Pas vraiment, en réalité. Demandez donc à Ismail Yousif, un homme de 51 ans originaire d’Hasaka, dans le nord-est de la Syrie. Après avoir fui vers la région kurde semi-autonome d’Irak en 2013, lui et sa famille ont cherché refuge dans un camp. Mais il n’y avait pas de place pour eux. Aujourd’hui, ils louent un petit logement où les eaux usées suintent sur le sol.
« Personne ne s’inquiète de savoir si nous sommes affamés ou si nous mourons », a-t-il dit à IRIN.
L’image des Syriens réfugiés dans des camps poussiéreux est l’un des clichés préférés des responsables politiques et des médias. « [P]rès de quatre millions de Syriens croupissent dans des camps en Turquie, au Liban et en Jordanie », déplorait un article de The Independent. Les politiciens eux aussi font référence aux réfugiés qui « croupissent » « dans les camps » et les bailleurs de fonds se vantent de contribuer à la gestion de ces camps, même là où il n’y en a pas.
Pour la grande majorité des réfugiés syriens, la réalité est plus proche de celle de M. Yousif. Selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), sur les quatre millions de Syriens qui ont fui la guerre qui déchire leur pays depuis quatre ans, plus de 3,5 millions vivent dans des villes et villages de Turquie, du Liban, de Jordanie et d’Irak. La crise des réfugiés syriens affecte également ces communautés d’accueil.
« Pas tellement différent de la vie dans les camps »
Jusque récemment, la majorité des réfugiés syriens au Kurdistan vivaient en milieu urbain et payaient un loyer. Presque toute l’aide humanitaire est cependant affectée aux camps.
Au début de l’année, la région s’est retrouvée dans une situation financière désastreuse. L’autoproclamé État islamique (EI) s’approchait du Kurdistan et les investissements ont diminué, ce qui a fait grimper le chômage. Bagdad a par ailleurs différé l’allocation budgétaire d’Erbil pour punir le Gouvernement régional du Kurdistan d’avoir exporté son pétrole sans passer par les autorités fédérales. Les fonctionnaires n’ont donc pas été payés pendant des mois.
Le secteur de l’immobilier bas de gamme a été particulièrement touché. Alors qu’il subissait déjà les déplacements internes dus à l’EI, il lui a été difficile de faire de la place aux réfugiés venant de l’étranger.
N’ayant plus les moyens de se loger, de nombreux Syriens en Irak ont alors dû s’installer dans des camps. En 2013, on estimait à 38 500 le nombre de Syriens vivant dans trois camps, l’un au Kurdistan et les deux autres dans le centre de l’Irak. Ils sont maintenant 94 000, répartis dans 10 camps. De tous les pays de la région comptant un nombre important de réfugiés syriens, l’Irak est celui où la proportion vivant dans des camps est la plus grande, même si elle ne s’élève qu’à 38 pour cent.
Lorsque M. Yousif, sa femme Habiba et leurs trois fils adolescents sont arrivés au Kurdistan en février 2013, ils ont commencé par chercher un logement en location. Ouvrier du bâtiment, M. Yousif ne pouvait pas travailler à cause d’un mal de dos chronique. Ses fils ont donc arrêté l’école pour travailler dans la construction à Erbil. Lorsque la crise financière a commencé à se faire sentir début 2015, la construction du centre commercial à laquelle ils participaient a été mise en veilleuse et ils ont perdu leur gagne-pain du jour au lendemain.
Même leur source de revenus la plus faible s’est tarie. « Mon fils de 14 ans lavait des voitures pour un très faible salaire, parce qu’il n’avait pas l’âge légal », a dit M. Yousif à IRIN. Pour une journée de 12 heures, il gagnait environ sept dollars. « Il a perdu son emploi, car l’entreprise de lavage de voiture a fermé elle aussi. »
La famille a déménagé dans un camp de réfugiés proche en avril 2015, mais il était tellement surpeuplé qu’après quelques semaines dans des conditions de vie misérables, ils ont décidé de repartir. Quelqu’un a dit à Yousif qu’aucun autre camp ne les accepterait. Ils n’ont donc pas eu d’autre choix que de retrouver un logement en location, même s’ils n’en avaient pas les moyens.
Leur logement actuel a les portes et les fenêtres cassées. « Les salles de bain sont très vieilles et le système d’égout ne fonctionne pas bien », a dit M. Yousif.
Prêts à tous pour avoir un toit, les réfugiés comme M. Yousif payent souvent bien cher pour des logements délabrés. « Ils payent bien plus qu’ils devraient au vu de la qualité de leurs logements », a dit à IRIN Amelia Rule, conseillère en hébergement pour CARE International. Nombre d’entre eux se retrouvent dans des immeubles surpeuplés et insalubres, dans des garages ou dans des chantiers et vivent sous la menace constante d’être expulsés.
