de l’allée principale.
Lorsqu’il est arrivé il y a quatre ans après avoir fui la répression politique en Éthiopie, Daniel s’est vu allouer un abri dans le camp relativement éloigné de Kakuma 3. Daniel avait besoin d’argent pour payer les médicaments de sa femme, atteinte d’une maladie rénale chronique. Avec le projet d’ouvrir un petit atelier d’impression au marché pour bénéficier d’une clientèle et de l’accès à l’électricité, il a conclu un accord informel avec un autre réfugié vivant dans la zone de marché et ayant agrandi son abri. Daniel s’est engagé à lui verser 5 000 shillings kényans par mois (environ 50 dollars) pour deux chambres : l’une pour vivre, et l’autre pour sa boutique. La concession de l’abri devait lui être transférée une fois toutes les traites versées, pour un total de 200 000 shillings kényans (1 915 dollars).
Un marché « immobilier » informel
Le HCR encourage l’autonomie financière des réfugiés. Avec la multiplication des crises de réfugiés et le manque croissant de financements, promouvoir les moyens de subsistance des réfugiés est plus que jamais au cœur des préoccupations de l’agence. Mais dans des pays comme le Kenya, où le gouvernement hôte restreint la liberté de mouvement et le droit au travail des réfugiés et où ces derniers restent majoritairement confinés dans des camps reculés, l’agence est confrontée à un dilemme. Le marché « immobilier » informel de Kakuma contrevient à sa politique de fourniture gratuite d’abris, mais faute de voie officielle permettant d’acquérir un emplacement commercial, c’est l’unique recours dont disposent les entrepreneurs vivant au camp.
Le phénomène n’est pas propre à Kakuma. Dans les camps de réfugiés en Ouganda, les autorités se sont plaintes que certains réfugiés vendaient leur lopin de terre à d’autres réfugiés avant de partir. Les concessions de parcelle agricole du camp de Nakivale font ainsi l’objet d’un commerce de la part de Somaliens désireux de se constituer un capital de départ pour ouvrir un commerce à Kampala. Rayyar Marron a décrit le système immobilier informel mis en place par les réfugiés palestiniens dans les camps gérés par l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) au Liban. Un système analogue s’est instauré au camp de Zaatari en Jordanie, où les abris situés dans la zone de marché Champs-Élysée se « louent » cher.
Ce système informel permet aux réfugiés actifs de gagner leur vie. Les revenus tirés de la vente d’abris et de commerces peuvent aider certains réfugiés à financer leur rapatriement ou faciliter leur transition vers des pays de réinstallation.
Mais ce marché immobilier informel favorise également les litiges et la corruption.
Les réfugiés quittant Kakuma sont tenus de rendre leur abri au Département des affaires relatives aux réfugiés (DRA) du gouvernement kényan — récemment restructuré en Secrétariat des affaires relatives aux réfugiés — pour réattribution. Cependant, bon nombre de réfugiés partent s’installer à Nairobi sans en avertir le DRA et certains « rétribuent » les fonctionnaires du DRA pour conserver leur concession. Il arrive que des réfugiés sur le point d’être réinstallés dans un pays tiers ou d’être rapatriés « vendent » leur abri à d’autres réfugiés avant leur départ. Un pot-de-vin est versé à un fonctionnaire du DRA, qui se charge de mettre la concession au nom de l’acheteur.
Daniel était sur le point de venir à bout de ses 200 000 shillings kényans de traites lorsque son « propriétaire » est parti pour Nairobi. En manque d’argent, il a décidé de vendre l’abri à un autre réfugié. Sommé de quitter les lieux, Daniel a refusé. Son propriétaire a porté plainte auprès de la police, de l’argent est passé de mains en mains et Daniel s’est fait expulser de son abri.
Il est fréquent que le HCR tente de résoudre ce type de litiges, mais son rôle de médiateur reste officieux. Lorsqu’il est fait appel à la police, l’agence est écartée.
