La troisième ville du Yémen est privée d’eau courante et d’électricité depuis bientôt deux ans. Durement éprouvée par les bombardements incessants et les combats de rue, Taïz entre dans sa troisième année de conflit. Alors que les violences, qui semblent sans fin, continuent, les populations civiles doivent livrer un combat quotidien contre une menace plus grande encore : la famine.
Taïz est l’un des gouvernorats les plus touchés de ce pays confronté à la plus grande insécurité alimentaire dans le monde. Les hôpitaux et les centres de santé du Yémen — qui, selon les Nations Unies, est « au bord de la famine » — ont enregistré une forte augmentation des cas de malnutrition aiguë sévère (MAS), la forme la plus grave de sous-alimentation.
Taïz et le théâtre de combats parmi les plus violents et les plus soutenus de ce pays ravagé par la guerre. La survie quotidienne est devenue extrêmement difficile pour ses habitants, et ce, pour plusieurs raisons : un accès limité à la nourriture et aux soins de santé, en raison des sièges imposés localement ; une envolée des prix des denrées alimentaires et de l’eau ; et une dépendance accrue à l’égard des salaires de fonctionnaires qui, paradoxalement, ne sont plus payés.
Taïz et le Yémen
Taïz est l’un des deux gouvernorats (sur 22) qui affichent déjà des niveaux alarmants d’insécurité alimentaire. Mais la semaine dernière, les Nations Unies ont annoncé que le pays entier était menacé par un risque crédible de famine au cours des six prochains mois.
Cette crise, causée dans une large mesure par l’homme, est la conséquence de plusieurs années de guerre.
Le conflit armé a débuté en 2014, quand les Houthis — un mouvement chiite partisan du renouveau zaydite, originaire du nord du Yémen — ont uni leurs forces avec les unités militaires fidèles à l’ancien président Ali Abdullah Saleh, renversé en 2012, après trois décennies au pouvoir. Cette alliance a permis aux Houthis de prendre le contrôle de la capitale, Sanaa, en septembre 2014.
Cinq mois plus tard, ces forces alliées ont fait route sur Aden, dans le sud du pays, utilisant les forces aériennes pour bombarder la ville et conduisant le président Abd Rabbo Mansour Hadi à s’exiler en Arabie saoudite. En mars 2015, l’Arabie saoudite a riposté, en lançant une campagne militaire pour contrer leur avancée, avec le soutien d’une coalition régionale.
La ville de Taïz, située dans le centre du Yémen, a lancé sa propre offensive contre l’alliance formée par les Houthis et les forces de M. Saleh au mois d’avril de cette même année. Les questions de politique locale et les intérêts divergents des principaux partenaires de la coalition ont bientôt conduit à un enlisement militaire, alors que la ville était assiégée par les Houthis.
Le combat incessant pour le contrôle de Taïz est devenu le conflit le plus long de la guerre civile au Yémen, en raison des luttes intestines au sein des différents groupes anti-Houthis. Et, le mois dernier, après plus d’une année de paralysie sur plusieurs autres fronts du conflit terrestre, la coalition menée par l’Arabie saoudite a tourné son attention vers la côte ouest du gouvernorat de Taïz.
Dans le cadre d’une offensive manifeste vers Hodeidah, port contrôlé par les Houthis — et principal axe d’approvisionnement alimentaire de cette région densément peuplée du nord du pays —, les forces de la coalition ont pris le contrôle de la ville de Mocha, située sur la mer Rouge, au début du mois. Cette nouvelle vague de violences a poussé le plus haut représentant des Nations Unies au Yémen à se livrer, la semaine dernière, à un plaidoyer en faveur du pays. « Je suis profondément préoccupé par l’escalade du conflit et par la militarisation sur la côte ouest du Yémen », a déclaré Jamie McGoldrick. « Pour les civils, le prix à payer est très lourd [et] aggrave une situation humanitaire déjà terrible ».
Le cas d’Uniquba
Dans les quatre centres d’alimentation thérapeutiques du gouvernorat de Taïz où s’est rendu IRIN, les registres montrent que le nombre d’enfants traités pour malnutrition aiguë sévère a plus que doublé par rapport aux chiffres d’avant la guerre. La majorité des enfants admis pour traitement sont originaires de la région montagneuse d’al-Sabir, proche de la ville.
La population d’Uniquba, un des villages isolés d’al-Sabir dont le nombre officiel d’habitants n’est pas connu, a visiblement du mal à faire face aux difficultés.
Ici, les principaux soutiens de famille ont perdu leur travail à cause du conflit ou attendent que le gouvernement leur verse leurs salaires impayés depuis six mois ou plus. Le blocage des routes opéré par les Houthis depuis plusieurs mois et la dernière vague de violences ont en outre contribué à l’augmentation des prix des denrées alimentaires et de l’eau.
