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Les pièges potentiels de la prolifération des données pour les humanitaires

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Les travailleurs humanitaires et les communautés affectées par les crises exploitent de plus en plus les nouvelles technologies pour collecter des données en temps réel afin de prévenir et gérer les catastrophes et de s’y préparer. Les analystes prônent toutefois la prudence face à la « prolifération des données ».

« Nous avons aujourd’hui la possibilité d’utiliser des données de manière responsable pour améliorer les mécanismes d’assistance afin d’aider [les communautés vulnérables] à toutes les étapes : la réponse [d’urgence], le relèvement, l’atténuation des risques et la préparation aux catastrophes futures », a dit Anoush Tatevossian, porte-parole de Global Pulse, une initiative de suivi numérique lancée en 2012 par les Nations Unies pour étudier comment les travailleurs humanitaires pourraient mieux exploiter une masse de données en expansion constante.

La prolifération des données (« big data ») – ou les « traces de l’action humaine captées par les appareils numériques », selon l’Institut international pour la paix (International Peace Institute, IPI), un groupe de réflexion à but non lucratif sur la paix et la sécurité basé à New York –, l’externalisation ouverte, ou crowdsourcing (solliciter les contributions de la communauté en ligne), le crowdseeding (fournir des téléphones portables et des crédits téléphoniques aux communautés afin de récolter des informations sur le terrain) et l’utilisation des médias sociaux (interagir sur les communautés virtuelles comme Facebook et Twitter) jouent un rôle de plus en plus important dans la réponse humanitaire du XXIe siècle.

Les technologies de l’information et de la communication (TIC) modernes ont permis de trouver des survivants enfouis sous les décombres lors du tremblement de terre de 2010 à Haïti ; de traduire plus rapidement en arabe le portail anglais du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) afin de faciliter l’accès à l’information des réfugiés et des répondants locaux ; et d’évaluer l’opinion publique philippine en classant dans une base de données plus de 20 000 messages publiés sur les médias sociaux philippins dans les 24 heures suivant le passage du typhon Pablo, en 2012.

Des informations en temps réel

La prolifération des données est actuellement étudiée de manière rétroactive par les Nations Unies dans deux « Global Pulse Labs » situés à Jakarta (Indonésie) et à Kampala (Ouganda).

Selon Mme Tatevossian, le laboratoire indonésien, créé en 2012, a découvert que les tweets envoyés depuis 2010-2011 en Indonésie – dont les résidents envoient et reçoivent plus de tweets que ceux de n’importe quel autre pays du monde – reflétaient l’impact de la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’inflation sur la population et permettaient de prévoir la crise alimentaire mondiale de 2012. Elle a cité une étude antérieure montrant une corrélation entre les conversations sur les thèmes liés à la nourriture sur les médias sociaux et les données officielles de l’inflation.

Selon Global Pulse, cette surveillance des médias sociaux en temps réel pourrait permettre de renforcer les systèmes d’alerte précoce.

« Nous pouvons estimer les indices des prix à la consommation pour les denrées alimentaires de base grâce à des mots-clés et aux échanges en ligne », a expliqué Mme Tatevossian.

Les conclusions préliminaires auxquelles sont arrivés les laboratoires de Global Pulse en se basant sur des données antérieures démontrent l’importance d’utiliser les informations numériques gratuites pour orienter les décisions en matière de politiques. « Les décisions sont souvent basées sur des statistiques qui datent de deux ou trois ans, alors même que cet océan de données est produit gratuitement tout autour de nous », a dit Mme Tatevossian.

Il y a plus de six milliards d’abonnés au réseau mobile dans le monde et un milliard d’utilisateurs d’Internet en Asie seulement ; un tiers de la population mondiale, qui est estimée à sept milliards de personnes, a accès à Internet, d’après le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA).

Selon Patrick Meier, de l’Institut de recherche en informatique du Qatar (Qatar Computing Research Institute, QCRI), plus d’un milliard de nouveaux abonnements de téléphonie mobile ont été souscrits dans le monde au cours des trois dernières années et environ 1,7 million de milliards d’octets de données sont générés chaque minute. Dans ce contexte, il n’est pas faux de dire que le « fossé numérique » continue de se rétrécir.

