An investigation by
Des allégations d'abus sexuels perpétrés par des humanitaires dans un camp géré par l'ONU au Soudan du sud ont émergé pour la première fois en 2015, deux ans après le début de la guerre civile. Sept ans plus tard, non seulement de nouvelles allégations apparaissent, mais leur nombre a augmenté récemment, selon une enquête réalisée par The New Humanitarian et All Jazeera.
Aperçu : allégations d'abus sexuels perpétrés par des humanitaires à Malakal
- Certains responsables étaient au courant de ces abus dès 2015 ; certaines victimes étaient mineures
- Des employés de l'OIM, de MSF, du PAM et de World Vision ont été explicitement désignés comme les auteurs présumés
- Malgré la mise en place d'un groupe de travail de l'ONU, les stratégies élaborées pour mettre fin aux abus se sont révélées en deçà des attentes
- Le manque de soutien apporté aux victimes a été mentionné dans une évaluation externe
- Des habitant.e.s du camp ont indiqué que des soldats de maintien de la paix de l'ONU ont versé des pots-de-vin pour avoir des rapports sexuels avec des femmes
- Les différences de pouvoir et la dynamique des rapports hommes-femmes ont contribué à cette exploitation
Ces révélations interviennent à un moment particulièrement inquiétant. Des responsables de l'ONU indiquent que quelque 5 000 personnes supplémentaires pourraient être en route vers le site de Protection des civils (PoC) à Malakal, fuyant des violences qui ont causé la mort de pas moins de 300 personnes. Certaines des victimes se sont noyées dans une rivière alors qu'elles tentaient de fuir les combats.
Des habitant.e.s du camp disent craindre que cette nouvelle vague de violence ne se propage dans le camp de l'ONU : des affrontements entre les membres des communautés Shilluk et Nuer dans le camp ont déjà éclaté récemment. Si le camp est plus peuplé, les habitant.e.s craignent qu'il y ait davantage de cas d’exploitation et d'abus de nature sexuelle qui, selon leurs dires, sont ignorés la plupart du temps, malgré la mise en place d'un groupe de travail spécifique de l'ONU pour lutter contre ce fléau.
Les premières allégations d'abus sexuels ont émergé peu après l'ouverture du camp, fin 2013, mais l'ampleur de ces abus s'est accrue, selon certain.e.s humanitaires, des habitant.e.s du camp et des victimes interviewées par The New Humanitarian et Al Jazeera, un phénomène confirmé par l'analyse de documents de l'ONU et d'ONG.
Une femme a indiqué qu'elle est tombée enceinte d'un employé sud-soudanais du Programme alimentaire mondial (PAM) en 2019. Bien que cette relation ait été librement consentie, la plupart des organisations humanitaires, notamment le PAM, interdisent les relations sexuelles entre leurs employés et les personnes qui bénéficient de l'aide, et ce en raison des déséquilibres évidents en termes de rapports de force. En décembre 2021, cette femme a déclaré à des journalistes qu'elle était tellement préoccupée par ces abus sexuels à répétition qu'elle donnait des contraceptifs à son aînée, qui a aujourd’hui 15 ans.
Une autre femme a indiqué qu'elle avait 15 ans quand un Sud-soudanais qui travaillait pour World Vision l'a violée et qu'elle est tombée enceinte. Craignant pour son avenir, elle a ajouté qu'elle avait tenté de se pendre avant de décider de quitter le camp pour tenter d'améliorer son sort.
L'organisation World Vision a indiqué qu'elle ouvrait immédiatement une enquête sur le cas de cette femme, tandis que le PAM a déclaré qu'il ne faisait pas de commentaires sur les cas particuliers.
Les allégations de ces deux femmes concordent avec celles d'autres habitant.e.s du camp. Il s'agit de témoignages circonstanciés que l’on trouve dans un rapport du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), envoyé aux agences humanitaires le 5 octobre 2020 et communiqué au New Humanitarian et à Al Jazeera par un.e humanitaire qui a requis l'anonymat par crainte de représailles.
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“L’exploitation sexuelle est une réalité quotidienne… Elle est perpétrée principalement par des humanitaires. »
Dans ce rapport, les habitant.e.s ont indiqué que l'exploitation sexuelle, perpétrée principalement par des humanitaires, était une réalité « quotidienne » ; que des employés de l'ONU et d'ONG louaient des maisons dans le camp pour avoir des rapports sexuels avec des femmes; et que des soldats de maintien de la paix de l'ONU versaient des pots-de-vin pour avoir accès aux femmes. Des habitant.e.s du camp ont aussi indiqué que trois jeunes filles avaient été violées par un enseignant en 2018 et qu'elles étaient tombées enceintes. Certaines écoles du camp reçoivent un soutien financier de l'ONU et de certaines ONG.