« La police est censée s’occuper des conflits fonciers et déférer l’affaire pour résolution », a dit un réfugié rompu aux litiges liés aux abris. « Mais lorsqu’il y a de l’argent en jeu, elle empoche des pots-de-vin des deux côtés. Celui qui paie le plus finit généralement par l’emporter. »
Les réfugiés-entrepreneurs ayant les moyens de verser de plus gros pots-de-vin se constituent ainsi un bon portefeuille d’abris, et deviennent ce que certains qualifient de « magnats de l’immobilier informel ».
Protéger les avoirs des réfugiées
En 2015, le HCR a signé un accord avec le gouvernement du comté de Turkana pour créer un nouveau camp de réfugiés à Kalobeyei, juste au nord du camp de Kakuma. Les réinstallations ont débuté l’an dernier. Pour le HCR, Kalobeyei symbolise une nouvelle approche de l’aide aux réfugiés privilégiant l’autonomie des réfugiés et des communautés hôtes tout aussi appauvries.
Un fonctionnaire du HCR a expliqué à IRIN que le développement commercial du camp de Kalobeyei se ferait en favorisant les activités de marché informelles : « Nous souhaitons qu’ils s’organisent entre eux : les commerçants [réfugiés] et la communauté hôte. Notre travail consistera à créer l’environnement propice en délimitant des espaces commerciaux. »
Mais favoriser les activités commerciales informelles n’équivaut pas à protéger les biens et les avoirs des réfugiés. L’absence de système juridique régissant la propriété à Kalobeyei pourrait engendrer un sentiment de vulnérabilité chez les entrepreneurs, et les dissuader d’investir dans des actifs immobiliers. Comme l’a confié Daniel à IRIN : « J’avais le projet de développer mon atelier, d’en faire quelque chose de grand. Le potentiel, je l’avais. Mais si l’on doit craindre qu’on nous déloge un jour... investir n’est plus une option. »
Jeff Crisp, l’ancien responsable du Groupe chargé de l’évaluation et de l’analyse de la politique générale (GEAP) du HCR a dit à IRIN : « Au nombre des problèmes de protection auxquels les réfugiés établis dans des camps doivent faire face, ceux découlant du marché informel des parcelles et des abris sont les moins bien documentés et les moins bien compris par les organisations d’aide humanitaire.
Il faut leur accorder bien plus d’attention si l’on souhaite que les réfugiés réalisent pleinement leur potentiel entrepreneurial. »
Mais le HCR est confronté à une situation politique difficile au Kenya. Pris en étau entre un gouvernement local avide d’affecter les ressources humanitaires aux électeurs locaux, et un gouvernement national qui s’est engagé à fermer Dadaab — le plus grand complexe de réfugiés du pays — d’ici la fin mai, le HCR n’a guère de latitude pour défendre les droits des réfugiés. De plus, il n’existe pas de cadre juridique permettant à l’agence de réguler la propriété et l’utilisation des terres.
Le HCR et les groupes de défense des réfugiés militent actuellement pour que soit déposé un projet de loi actualisant la législation kényane relative aux réfugiés. Le projet de loi prévoit la protection des biens meubles et immeubles, et la création d’un fonds destiné à compenser les réfugiés pour leurs biens détenus légalement en cas de réinstallation ou de rapatriement. Mais ces protections ne s’appliqueraient pas aux zones désignées comme des camps, obligeant les réfugiés à gagner leur vie au travers d’une économie informelle non régulée.
Daniel et sa femme, qui est enceinte de leur premier enfant, sont hébergés par des amis en attendant qu’un nouvel abri leur soit attribué. Après avoir perdu trois ans d’investissements dans le litige l’opposant à son propriétaire, Daniel ignore comment trouver les fonds pour rouvrir son atelier.
« C’est comme si je recommençais de zéro. Moins que zéro, même. »
(PHOTO D’EN-TÊTE : une réfugiée dans son abri reconverti en boutique, dans le camp de Kakuma)
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