Les gouvernements, les Nations Unies et les organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires doivent cependant encore apprendre à utiliser ces nouvelles sources d’information pour prendre de meilleures décisions, selon Paul Currion, spécialiste de l’informatique et de la coordination humanitaire et consultant auprès du Conseil international des agences bénévoles (International Council of Voluntary Agencies, IVCA) – un réseau d’ONG basé à Genève qui s’intéresse aux développements humanitaires.

« Avec toutes ces informations améliorées qui nous viennent de partout, [notamment] des communications avec les communautés affectées par les catastrophes, des évaluations conjointes des besoins, de la cartographie des crises et ainsi de suite, nous avons de moins en moins d’excuses pour prendre de mauvaises décisions », a déclaré M. Currion.

Catastrophes d’origine humaine

« L’exemple de l’Amérique latine a démontré que les initiatives technologiques horizontales, c’est-à-dire au niveau des citoyens, étaient les plus dynamiques et les plus prometteuses pour la prévention des crimes violents », a dit Francesco Mancini, directeur de recherche principal à l’IPI.

Au Brésil, les habitants des quartiers pauvres de Rio de Janeiro donnent leur avis sur les interventions de prévention de la violence mises en oeuvre par l’intermédiaire de blogues. Au Mexique, le réseau de promotion de la paix Nuestra Aparente Rendición utilise son site web pour faciliter la communication entre les défenseurs de la paix et faire connaître les progrès réalisés.

Si certaines franges de la population continuent d’être exclues en raison de l’accès inégal à la technologie – et, par le fait même, aux médias sociaux –, l’Amérique du Sud affiche toutefois l’un des taux de croissance les plus élevés au monde en ce qui concerne la pénétration d’Internet et le nombre de blogues. Depuis 2003, le nombre de personnes ayant accès à Internet a été multiplié par 13 et les abonnements au réseau de téléphonie mobile, par 10, selon l’IPI.

« Tout comme l’utilisation abusive des médias sociaux peut affecter les contacts physiques en face à face entre les individus... les nouvelles technologies pourraient nous entraîner encore plus loin des relations entre êtres humains, qui sont pourtant essentielles à toute entreprise humanitaire. »

Dans plusieurs pays d’Amérique centrale où les médias nationaux ont tendance à se censurer par crainte de subir des représailles par des groupes armés organisés, des journalistes citoyens utilisent les médias sociaux et les blogues pour rapporter des actes de violence.

Selon l’IPI, l’Amérique latine, où les deux tiers des utilisateurs d’Internet ont moins de 35 ans, affiche aussi le taux d’homicides le plus élevé au monde chez les moins de 24 ans (35 par 100 000 personnes). Les analystes estiment que les TIC pourraient y être utilisées pour améliorer la sécurité des citoyens.

Dans d’autres régions du monde, les médias sociaux ont été utilisés pour inciter à la violence par des discours de haine, comme dans l’État de Rakhine, au Myanmar, en 2012 et 2013. Leur surveillance peut cependant aussi permettre de prédire et d’atténuer les conséquences de telles violences, selon l’IPI et Global Pulse.

« Grâce aux informations en temps réel sur le comportement des communautés, l’évaluation des impacts et la rétroaction sont beaucoup plus rapides qu’avant… Cela nous permet de nous adapter et de corriger promptement le tir… et d’obtenir des résultats plus vite », a dit Mme Tatevossian.

Catastrophes naturelles

Les laboratoires de Global Pulse tentent de déterminer l’utilité réelle des informations issues de ce déluge de données avant de tester la surveillance en temps réel. L’organisation travaille actuellement sur un projet ayant pour objectif de déterminer comment les données obtenues par l’intermédiaire des téléphones portables pourraient permettre d’améliorer les systèmes d’alerte précoce et d’atténuer l’impact des sécheresses sur les communautés.

Pour l’heure, les premiers répondants des crises sont presque toujours des membres des communautés affectées, soit des voisins et des membres des autorités locales. Or, les médias sociaux pourraient pousser les gouvernements provinciaux et fédéraux à mobiliser des ressources et à désamorcer les crises imminentes.

« Les nouvelles technologies permettent de transmettre l’information presque en temps réel entre les membres des populations affectées par les crises et à leurs leaders locaux, qui ont par ailleurs tout avantage à réagir... C’est ce que j’appelle l’approche horizontale », a dit M. Mancini. Cette approche s’oppose au flux « vertical » reliant les populations locales et les décideurs nationaux et internationaux, qui leur sont moins redevables.