Les témoignages de personnes ayant été victimes d'abus sexuels ont continué à affluer pendant au moins 18 mois après la parution du rapport. « J'ai été très inquiète quand j’ai reçu des informations au sujet du nombre accru de cas d’exploitation et d'abus de nature sexuelle sur le site de Protection des civils à Malakal », a déclaré Sara Beysolow Nyanti, numéro deux de la mission de maintien de la paix de l'ONU au Soudan du Sud dans une lettre datée du 21 mars 2022. Ce courrier a été envoyé à 17 organisations humanitaires travaillant dans le camp, ainsi qu'à des groupes de coordination du camp. The New Humanitarian et Al Jazeera ont obtenu une copie de cette lettre, qui n'a pas été rendue publique.
Sara Beysolow Nyanti, qui a pris ses fonctions en janvier 2022, a ajouté que cette augmentation avait été mentionnée lors d'une réunion avec des partenaires humanitaires à Malakal, où vivent actuellement quelque 37 000 personnes.
Elle a informé des journalistes dans un email datant du 12 août que la lutte contre ces abus est l'une de ses « principales priorités », mais elle n'a fait aucun commentaire sur les raisons de l’échec des stratégies adoptées par le passé.
Le fait qu'un accroissement des abus sexuels est mentionné, alors que des responsables de l'aide ont refusé de donner des informations sur des cas particuliers et n'ont pas été en mesure de dresser un tableau plus complet de la situation, nous permet de nous faire une idée – fait rare - de ce problème largement passé sous silence. Un problème qui continue de poursuivre l'ONU et le secteur de l'aide humanitaire.
Les organisations humanitaires reconnaissent que la résolution de ces problèmes d'abus sexuels se heurte à des obstacles. Leurs représentants ont déclaré à des journalistes qu'ils travaillent pour mieux faire connaître cette exploitation sexuelle et les moyens de la signaler. Parmi les mesures adoptées : des discussions avec la communauté, la diffusion de messages à la radio et de numéros d'assistance téléphonique pour sensibiliser davantage la population.
Bien que certaines femmes aient déclaré que les rapports sexuels en question étaient librement consentis, elles ont aussi indiqué aux journalistes qu'elles n’avaient pas d'autres moyens pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, sans l'argent ou les cadeaux donnés par ces hommes. Elles ont ajouté qu'elles craignaient que ce soutien financier ne se tarisse si elles cessaient d'avoir des rapports sexuels avec les humanitaires.
« L’exploitation et les abus de nature sexuelle sont une conséquence d'abus plus généraux tels que l'abus de pouvoir et l'inégalité entre les sexes, qui sont enracinés dans les structures et les pratiques sociales et institutionnelles », a indiqué Peterson Magoola, porte-parole de ONU Femmes, dans un email adressé aux journalistes. ONU Femmes co-préside le groupe de travail depuis 2018.
Selon l'ONU, l'exploitation sexuelle est définie comme l'abus ou la tentative d'abus du fait de sa position de pouvoir, en profitant de la vulnérabilité d'autrui ou de sa confiance, et ce à des fins sexuelles. L'ONU l'interdit parce qu'elle repose sur des relations inégales. Elle fait remarquer que toute transaction effectuée pour avoir des rapports sexuels – des cadeaux ou un soutien financier – est un exemple de ce rapport de forces inégal.
« Peu importe s'il y a consentement ou non. Même si une personne accepte un cadeau ou un soutien financier... la transaction est tout de même assimilable à de l'exploitation », peut-on lire dans un guide.
Le bureau du Secrétaire général de l'ONU, António Guterres, n'a pas répondu à temps à une demande de commentaire au sujet de cette enquête du New Humanitarian et d'Al Jazeera avant sa publication.
Refuge provisoire
La mission de maintien de la paix de l'ONU au Soudan du Sud a ouvert ses bases à plus de 200 000 personnes au début de la guerre, en 2013 : une initiative sans précédent dans l'histoire des missions de maintien de la paix de l'ONU qui ont permis de sauver des milliers de vies. Malakal était l'un de ces sites, et il était censé être un refuge provisoire.
D'autres camps de civils dans tout le pays étaient sous la protection de l'ONU jusqu'à l'année dernière, quand tous, sauf celui de Malakal, ont été placés sous contrôle gouvernemental.
