« J’avais très peur quand on était en mer. L’embarcation était surchargée. Je pouvais à peine bouger. J’avais peur de mourir, mais j’avais encore plus peur d’être arrêté par la police libyenne ».
Ali*, un Ghanéen de 21 ans, a fait le point avec les journalistes d’IRIN peu de temps après avoir débarqué d’un navire de recherche et de sauvetage à Catane, en Sicile.
« Quand vous montez dans le bateau, les trafiquants vous disent que vous arriverez en Italie trois heures plus tard », a-t-il dit, avant d’ajouter que, le lendemain matin, quand ils ont été secourus, leur embarcation ne se trouvait qu’à 12 milles nautiques des côtes libyennes.
Ali a survécu, mais trois de ses amis, qui ont tenté la traversée avant lui, sont morts. Ils figurent parmi les 2 726 migrants qui ont perdu la vie en Méditerranée, entre l’Afrique du Nord et l’Italie, cette année, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Les efforts de recherche et de sauvetage déployés en Méditerranée centrale ont été accrus au cours des deux dernières années et ils ont permis de sauver d’innombrables vies. Pour la seule journée de dimanche, les garde-côtes italiens ont secouru 1 100 migrants répartis sur 11 embarcations. Mais, au cours du premier semestre 2016, le nombre de migrants morts ou disparus en tentant la traversée de la Méditerranée a augmenté de 67 pour cent par rapport à la même période en 2015, selon les chiffres rendus publics la semaine dernière dans un rapport de l’OIM.
La route la plus meurtrière
La grande majorité des décès surviennent en Méditerranée centrale, où un migrant sur 29 a perdu la vie en tentant la traversée entre janvier et juin. En comparaison, un migrant sur 410 a péri sur la route de la Méditerranée orientale, entre la Turquie et la Grèce.
Mais ce n’est pas parce que la route de la Méditerranée centrale est plus longue qu’elle est plus dangereuse. Selon les experts, les passeurs déploient des stratégies de plus en plus extrêmes pour maximiser leurs profits.
Décès recensés dans la Méditerranée en fonction des routes utilisées (2014-2016)
Méditerranée occidentale Méditerranée centrale Méditerranée orientale
Source : Missing migrants project
La Libye reste la principale porte d’entrée en Méditerranée centrale, et les responsables libyens affirment que la grave crise de liquidités que connait le pays encourage d’autres personnes à s’engager dans le commerce du passage clandestin de migrants.
« Chaque jour, nous voyons le nombre de jeunes gens impliqués dans le trafic augmenter », a dit à IRIN un haut responsable du Département libyen de lutte contre la migration illégale (DCIM) sous couvert d’anonymat. « Il n’y a pas de travail, pas d’argent dans les banques, et les jeunes savent qu’ils peuvent gagner de l’argent facilement en effectuant ce type de travail ».
Le haut responsable a expliqué que les personnes ordinaires qui disposent d’un garage vide, d’une ferme ou d’une maison près du littoral commencent à les utiliser comme local d’accueil pour les migrants qui attendent des conditions de mer favorables.
« Il y a des passeurs tout le long du littoral occidental, de Tripoli à Zouara, et, dès que la mer sera calme, ils transfèreront les migrants des locaux d’accueil vers la mer », a-t-il expliqué.
Prix cassés
Le commerce des migrants sur les côtes méditerranéennes de la Libye a toujours été soumis à la loi de l’offre et de la demande, mais le taux de change des devises étrangères sur le marché noir étant deux fois plus élevé que le taux de change officiel, les passeurs ont eux aussi baissé leurs tarifs et rendu la traversée plus abordable.
« Le trajet, qui coûtait environ 1 000 dollars auparavant, ne coûte plus que 200 dollars ou 300 dollars, et nous avons entendu dire que les nouveaux passeurs demandaient à peine 100 dollars par personne », a dit à IRIN le haut responsable.
« Il y a tellement de migrants qui attendent de partir que souvent les passeurs font souvent partir cinq ou dix bateaux simultanément à partir d’un même point de départ, contre un ou deux auparavant ».
La pratique qui consiste à mettre à l’eau plusieurs embarcations en même temps complique les efforts de recherche et de sauvetage et a contribué à la hausse des décès cette année, selon le rapport de l’OIM.
Dimanche dernier [21 août], un bateau affrété par Médecins Sans Frontières procédait au sauvetage de migrants embarqués sur un bateau en bois prenant l’eau quand il a reçu un message l’informant qu’une autre embarcation, un petit bateau pneumatique cette fois, transportant des migrants avait également besoin d’assistance.
« Au total, nous avons secouru 551 personnes dans une opération combinée, au lieu de deux opérations. C’était plus difficile et cela a rendu la situation plus urgente », a dit Jacob Goldberg, un coordinateur médical de MSF.
Des bateaux surchargés
Non seulement il y a plus de bateaux mis à la mer en même temps, mais le nombre de passagers augmente.