Dans la région Asie-Pacifique, les gouvernements, les ONG et les communautés ont décidé d’utiliser les médias sociaux pour créer des systèmes d’alerte précoce pour les catastrophes.

Le gouvernement philippin a utilisé Facebook pour avertir la population d’inondations imminentes en décembre 2011. Le Digital Humanitarian Network (DHN) – un consortium d’experts techniques et de volontaires numériques convoqué en décembre 2012 par l’OCHA lors du passage du typhon Pablo dans le sud des Philippines – a été activé à cinq reprises depuis (Soudan, Philippines, Syrie, Samoa et République démocratique du Congo) pour faciliter la création de cartes de crises, améliorer la précision et la vitesse de transmission de l’information aux répondants et réduire les coûts de collecte de données, selon Cat Graham, coordonnatrice pour DHN.

« La communauté humanitaire doit collaborer davantage... avec les communautés professionnelles qui travaillent déjà sur cette technologie », a dit M. Currion.

DHN aide les organisations d’aide humanitaire à interpréter les données afin de cartographier les crises. Des tweets et des publications Facebook sont associés à des vidéos et à des photos et ensuite situés sur une carte dynamique. Le réseau utilise la technologie satellite pour soutenir les efforts de recherche et de sauvetage et identifie les personnes qui ont besoin d’aide grâce aux publications sur Facebook.

Au Soudan du Sud, l’équipe a collecté plus de 15 000 éléments d’information sur les déplacements, les rapatriés, la sécurité et d’autres sujets. Elle a créé des cartes et établi des statistiques sur les populations de plus de 250 régions de la RDC et analysé plus de 20 000 messages publiés sur les médias sociaux philippins [à la suite du passage du typhon Pablo].

« Le domaine des ONG doit faire face à la concurrence des pairs en ce qui concerne les efforts de secours auprès des populations, alors que ces types de technologies permettent aux organisations communautaires de plus petite taille d’intervenir au même niveau que les plus gros acteurs, moins flexibles », a dit Michael Howden, directeur de la Sahana Software Foundation, une entreprise de logiciels ouverts (« open source ») qui permet aux utilisateurs de télécharger gratuitement un logiciel de gestion des catastrophes.

Depuis son lancement pour contribuer au relèvement du Sri Lanka à la suite du tremblement de terre et du tsunami de 2004, le logiciel de Sahana a été utilisé plus de 12 fois, notamment par la Croix-Rouge chilienne pour la détection des feux de forêt en 2012 ; pour aider les organisations communautaires à mettre sur pied la réponse à l’ouragan Sandy à New York et au New Jersey ; pour l’enregistrement des organismes qui sont intervenus à la suite du tremblement de terre et du tsunami de 2011 au Japon ; et pour assurer le suivi des opérations de plus de 700 ONG après le séisme de 2010 à Haïti.

Les inconvénients de la prolifération des données

Les données numériques et les nouvelles technologies, incluant la technologie satellite et les logiciels ouverts, sont cependant loin d’offrir une solution miracle aux problèmes humanitaires et de développement. Elles pourraient même, selon certains, porter préjudice à certaines populations.

Selon Global Pulse, les organisations d’aide humanitaire ne devraient pas compter sur les technologies pour résoudre leurs problèmes. Elles devraient simplement les utiliser pour la recherche et pour obtenir des informations supplémentaires sur les populations dans le besoin.

« La prolifération des données ne peut pas tout résoudre et il s’agit peut-être simplement d’un terme à la mode », a dit M. Howden. « Nous ne devrions pas nous faire prendre par le battage autour des termes à la mode. Nous devrions simplement nous assurer que nous appliquons les technologies appropriées pour obtenir les meilleures solutions possible », a-t-il ajouté.

Ce « déluge de données », comme le décrit Global Pulse, peut rendre difficile l’identification des faits pertinents qui pourraient permettre de sauver des vies.

À titre d’exemple, des experts médicaux qui ont analysé les recherches de termes liés à la grippe sur Google entre 2003 et 2008 ont découvert que ces recherches (Google Suivi de la grippe) permettaient de prédire avec précision la propagation des infections respiratoires, mais pas celle du virus de l’influenza. En effet, les perceptions qu’avaient les gens de leurs symptômes ne correspondaient pas toujours aux diagnostics médicaux.