En effet, en raison des tensions ethniques et politiques exacerbées aux abords de la ville de Malakal, et des combats continus entre les forces soutenues par le gouvernement et l'opposition, on a considéré qu'il était trop risqué de modifier le statut du camp, et il est resté sous le contrôle de l'ONU.
Outre les défis rencontrés pour intervenir au Soudan du Sud, comme les difficultés d'accès ainsi que l'insécurité et la réduction des financements, la chronologie des événements à Malakal suggère aussi une kyrielle de défaillances systémiques et d'occasion manquées par le secteur de l'aide humanitaire. Cette chronologie témoigne par ailleurs d’une véritable trahison envers les femmes et les jeunes filles vulnérables qui ont trouvé refuge dans le camp.
« Ceux qui se livrent à une exploitation et à des abus de nature sexuelle à l’encontre de femmes sur les [sites de protection] sont les mêmes qui sont censés être à leur service et les protéger ; la vie entière de ces femmes dépend de ces humanitaires », a déclaré Aluel Atem, économiste sud-soudanaise spécialiste des questions de développement et militante féministe. Elle a effectué des recherches sur la violence liée au genre au Soudan du Sud et a produit des écrits à ce sujet.
La dynamique culturelle, politique et liée au genre qui prévaut au Soudan du Sud complique les choses.
« Au niveau communautaire, [l’exploitation et les abus de nature sexuelle] ne sont pas perçus comme une violation des droits des femmes et des enfants en tant qu’individus, mais plutôt comme une violation de la propriété, pour laquelle la famille devrait recevoir un dédommagement ou obtenir une garantie de mariage pour leurs filles », selon un rapport de stratégie pour le mandat du groupe de travail dirigé par l’ONU sur la période 2018-2021.
Bien que l’ONU et la plupart des ONG internationales interdisent les relations de nature sexuelle avec les bénéficiaires de l’aide, plusieurs humanitaires sud-soudanais, qui ont accepté de parler aux journalistes sous couvert d’anonymat par crainte de perdre leur emploi, ont estimé qu’ils devraient être autorisés à avoir des relations avec des femmes dans le camp. Certains ont indiqué que c’était un des seuls moyens à leur disposition pour qu’ils puissent trouver une épouse et fonder une famille.
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« Les membres du personnel et les contractuels qui participent aux opérations de maintien de la paix et apportent de l’aide humanitaire ont des connaissances limitées sur les comportements acceptables… ».
Beaucoup d’humanitaires sud-soudanais vivent dans le camp, au milieu des habitant.e.s, et ont eux-mêmes été déplacés ou traumatisés par la guerre.
En dépit d’un fragile accord de paix qui remonte à 2018 – le second à avoir été signé pour tenter de mettre fin à une guerre civile qui a fait près de 400 000 victimes – les violences faites aux femmes ne cessent d’augmenter au Soudan du Sud.
Adeyinka Badejo, directrice pays suppléante du PAM et co-présidente du groupe de travail dirigé par l’ONU qui a pour objectif de prévenir de tels abus, a indiqué dans une réponse écrite aux journalistes que la mise en oeuvre de mesures de prévention avaient été perturbée en raison de la pandémie de COVID-19.
Shortly after a UN sex abuse scandal involving children in Central African Republic was exposed in 2015, UN Secretary-General António Guterres vowed sweeping reforms to stamp out sexual abuse and exploitation.
One of those measures was to implement dedicated task forces to tackle the problem.
The initial framework for a UN-led task force was initiated in 2007 to deal with sexual abuse and exploitation across South Sudan, but it was revamped in 2016, and to be led by the UN Population Fund (UNFPA) and UN Women.
In 2018 – the same year UN peacekeepers were alleged to have raped two girls in South Sudan – it was revamped again with the injection of $660,000 – $90,000 a year for the coordinator’s salary each year and $100,000 for victim assistance. The Malakal task force was only established in October 2021 – nearly eight years after the site was opened and after year upon year of cases being reported and concerns raised.
Like all such task forces, the South Sudan unit does not carry out its own investigations and lacks the capacity to assess whether UN agencies or NGOs conduct adequate investigations. Its primary function is that of a clearinghouse that also provides training on sexual exploitation, abuse, and harassment.
Here is a look at other task forces around the world, according to Global Dashboard, which tracks inter-agency measures designed to prevent and tackle sexual abuse.