« J’ai loué cet endroit parce que c’était le moins cher. Je suis juste inquiet pour l’hiver, car il va faire très froid », a expliqué M. Yousif. Au Kurdistan, les températures en hiver sont négatives. « Nous avons l’électricité cinq heures par jour et le combustible pour le chauffage coûte cher (un dollar le litre). Ce n’est donc pas très différent de la vie dans les camps. »
Tensions
Au Kurdistan, d’après le HCR, il n’y a « pas de fonds pour aider les familles de réfugiés qui ne vivent pas dans les camps ». Les Syriens réfugiés au Liban, en Jordanie et en Turquie ont eux aussi vu leurs allocations logement baisser ou disparaître, en partie à cause du manque de fonds. Les Nations Unies ont dit avoir besoin de 4,5 milliards de dollars pour aider les réfugiés syriens en 2015, mais n’en ont reçu que 2,21 milliards.
Selon certains experts, le choix de ne pas aider les réfugiés qui, comme M. Yousif, louent un logement représente une fausse économie. « L’aide en milieu urbain est peu chère parce que nous n’avons pas besoin de créer et de maintenir des services collectifs tels que des écoles et des dispensaires », a expliqué Tom Corsellis, directeur de Shelter Centre, qui apporte son expertise et son aide aux organisations humanitaires qui interviennent dans l’installation et la reconstruction. Dans les camps, les organisations humanitaires doivent en effet fournir tous ces services très onéreux.
M. Corsellis a cependant ajouté que certains services partagés par les réfugiés et les communautés d’accueil, tels que les canalisations et les infrastructures électriques, manquaient d’aide humanitaire.
Au Liban, l’État n’a pas autorisé la création d’un seul camp de réfugiés officiel pour les Syriens. Il s’agit en effet d’un sujet politique sensible depuis leur expérience avec les réfugiés palestiniens. Dans ce pays, 85 pour cent des réfugiés louent des logements ou vivent dans des bâtiments en construction.
Leur contribution à l’économie libanaise, rien que par les loyers, est estimée à 36 millions de dollars par mois. Mais selon un rapport de CARE International, la « pression sur les infrastructures et services libanais a un effet déstabilisateur. »
À Tripoli, au Liban, l’aide a par contre accentué les tensions entre les Libanais pauvres et les Syriens. « Les réfugiés syriens qui recevaient de l’argent pour les loyers à des taux relativement élevés étaient les locataires les plus convoités », est-il écrit dans le rapport, « et les propriétaires choisissaient souvent ces familles au détriment d’éventuels locataires libanais. »
« La difficulté, c’est que beaucoup de financements sont directement destinés aux seuls réfugiés syriens, ce qui rend difficile la mise en oeuvre de programmes pour des quartiers entiers », a dit Mme Rule, de CARE.
Les subventions en espèces pour les réfugiés n’étant pas une solution viable, des organisations comme CARE et le Conseil norvégien pour les réfugiés donnent la priorité à l’aménagement urbain. Restaurer les canalisations, réparer les portes et fenêtres et rénover les rues délabrées sont autant de manières de persuader les propriétaires d’offrir un logement gratuit ou peu cher aux réfugiés. Plus important encore, les investissements dans les infrastructures profitent aussi aux Libanais.
Mme Rule a reconnu que cette stratégie risquait d’en faire sourciller certains. « Nous entrons dans le domaine du développement, il faut donc plus de flexibilité de financement. » Mais si les bailleurs de fonds européens veulent que la crise des réfugiés soit contenue au Moyen-Orient, il faut peut-être qu’ils cessent de ne s’intéresser qu’aux camps et qu’ils investissent dans les infrastructures des pays d’accueil.
Retour à la guerre ?
Aujourd’hui, la réduction de l’aide en pousse même certains à retourner dans la Syrie en guerre.
« Nous avons observé une hausse majeure du nombre de réfugiés syriens retournant dans leur pays », a dit à IRIN Cate Osborn, conseillère en protection et en plaidoyer pour le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) en Jordanie. Un record de 340 retours quotidiens a été atteint en septembre. Au mois d’août, près de 4 000 Syriens réfugiés en Jordanie sont rentrés dans leur pays.
« Ces gens disent au personnel du NRC que l’incapacité de pourvoir à leurs besoins essentiels [est un facteur] important », a expliqué Mme Osborn, en citant plus particulièrement la baisse des aides du Programme alimentaire mondial : 229 000 réfugiés en milieu urbain se sont vu retirer leur aide alimentaire en septembre, ce qui leur laisse moins d’argent pour le loyer. « Ils voient qu’il n’y a plus de solution viable pour rester en Jordanie », a ajouté Mme Osborn.
Ce phénomène s’étend au-delà de la Jordanie. Selon un rapport, 94 000 réfugiés syriens auraient quitté la Turquie pour retourner en Syrie depuis un an. Certains rentrent pour vendre des biens et réunir de l’argent pour se rendre en Europe. La maison de M. Yousif à Hasaka valait 40 000 dollars, mais il l’a vendue le mois dernier pour seulement 6 000 dollars, juste assez pour aider son fils à se rendre clandestinement en Allemagne.
M. Yousif ne prévoit pas de retourner en Syrie, qu’il qualifie de champ de bataille de la « troisième guerre mondiale ». Tout compte fait, une mauvaise plomberie est peut-être ce qu’il peut trouver de mieux.
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