« Ils sont passés de 100 [personnes] sur les bateaux pneumatiques à 150 ou 160. Sur les bateaux en bois, d’environ 450 à 550 [avant] à 550 jusqu’à 800 aujourd’hui », a dit Peter Sweetnam, responsable de Station d’assistance offshore pour les migrants (MOAS), une ONG basée à Malte qui utilise deux navires de recherche et de sauvetage en Méditerranée.
« En général, les gens ne portent pas de gilet de secours et, souvent, les bateaux pneumatiques se dégonflent quand il y a tant de personnes à bord », a ajouté M. Sweetnam.
Les passeurs ont commencé à utiliser des bateaux pneumatiques l’année dernière, lorsqu’ils n’ont plus eu de bateaux de pêcheurs en bois.
"In Libya, you can be killed at any second. Everybody has a gun. I just wanted to go out from there"
L’opération Sophia, lancée l’année dernière par l’Union européenne (UE) dans le but de perturber les réseaux de passeurs, a permis la destruction de bateaux en bois lors d’une opération de sauvetage afin que les passeurs ne puissent pas les récupérer et les réutiliser. Mais les trafiquants ont simplement commencé à utiliser des bateaux pneumatiques moins chers qui, selon le haut responsable, sont importés illégalement depuis la Tunisie.
« Ces bateaux sont conçus pour le transport de dix personnes au maximum, mais, en général, les passeurs font monter de 100 à 120 personnes dans chaque bateau », a-t-il dit. « Ils ne se soucient pas de ce qui va leur arriver en mer. Ils pensent uniquement à l’argent ».
Prêts à tout pour partir
Malgré les risques, la demande de services des passeurs est restée élevée, en partie parce que beaucoup de gens attendent avec impatience de fuir le chaos qui règne en Libye.
La majorité des migrants qui sont partis des côtes libyennes sont originaires d’Afrique de l’Ouest, comme Ali, venu en Libye pour trouver du travail. Durant les dix mois qu’il a passés sur place, il a dit qu’il avait subi des actes de torture, qu’il avait été emprisonné et vendu par des trafiquants.
« En Libye, on peut se faire tuer à tout moment. Tout le monde a une arme à feu. Je n’avais qu’une envie : partir de là-bas ».
Flavio di Giacomo, un porte-parole de l’OIM en Italie, a confirmé que beaucoup parmi les nouveaux arrivants ont expliqué qu’ils n’avaient pas pour objectif de venir en Europe et qu’ils avaient rejoint la Libye pour trouver du travail.
« Nous avons rencontré tellement de migrants originaires d’Afrique de l’Ouest qui nous ont dit ne pas savoir que la situation en Libye était si dangereuse », a-t-il expliqué à IRIN. « Ceux qui réussissent à rejoindre l’Europe disent rarement à leur famille restée au pays ce qu’ils ont subi en Libye. Ils veulent être considérés comme des gens qui ont réussi. Mais j’ai rencontré beaucoup de migrants qui en voulaient beaucoup à leurs amis. Ils disent : ‘Pourquoi ne m’ont-ils rien dit ?’ »
De nouvelles routes
L’OIM vient de lancer une campagne qui donne la parole aux migrants arrivés en Europe pour mettre en garde les futurs migrants contre les dangers qu’ils risquent de rencontrer en Libye et les évènements qui peuvent se produire pendant la traversée.
Lire aussi :
Navigation en eaux troubles : les centres de détention libyens en crise
Livrés à la prostitution, battus et détenus à des fins de rançon
Il semble que les migrants originaires de la Corne de l’Afrique, en particulier les Erythréens, commencent à éviter la Libye, et un nombre croissant de migrants tentent désormais de rejoindre l’Europe en passant par l’Egypte. Les migrants arrivés d’Egypte représentent entre 10 et 15 pour cent de tous les migrants qui ont rejoint l’Italie, a expliqué M. di Giacomo.
Pour ceux qui ont réussi à échapper à la vigilance des autorités égyptiennes, la traversée vers l’Italie est plus longue depuis l’Egypte que depuis les côtes libyennes ; il faut jusqu’à dix jours pour la réaliser.
« La zone de recherche doit être élargie », a dit M. Sweetnam de l’ONG MOAS. « Et il faudrait que nous nous mettions en relation avec les autorités pour pouvoir intervenir dans les eaux territoriales égyptiennes ».
Avec plusieurs autres ONG, MOAS et MSF disposent de 13 navires de recherche et de sauvetage en Méditerranée. L’opération Sophia fait croiser cinq navires de quatre pays et dispose également de plusieurs avions ; les garde-côtes italiens ont également un rôle de coordination essentiel.
Cependant, malgré tous ces efforts, on recense toujours des victimes et le nombre de décès semble augmenter. « La zone est tellement grande, je crains que nous ne soyons jamais en mesure de la couvrir », a dit M. Sweetnam.
(PHOTO DE COUVERTURE : le bateau de MSF, le Dignity 1, a été utilisé lors de cinq opérations menées un jour de juin 2016 ; 937 personnes ont pu être secourues. Fernando Calero/MSF)
(Informations complémentaires par Carolina Montenegro)
ks-tw-cm/ag-mg/amz