DRC: One the largest budgeted task forces is in the Democratic Republic of Congo, where a sex abuse scandal involving aid workers during the 2018-2020 Ebola outbreak was uncovered by The New Humanitarian and the Thomson Reuters Foundation. The 2020-2023 task force budget was more than $2.5 million. According to the Global Dashboard, $1.5 million was allocated for 2021.
Sudan: The estimated budget for 2019 to 2020 was $850,000. Like most task force funding, the money comes from a variety of donor countries, organisations, and funding pools. According to the dashboard, the taskforce received $370,000 in 2021.
Central African Republic: The plan comes to around $500,000, but an overall total and information of funding breakdowns weren’t immediately clear. This was one sex abuse scandal that made headlines around the world and proved a major embarrassment to the UN. More than 130 women and girls accused UN peacekeepers of sexual abuse and exploitation. An independent panel found that the UN’s lack of response allowed abuse – some of which involved young children – to occur and continue.
Palestine: This task force was established in the occupied territories in April 2018. In 2020, it was entirely funded by UNICEF for $500,000, close to the three-year budget for the South Sudan task force.
Mali: Its three-year budget for 2019-21 was $330,000. According to the Global Dashboard, only $70,000 was allocated in 2021. Since 2015, there have been several sexual abuse or exploitation allegations against personnel linked to the UN’s MINUSMA peacekeeping mission, according to the UN database.
Afghanistan: This task force was established in 2016. Funding was roughly $30,000 in 2021.
Préjudice évitable
Une évaluation à mi-mandat du groupe de travail dirigé par l’ONU et réalisée entre août 2018 et décembre 2020, fait état de préoccupations concernant les soins proposés aux rescapées, ainsi que les mesures de sécurité et de protection prises pour les rescapées et les témoins. Elle déplore aussi le manque d’uniformisation des normes pour la diminution des risques au sein des ONG et des agences de l’ONU. Ce rapport, qui souligne également que les agences de l’ONU et les ONG recueillent des données de manière inégale, a été communiqué par un.e humanitaire qui a requis l’anonymat par crainte de représailles.
Cette évaluation a aussi révélé qu’entre août 2018 et décembre 2020, seul un tiers des cas ont reçu une assistance aux victimes, et moins de la moitié de ces affaires ont été classées sans suite dans l’année. Le rapport n’indique pas le nombre total de cas sur cette période.
En l’espace d’une semaine, The New Humanitarian et Al Jazeera se sont entretenus avec plusieurs femmes dans le camp. Elles ont dit avoir été abusées ou exploitées sexuellement par des humanitaires. Les journalistes ont aussi pris connaissance d’une dizaine de documents qui montrent que l’ONU et les organisations humanitaires étaient au courant de ce problème depuis des années.
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« Pas de conclusions ou de résultats spécifiques pour assurer la sécurité et la protection des rescapées, des témoins, des plaignantes ou des personnes mises en cause. »
Les journalistes ont aussi rencontré des humanitaires qui travaillaient dans le camp depuis longtemps, et qui ont déclaré que ce problème avait empiré au fil des années. Bien qu’il n’y ait pas eu de système central pour prévenir, consigner et gérer les cas d’abus et d’exploitation de nature sexuelle quand le camp a été ouvert fin 2013, ces humanitaires ont ajouté que les organisations ont commencé à être averties dès 2015.
En 2018, l’alerte a été donnée : le camp surpeuplé était particulièrement dangereux pour les femmes et les jeunes filles. C’était lié, en partie, au fait que les humanitaires avaient « une connaissance insuffisante des politiques et des procédures », selon un document de planning pour le groupe de travail dirigé par l’ONU. Ce document a été communiqué aux journalistes par un.e humanitaire qui a requis l’anonymat, n’étant pas autorisé.e à le diffuser.
Les discussions sur l’exploitation sexuelle à Malakal sont devenues omniprésentes en 2019, au point que des musiciens sud-soudanais, invités à se produire lors d’une soirée organisée à l’occasion des fêtes de fin d’année, l’ont évoquée en shilluk, leur langue. Ils ont accusé les humanitaires d’ « exhiber leurs radios VHF et d’exploiter des femmes en situation de pauvreté », selon un.e humanitaire expatrié.e qui a assisté à cette soirée et qui a accepté de parler aux journalistes sous couvert d’anonymat par crainte de représailles.
En 2020, le Conseil danois pour les réfugiés (DRC), une ONG qui travaille dans le camp, avait pris note du manque de progrès réalisé sur la question, selon un rapport confidentiel du DRC de la même année communiqué par un.e humanitaire qui a requis l’anonymat, étant donné la nature sensible de son contenu.