Cette avalanche de données contient toutefois aussi de précieux renseignements (« data exhaust »), a souligné Global Pulse, faisant référence à toutes ces données qui ont peu d’importance pour ceux qui les détiennent, mais qui pourraient être utiles pour d’autres (notamment l’utilisation des tours de téléphonie mobile pour suivre les déplacements au Pakistan).

Les analystes mettent toutefois en garde contre le danger d’utiliser seulement les renseignements issus de ce déluge de données, qui proviennent par ailleurs surtout de déclarations faites par des volontaires, pour orienter les politiques. Ils soulignent également à quel point il est difficile de vérifier les perceptions du public lorsqu’elles sont rapportées en masse. Si les indices numériques (« digital straws ») – c’est-à-dire la comparaison des données issues des médias sociaux et des rapports des médias nationaux et la triangulation avec d’autres tweets et billets – peuvent contribuer à distinguer le vrai du faux, il est cependant important d’identifier quelles situations pourraient bénéficier de quel type de données et d’investir en fonction de ces informations.

« Il y a, dans les données elles-mêmes, des obstacles, des faiblesses et des biais qui limitent leur utilité dans certaines situations », a dit M. Currion.

En outre, « il existe un risque bien réel de surcharger les systèmes [de gestion des bases de données et le personnel], qui ne sont pas prêts à gérer une telle quantité d’informations », a dit Jérémie Labbé, analyste senior des politiques humanitaires pour l’IPI. Si les volontaires numériques du DHN peuvent contribuer à la transmission et à l’analyse des données, la vaste quantité d’informations disponibles peut cependant se révéler accablante pour les employés des ONG qui oeuvrent sur le terrain.

« La capacité d’absorption des répondants est plutôt faible. Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas capables d’utiliser les technologies, mais parce qu’ils sont occupés 98 pour cent du temps et qu’ils dorment les 2 pour cent restants », a dit Robert Kirkpatrick, directeur de Global Pulse.

Quand le virtuel remplace l’homme

Les interactions virtuelles pourraient aussi éloigner les travailleurs humanitaires des communautés avec lesquelles ils tentent d’entrer en contact, a averti M. Labbé.

« Tout comme l’utilisation abusive des médias sociaux peut affecter les contacts physiques en face à face entre les individus... les nouvelles technologies pourraient nous entraîner encore plus loin des relations entre êtres humains, qui sont pourtant essentielles à toute entreprise humanitaire. »

« Il est important de ne pas perdre le contact humain dans cette masse de données », a ajouté M. Howden.

Si les prestataires de services dépendent trop des nouvelles technologies pour communiquer avec les communautés affectées par les catastrophes, les populations qui n’y ont pas accès ou qui ne les comprennent pas risquent d’être pénalisées.

« L’accès inégal [aux technologies] pourrait refléter les clivages des conflits [et] les problèmes de représentativité des données pourraient prendre une toute nouvelle dimension », a rapporté l’IPI, en mettant l’emphase sur la nécessité d’inclure toutes les franges de la population dans les évaluations afin d’éviter les biais d’information.

La seule façon de satisfaire les besoins humanitaires des populations, c’est de ne pas oublier les êtres humains qui se cachent derrière le battage actuel autour de la prolifération des données, de la cartographie [des crises] et de l’utilisation de Twitter, a dit M. Currion.

« Les données peuvent nous aider à obtenir un aperçu global d’une situation, mais nous ne devons jamais oublier que derrière tout jeu de données, derrière toute carte et tout tweet se trouvent des gens qui luttent pour vivre leur vie dignement face à l’adversité. La question fondamentale que nous devons nous poser au sujet de toute initiative technologique est : permettra-t-elle d’aider ces gens ? » a-t-il ajouté.

Les technologies modernes utilisées dans l’humanitaire « en sont à leurs balbutiements et n’ont pas beaucoup d’espace pour se développer », a conclu M. Labbé. Ou, comme l’a exprimé Mme Tatevossian, de Global Pulse : « La prolifération des données est le nouveau terrain de jeux de la recherche et du développement. »

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This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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