Les habitants du village d’Uniquba, qui n’ont plus les moyens de payer la livraison d’eau par camion — les prix ont triplé depuis la prise de contrôle de la ville de Taïz par les Houthis et les forces de M. Saleh en 2016 — ont mis en place un système de rotation pour l’accès des familles à la source d’eau qui s’assèche. Trois foyers disposent de six heures pour remplir leurs bidons en plastique jaune, avant de céder la place à trois autres foyers.
À cette période de l’année où la nappe phréatique atteint son niveau le plus bas, il faut entre deux et trois heures pour remplir un bidon de 20 litres. Toute la nuit, les familles se succèdent, les femmes et les enfants restant assis sous les arbres proches de la source 24 heures sur 24 pour récupérer les précieuses gouttes d’eau.
Les villageois, qui ne sont pas en mesure d’irriguer leurs champs en terrasse, ont vu leurs moyens de subsistance disparaître. Le village tout entier attend l’arrivée des pluies de printemps pour mettre en terre des plantes dont les fruits ne pourront être récoltés avant le mois d’octobre.
En attendant, bon nombre de villageois ne font qu’un repas par jour. Ils dépendent des revenus des membres de leur famille élargie installés dans des villes éloignées, où des manifestations sont régulièrement organisées pour réclamer le versement des salaires impayés.
Manifestations et paralysie de la Banque centrale
Yuslim Mohammed Haytham, un ancien combattant qui a participé à trois guerres au Yémen, fait partie des nombreux soldats qui organisent chaque semaine des manifestations en bloquant les routes à un carrefour important d’Aden. C’est dans cette ville du sud du pays que s’est installé le gouvernement du président Hadi, reconnu par la communauté internationale, mais dont beaucoup de membres sont toujours en exil.
Appuyé sur ses béquilles, cet amputé âgé de 45 ans se tient devant des pneus en feu ; il se plaint de ne pas avoir été payé depuis le milieu de l’année dernière. Même ceux qui ont reçu un revenu disent que les versements ne représentaient qu’un mois de salaire sur les nombreux mois dus.
Les soldats, le personnel de santé et les employés des institutions gouvernementales font partie des fonctionnaires yéménites qui ne sont plus payés depuis août 2016. Pourtant, les entreprises privées ayant cessé leurs activités à cause de la guerre, les salaires des fonctionnaires qui, autrefois, faisaient vivre une ou deux familles doivent aujourd’hui subvenir aux besoins de 20 personnes ou plus.
Aux difficultés économiques rencontrées par les habitants d’Uniquba, du gouvernorat de Taïz et plus généralement du pays, s’ajoute le transfert du siège de la Banque centrale du Yémen (BCY) à Aden en septembre dernier.
Le versement de la majorité des salaires des fonctionnaires a été gelé avant le transfert du siège (quand la Banque centrale était encore contrôlée par les Houthis à Sanaa) et, cette opération ayant été mal préparée, la Banque centrale n’est en outre plus en mesure d’offrir un taux de change plus faible aux négociants important des denrées alimentaires dans le pays, comme elle le faisait auparavant.
La suspension de ce qui, dans les faits, était une subvention aux importations essentielles — dont le Yémen dépend à 90 pour cent pour satisfaire ses besoins alimentaires — a entraîné une envolée des prix du blé et du riz. La BCY a prévu de rétablir son taux de change garanti lorsqu’elle sera pleinement opérationnelle, ce qui devrait être le cas au mois d’avril, mais le transfert de son siège a ralenti les importations de denrées alimentaires déjà différées.
Les importations par le port d’Hodeidah ont fortement décliné au cours de la guerre, en raison des mesures de restrictions sur les navires que la coalition menée par l’Arabie saoudite a imposées et des dégâts infligés aux ports par les combats. Selon certaines déclarations, Hodeidah « opère à capacité minimale » et, à en croire les prévisions du Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations Unies, les réserves de blé et de sucre seront épuisées à la fin du mois d’avril.
Les voies terrestres non répertoriées, mais très empruntées, en particulier celles qui passent par Oman, pays voisin du Yémen, jouent un rôle de plus en plus important dans l’acheminement de denrées alimentaires et de marchandises vers le nord du pays. Mais ces longs trajets ont accentué la hausse des prix. Selon les derniers chiffres fournis par le PAM, la farine affichait en janvier 2017 un prix moyen supérieur de 32 pour cent au prix observé avant la guerre, à la suite de l’augmentation du prix des denrées alimentaires essentielles après quatre mois de stabilité.
Transferts d’argent et effondrement du système de santé
Privées de revenus, les familles d’Uniquba dépendent entièrement des transferts d’argent réalisés dans les centres urbains du Yémen. « Nous ne pouvons plus acheter que la moitié de la nourriture que nous achetions avant [la guerre] », dit Samira Ahmed, 30 ans. Assise non loin de la source d’eau, elle est coiffée d’un traditionnel chapeau en paille à large rebord et a le visage coloré par l’orange du curcuma — une protection solaire traditionnelle.