On pouvait lire dans ce rapport que le DRC était préoccupé parce que le groupe de travail dirigé par l’ONU à Malakal était devenu moins efficace entre 2019 et 2020, quand il y a eu un renouvellement de personnel ; que des groupes communautaires et des humanitaires s’inquiétaient d’un manque de suivi des affaires ; et que les plaignant.e.s avaient été laissé.e.s dans l’ignorance sur l’évolution de leur dossier.
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“...des membres du personnel du Conseil danois pour les réfugiés avaient eu connaissance sur le terrain de certains faits d’exploitation et d’abus de nature sexuelle perpétrés par des humanitaires et des forces de maintien de la paix en 2019 et, vraisemblablement, plus tôt… »
Dans ce même rapport, le DRC notait également le risque potentiel que représentaient les soldats de maintien de la paix de l’ONU.
Le camp de Malakal est situé à deux pas de la base de la force de maintien de la paix de l’ONU. Des casques bleus montent la garde à l’entrée du camp et y effectuent des patrouilles régulières.
« Des études ont montré que dans les lieux qui se trouvent à proximité de forces armées, notamment les forces déployées dans le cadre de forces de maintien de la paix de l’ONU, les personnes vulnérables courent un plus grand risque d’être victimes d’exploitation et d’abus de nature sexuelle », pouvait-on lire dans ce rapport. Il faisait également remarquer que la présence à long terme de forces de maintien de la paix dans une zone restreinte ayant un accès régulier au camp, associée à une carence de systèmes de justice pénale et de formation, augmentait le risque d’exploitation et d’abus de nature sexuelle.
James Curtis, directeur exécutif du Conseil danois pour les réfugiés en Afrique de l’est et dans la région des Grands lacs, a indiqué aux journalistes dans un email du 16 août 2022 que le DRC appelait depuis longtemps au renforcement des mesures et estimait que les cas d’abus sexuels signalés étaient « extrêmement troublants ».
« Les faits qui sont rapportés sont très graves, et le DRC est résolu à être partie prenante pour trouver une solution à ce problème », a déclaré James Curtis, ajoutant que le DRC avait consigné quatre cas de comportements sexuels abusifs à Malakal entre 2015 et 2018. L’un était avéré, mais James Curtis n’a pas donné de détails, invoquant des questions de droit et de confidentialité.
Trahies
Entre 2013 et 2018, les signalements d’abus sexuels concernant les ONG et les agences de l’ONU et leur enregistrement dans tout le pays variaient considérablement. La prolongation du mandat du groupe de travail en 2018 était censée changer cet état de fait.
Depuis 2019, un total de 28 allégations ont été recensées au Soudan du Sud, a indiqué en janvier 2022 Adeyinka Badejo, co-présidente du groupe de travail, aux journalistes. Huit de ces accusations concernaient le camp de Malakal.
Mais l’étendue réelle des abus est vraisemblablement plus importante. En l’espace d’une semaine environ, un.e journaliste a réussi à identifier sept femmes à Malakal qui étaient disposées à témoigner de ce qui leur était arrivé. On ne sait pas si ces cas font partie des huit mentionnés par Adeyinka Badejo.
Les responsables communautaires, les activistes féministes, ainsi que certains personnels de santé et des humanitaires ont indiqué aux journalistes qu’ils connaissaient encore plus de cas, ce qui laisse penser que les abus ont eu lieu à grande échelle et qu’ils étaient largement passés sous silence.
La plupart des femmes ont dit connaître le nom de leur agresseur.
Une femme a déclaré au New Humanitarian et à Al Jazeera qu’elle craignait pour la sécurité de sa fille, âgée de 13 ans. Elle a ajouté qu’un vigile sud-soudanais de Médecins Sans Frontières (MSF) avait tenté de violer l’adolescente en octobre 2021.
Elle a précisé que cet employé de MSF avait traîné la jeune fille, qui se trouvait dans la rue, jusque chez lui. Il n’a renoncé que quand son épouse l’a repoussé et a tenté d’aider l’adolescente.
Elle a dit qu’elle avait fait remonter l’affaire jusqu’à la police locale, qui a écrit un courrier pour exiger que l’homme en question soit amené en ville. Mais des chefs communautaires ont menacé quiconque le dénoncerait, indiquant que cette personne serait tenue pour responsable de ce qui lui arriverait.
Certains cas d’abus sont parfois couverts par des hommes qui versent de l’argent, font une demande en mariage ou encore paient une dot à la famille, a indiqué Josephina James, responsable adjointe du groupe de femmes dans le camp qui se réunit régulièrement pour évoquer ces problèmes, entre autres.
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« Un grand nombre d’humanitaires...pris à de nombreuses reprises en flagrant délit d’exploitation sexuelle sur le site de protection des civils pendant les patrouilles de nuit. »
« C’est ce qui arrive avec les hommes qui ont de l’argent », a dit la mère de la jeune fille aux journalistes.
MSF a indiqué que l’employé en question avait été suspendu de ses fonctions pour un mois, pendant que l’organisation menait une enquête interne.
L’homme a ensuite été autorisé à retourner au travail.
Les responsables communautaires – la société sud-soudanaise est foncièrement patriarcale – ont pris le parti de l’homme, qui a accusé la mère et la jeune fille d’avoir menti, a indiqué la mère.
« Notre première préoccupation a été pour le bien-être de l’adolescente, et MSF a immédiatement proposé des soins médicaux et un soutien psychologique », a indiqué au New Humanitarian Malika Ait, responsable de l’éthique et du comportement à MSF. « Puis nous avons rapidement ouvert une enquête interne, mais nous n’avons pas trouvé de preuves étayant les accusations. Pendant tout ce processus, nous avons apporté un soutien à la famille et l’avons conseillée sur la marche à suivre. Si de nouvelles informations venaient à voir le jour, MSF ouvrira immédiatement une nouvelle enquête sur cette affaire. »
Trois des victimes qui ont parlé aux journalistes ont indiqué qu’elles étaient mineures à l’époque des faits, entre 2017 et 2021.
L’une d’elles était la jeune fille de 15 ans – 17 quand elle a donné son témoignage aux journalistes, en janvier – qui a dit avoir été violée en 2019 par un employé sud-soudanais de World Vision.
Elle a raconté que l’homme, une fois seul avec elle, lui avait couvert la bouche pour ne pas qu’elle fasse de bruit pendant qu’il la violait. Elle a ajouté que sa situation économique était catastrophique, et qu’elle a continué à avoir des rapports avec lui, à quatre reprises, jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. Se sentant désespérée et prise au piège, elle a tenté de se suicider puis a trouvé le courage de quitter le camp pour essayer d’améliorer son sort et celui de sa petite fille.
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« Certains membres du personnel d’ONG humanitaires ont fait part de leurs inquiétudes sur la “guerre territoriale” que se livrent les agences de l’ONU et le groupe de travail concernant le leadership des initiatives de prévention de l’exploitation et des abus de nature sexuelle, et qui constitue un obstacle à l’efficacité et à la coordination ».
« Ce qui me taraudait, c’est que ma mère n’avait pas de travail et pas d’argent, alors j’ai décidé de continuer à avoir des rapports avec lui pour aider ma famille financièrement », a-t-elle précisé, ajoutant que l’homme avait refusé toute responsabilité vis-à-vis de l‘enfant.
Beaucoup de femmes ont déclaré qu’elles avaient des rapports sexuels avec ces hommes parce qu’ils leur avaient promis de les épouser. D’autres ont dit qu’elles craignaient, en cas de refus, de ne plus recevoir d’argent ou de cadeaux, qui servaient souvent à aider leurs familles – des téléphones portables, par exemple.
« Sur la foi de l’enquête initiale, aucune allégation de cette nature, dans cet endroit, ne nous est parvenue jusqu’à présent », a indiqué le directeur pays de World Vision, Mesfin Loha, dans une déclaration envoyée par email au New Humanitarian le 12 juillet. « L’enquête sera menée sous la supervision du siège, étant donné la gravité de l’allégation selon laquelle un de nos employés aurait abusé sexuellement d’une enfant ».
L’enquête se poursuit.
La femme qui a signalé qu’elle donnait la pilule à sa fille a aussi évoqué sa propre grossesse, suite à des rapports avec un employé sud-soudanais du PAM en 2019.
Le PAM a déclaré au New Humanitarian que, depuis 2019, il avait reçu six allégations d’exploitation et d’abus de nature sexuelle contre des employés du PAM au Soudan du Sud – deux en 2019, une en 2020 et trois en 2021. On ne sait pas si le cas de la femme qui est tombée enceinte en fait partie.
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« Les agresseurs sont principalement des humanitaires, des membres de la mission de maintien de la paix de l’ONU et des personnels d’entreprises... On sait déjà que certains sont séropositifs, et donc qu’ils propagent le virus du Sida dans la communauté ».