Les soins de santé représentent aussi un luxe inabordable pour les populations rurales. Personne n’a les moyens de payer les 5 000 riyals yéménites (soit environ 15 dollars) que coûte le trajet en taxi par un sentier de montagne pour rejoindre la route goudronnée située à quelques kilomètres de là. Cela veut dire que les milliers de familles qui vivent dans les villages de montagne isolés, loin des zones d’intervention des agences d’aide humanitaire, ne peuvent accéder aux soins de santé.
Outre les difficultés quotidiennes, Uniquba a vu sa population augmenter à cause du conflit. Les pères et les fils qui travaillaient dans les villes sont rentrés au village suite à l’escalade de la violence qui a poussé les entreprises à mettre la clé sous la porte, condamnant leurs employés au chômage. Le village est aussi devenu un lieu de refuge pour les déplacés des zones plus proches des lignes de front.
Hazaa Hassan Zayid a 10 enfants ; il est au chômage depuis que son activité de maçon s’est essoufflée. « Aujourd’hui, je dépends de mon frère », dit-il. « Il a déjà trois enfants, mais j’ai besoin de lui pour nous nourrir et aussi pour payer le loyer du terrain afin de cultiver la terre ».
Bon nombre d’habitants d’Uniquba sont revenus de la ville de Taïz où, même si le siège imposé il y a un an est moins strict, il faut 5 heures pour rejoindre l’est de la ville contre moins de 15 minutes auparavant, en raison d’un blocage partiel des routes par les Houthis. Les chauffeurs des camions de marchandises qui tentent d’acheminer leur cargaison jusqu’aux habitants des quartiers sud de Taïz sont contraints d’emprunter une longue portion du lit d’une rivière asséchée — un chemin qui ne sera plus praticable en avril, à la saison des pluies.
Dans cette enclave, même les quartiers « libérés » des rebelles houthis restent étrangement calmes ; des messages laissés sur les portes des maisons et les murs révèlent la présence de pièges et de mines. Trop apeurés pour rentrer chez eux, les villageois ont abandonné leur maison, hantés par les histoires des personnes rentrées chez elles et soufflées par une explosion en ouvrant la porte de leur logement, et dont les corps ont été retrouvés plusieurs jours plus tard.
Plus près des lignes de front, les rues étroites sont traversées de bâches — pour obstruer la vue des tireurs Houthis — et des pancartes préviennent les passants courageux de la présence de tireurs embusqués guettant leur prochaine victime. Les enfants qui vont chercher de l’eau, les hommes qui transportent des courses — personne n’est à l’abri des prédateurs cachés dans des bâtiments situés à quelques mètres.
Comme dans le reste du pays, le système de santé s’est effondré.
L’hôpital yéméno-suédois soutenu par Médecins sans Frontières était autrefois le plus grand établissement de santé pour enfants de Taïz. Mais il a été dégradé par les rebelles Houthis et les forces de M. Saleh qui s’y sont installés au début du conflit. Alors que la famine menace la région, Taïz a perdu une unité de soins intensifs pédiatriques et un centre de nutrition qui offraient des soins vitaux, car deux étages ont dû être abandonnés, en raison de dégâts importants. Le centre d’alimentation de l’hôpital, qui accueille les enfants souffrant de malnutrition, ne dispose plus que de six lits entassés dans une petite salle au rez-de-chaussée.
Raoud, patiente de l’hôpital âgée de cinq mois et originaire d’al-Sabir, souffrait de malnutrition avant même sa naissance. Quand sa mère, Raghda, elle-même d’apparence frêle, l’a amenée à l’hôpital, elle ne pesait que trois kilos, soit moins de la moitié du poids normal pour un bébé de son âge, et la peau pendait de ses mains décharnées.
« La situation désespérée de Taïz illustre ce qui se passe au Yémen en général », a expliqué Karline Kleijer, responsable des programmes d’urgence au Yémen, dans une déclaration du mois dernier. Les premiers à souffrir de la situation sont souvent les jeunes enfants comme Raoud.
Selon les chiffres fournis par les Nations Unies, 460 000 enfants souffrent de malnutrition aiguë sévère au Yémen. Le manque de financements a conduit le PAM à réduire de plus de la moitié l’aide qu’il octroyait au Yémen depuis l’année dernière. Même si, selon des estimations prudentes, le conflit a fait environ 10 000 morts, le tribut payé par les civils qui souffrent des répercussions de la guerre est sans aucun doute plus lourd.
L’escalade de la violence sur la côte ouest du gouvernorat a contraint des dizaines de milliers de personnes à quitter leur domicile depuis le mois de janvier, et en l’absence de changement radical dans la trajectoire du conflit au Yémen dans les mois à venir, le gouvernorat de Taïz — y compris les villageois d’Uniquba — sera probablement le premier à être confronté à une situation peu enviable de « famine ».
Cet article a été écrit avec le soutien du Centre Pulitzer pour le reportage de crise.
(PHOTO DE COUVERTURE : Mesure du tour de bras d’un enfant pour détecter les signes de malnutrition (à Taïz). Ahmed al-Basha/IRIN
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