« Les enquêtes se poursuivent et nous ne faisons pas de commentaires sur les cas particuliers », a déclaré Adeyinka Badejo, directrice pays suppléante et co-présidente du groupe de travail dirigé par l’ONU. Elle a ajouté qu’il n’y a pas eu d’allégations contre des employés du PAM en 2022.
Les tensions sont palpables depuis des années dans le camp, la population locale se disputant les rares emplois proposés dans le secteur de l’aide humanitaire, une réalité exacerbée par la pauvreté, une trop grande dépendance à l’aide et un manque d’investissements des pouvoirs publics pour s’attaquer aux nombreux problèmes humanitaires du pays.
Dans un récent rapport de l’ONU, l’espérance de vie à la naissance au Soudan du Sud figurait parmi les moins élevées au monde : 55 ans.
Des femmes qui cultivaient la terre avant la guerre ont confié au New Humanitarian et à Al Jazeera qu’elles craignent toujours de quitter le camp de peur d’être violées par des soldats ou des miliciens.
Celles qui parviennent à trouver du travail peuvent passer 12 heures par jour à servir du thé dans les magasins, à tresser les cheveux ou à vendre du charbon de bois, et ce pour un peu plus de 1 dollar par jour.
Celles qui ne réussissent pas à trouver de travail dépendent de membres de leur famille et de l’aide humanitaire, ce qui les rend encore plus susceptibles d’être victimes d’exploitation sexuelle.
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« La mission de maintien de la paix des Nations unies a refusé d’autoriser un soutien à plus grande échelle pour la subsistance des résident.e.s du site de protection des civils ces dernières années. En effet, elle a expliqué qu’elle estime que ces sites de protection des civils sont, par définition, provisoires. »
Une femme âgée de 25 ans a déclaré qu’elle était tombée enceinte en 2017 après des rapports sexuels avec un humanitaire sud-soudanais qui disait travailler pour l’agence des migrations de l’ONU, l’OIM.
Quand cet homme l’a abandonnée après l’accouchement, elle a dit avoir signalé son cas directement auprès de l’OIM. Mais, depuis une rencontre en août 2021 avec un agent de l’OIM qui a prélevé des échantillons d’ADN, elle n’a plus eu de nouvelles.
“Ils m’ont demandé où et quand je l’avais rencontré, combien il avait payé et si [cet homme pourvoyait aux besoins de] l’enfant », a-t-elle déclaré. « Mais je n’ai plus eu de contact avec eux depuis ».
Une autre femme, qui a aujourd’hui 21 ans, a déclaré que quand elle avait 16 ans, un homme qui disait travailler pour l’OIM lui a offert, contre des rapports sexuels, des colliers et autres cadeaux– des objets que son père, qui travaillait dans une école du camp, n’avait pas les moyens d’acheter. Elle a ajouté que cet homme a coupé tous les liens quelques mois après qu’elle a donné naissance à l’enfant né de cette relation.
« Je me suis forcée à avoir des relations sexuelles avec lui pour éviter qu’il ne cesse de me donner des cadeaux et de l’argent », a déclaré la femme.
L’OIM, qui a dit avoir reçu 11 allégations d’abus et d’exploitation de nature sexuelle contre ses employés à Malakal depuis 2017, a déclaré que deux de ces cas impliquaient des plaintes liées à une paternité supposée, mais qu’elle ne ferait pas de commentaire sur les femmes qui avaient donné leur témoignage aux journalistes, ne disposant pas de suffisamment d’informations.
L’OIM respecte aussi des politiques strictes pour protéger les plaignantes dans le cadre de plaintes liées à une paternité supposée, selon Safa Msehli, porte-parole à l’OIM.
Dans deux cas, en 2021 et 2022, une allégation a été classée sans suite pour manque de preuves tandis que l’autre a fait l’objet d’une procédure pouvant mener à des mesures disciplinaires, a indiqué Safa Msehli, ajoutant que les rapports sexuels entre les employés de l’ONU et les bénéficiaires de l’aide sont interdits.
*Dans les deux cas de plaintes liées à une paternité supposée, les membres du personnel de l’OIM ont fourni des échantillons d’ADN de leur plein gré, et les tests se sont révélés négatifs, a indiqué l’OIM.
Problèmes et solutions
L’une des plaintes formulées le plus fréquemment par les résident.e.s du camp de Malakal concerne l’absence d’action et de justice concernant ces affaires.
La femme qui a signalé qu’un employé de MSF avait tenté de violer sa fille a déclaré que les responsables communautaires avaient pris le parti de l’humanitaire en raison de son statut et de son pouvoir.
Autre cas mentionné par des résident.e.s du camp : celui d’un enseignant du camp qui a eu des rapports - qui se sont soldés par une naissance - avec au moins une élève.
L’organisation caritative War Child Canada, qui a chapeauté certains programmes éducatifs dans le camp, a confirmé qu’un enseignant bénévole avait fait un enfant à une élève de 18 ans en 2019. L’organisation a indiqué qu’elle avait limogé le directeur du projet pour ne pas l’avoir signalé et a aussi renvoyé l’enseignant, à l’issue d’une enquête. Le directeur pays de War Child Canada, Emmanuel Gumbiri, a déclaré que l’organisation n’avait eu vent de cet incident qu’en 2020, après que l’UNICEF l’a signalé.
Les parents de la jeune fille ont aussi porté l’affaire devant un tribunal communautaire et, en fin de compte, les parents ont donné leur accord pour que l’enseignant épouse la jeune fille, tandis que l’enseignant a reçu l’ordre de donner un certain nombre de vaches à la famille en guise de dot, a indiqué Emmanuel Gumbiri dans un email daté du 17 août 2022.
« Le fait de ne pas punir des contrevenants de manière adéquate sape la confiance dans le système et fait que les gens sont moins enclins à signaler les infractions dont ils ont été victimes ou témoins », a déclaré Nina Masore, qui travaille pour Equality Now, qui fait campagne pour que cessent les violences sexuelles et sexistes.
Bien que les responsables de l’aide humanitaire licencient souvent des employés si des cas d’abus sexuels sont avérés, il est plus compliqué d’egager des poursuites pénales pour des cas de viol, par exemple.
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“La plupart des résident.e.s ne savent toujours pas très bien où ni comment les plaintes … doivent être déposées, et à quels résultats ils et elles peuvent s’attendre ».
Depuis 2016, l’ONU n’a signalé que deux cas au gouvernement du Soudan du Sud, selon une base de données de l’ONU. Les responsables sud-soudanais n’ont pas souhaité s’exprimer sur ces affaires, malgré de nombreuses tentatives.
Entre temps, Sara Beysolow Nyanti, numéro deux de la mission de maintien de la paix de l’ONU, a lancé un avertissement aux agences de l’ONU et aux organismes d’aide humanitaire présents à Malakal.
« Je vous demande instamment de faire une évaluation de vos mesures internes pour sensibiliser davantage votre personnel à ces engagements internationaux et susciter une prise de conscience à propos de la prévention de l’exploitation et des abus de nature sexuelle, des politiques, des normes et du code de conduite sur ces abus », a-t-elle écrit à ces organisations en mars 2022 dans un courrier qu’un.e humanitaire a transmis aux journalistes.
Les organisations humanitaires à Malakal ont dit aux journalistes qu’elles enquêteraient sur les cas qui ont été mis au jour. Elles ont ajouté qu’elles travaillent constamment à améliorer les mesures pour prévenir l’exploitation et les abus de nature sexuelle.
Plus généralement, un grand nombre d’organisations humanitaires se sont aussi engagées à augmenter le nombre de femmes parmi leurs employés. Mais une dizaine d’entre elles, présentes au Soudan du Sud, n’ont pas fourni leurs statistiques actuelles quand des journalistes les ont contactées par email en août.
L’avenir du camp de Malakal est incertain – la possibilité de le voir géré par le gouvernement sud-soudanais a de nouveau été évoquée – mais les organisations humanitaires se disent déterminées à adopter une « approche axée sur les rescapées d’abus sexueles ».
Mais pour les nombreuses femmes qui ont fui la guerre au Soudan du Sud, il est encore plus difficile d’obtenir justice et de demander des comptes, quand les moyens de subsistance sont souvent fournis par des agences humanitaires et des ONG, selon Aluel Atem, la militante féministe sud-soudanaise.
« L’idée, ce n’est pas d’avoir de belles politiques de tolérance zéro », a-t-elle déclaré. « Ces politiques doivent être au service des victimes et des rescapées et les protéger, sans aucun compromis ».
(*Une précision, à la demande de l’OIM : cette phrase a été ajoutée peu après la publication de ce reportage, pour indiquer que deux employés de l’OIM se sont soumis de leur plein gré à des tests de paternité, qui se sont révélés négatifs. )
Sam Mednick et Joshua Craze ont réalisé leur reportage au Soudan du Sud. Trois traducteurs, qui ont requis l’anonymat, ont aussi contribué à ce reportage depuis le Soudan du Sud. Paisley Dodds ([email protected]; @paisleydodds) a participé au reportage et à son édition depuis Londres.