Les rebelles de la Séléka ont capturé Danielle* pour la première fois alors qu’elle se rendait à l’emplacement de la fosse superficielle où son mari, son père et ses frères ont été enterrés. Danielle avait vu les rebelles les tuer à peine quelques heures plus tôt à l’extérieur de chez elle. Lorsqu’elle est retournée sur place pour montrer à sa mère ce qui s’était passé, les combattants, qui traînaient toujours aux alentours, s’en sont pris à elle.
« Ils m’ont emmenée dans le bush, où je suis restée pendant presque deux semaines, les mains attachées derrière le dos, raconte-t-elle. Chaque jour, ils nous violaient et nous brutalisaient. »
Danielle a réussi à échapper aux rebelles, mais ils l’ont rapidement rattrapée. De retour dans le bush près de Bambari, un petit bourg de la province centrafricaine de Ouaka, les combattants ont rempli une seringue et lui ont injecté du poison. « Parfois, mon corps sent très mauvais », a-t-elle dit en remontant son T-shirt pour montrer l’épaisse cicatrice chirurgicale qui serpente sur son ventre.
Près de trois ans plus tard, ces souvenirs sont encore difficiles à supporter. Assise sur un sofa à fleurs brun dans le centre d’assistance juridique géré par l’Association du Barreau américain (ABA) à Bangui, la capitale centrafricaine, la jeune femme de 31 ans pleure devant son avocat, Guy Galabaja.
« C’est un crime de guerre », soutient l’avocat de 51 ans.
Les histoires que partagent les trois autres femmes originaires d’autres régions du pays assises à côté de Danielle sont tout aussi horribles. Elles ont toutes survécu à des violences sexuelles et liées au genre commises par des combattants de la Séléka — la coalition de groupes rebelles originaires du nord, majoritairement musulmans, qui, en 2013, a renversé l’ancien président François Bozizé lors d’un coup d’État — et des anti-balaka, les milices d’autodéfense chrétiennes qui sont apparues pour y résister. (Depuis sa dissolution officielle en 2014, la coalition rebelle est souvent appelée « l’ex-Séléka ».)
Une quête de justice
Parmi les victimes du conflit qui s’est ensuivi, quelques-unes ont trouvé un avocat et déposé un dossier auprès du procureur national, mais la quête de la justice en République centrafricaine (RCA) reste semée d’embûches.
Selon des chiffres d’Amnesty International, la MINUSCA, la force de maintien de la paix des Nations Unies en RCA, a contribué à l’arrestation de 384 suspects à la suite de l’émission de mandats par le procureur du pays. Presque aucun d’entre eux n’occupait cependant de poste important au sein de la Séléka ou des anti-balaka.
Le manque de ressources est une partie du problème. « Le système judiciaire a été détruit, l’infrastructure a été détruite et le personnel du système de justice a fui », a expliqué Adrien Nifasha, un avocat burundais qui travaille avec l’organisation non gouvernementale (ONG) Avocats Sans Frontières.
On constate aussi une absence de volonté politique. Jean-François Bozizé, l’ancien ministre de la Défense et le fils du président déposé, est l’une des rares personnalités importantes ayant été arrêtées depuis le début du conflit. Arrêté par la MINUSCA à son retour d’exil, il a cependant été relâché par les autorités nationales à peine quelques jours plus tard. Depuis lors, il a établi des relations avec divers groupes anti-balaka, selon le Groupe d’experts du Conseil de sécurité des Nations Unies.
D’après Didier Niewiadowski, juriste français et ancien conseiller auprès de l’ambassade française à Bangui, l’affaire Bozizé montre à quel point « les autorités centrafricaines craignent de perdre leurs postes lucratifs en questionnant des leaders des anti-balaka et de l’ex-Séléka ».
Des cas de corruption plus explicites sont aussi rapportés. Un autre avocat expérimenté interviewé par IRIN a dit qu’il avait été forcé d’abandonner deux affaires récentes impliquant des auteurs de viol et de maltraitance d’enfant après avoir reçu des menaces téléphoniques de la part de « personnes haut placées ». « Il est évident qu’il y a de la corruption. Et pas seulement à Bangui. Quand il y a de la pauvreté et que les gens ne sont pas bien payés, [les fonctionnaires de justice] utilisent leur poste pour obtenir des ressources », a-t-il dit.
Une aide hybride ?
Afin de contribuer à rebâtir la confiance du public, le gouvernement de transition pré-élection a ordonné, en mai 2015, la création d’une Cour criminelle spéciale (CCS).
Comme les tribunaux spéciaux créés par le passé en Sierra Leone, au Cambodge, au Timor-Leste et au Kosovo, la CCS emploiera du personnel centrafricain et étranger et appliquera un mélange de droit national et international.
Si tout se passe bien, cette structure hybride pourrait permettre « de rendre une justice qui, en fin de compte, sera plus près des communautés affectées par les violences », a dit Mark Kersten, consultant en justice pénale internationale à l’École Munk des affaires internationales.
Les experts espèrent aussi que la CCS, qui a pour mandat de poursuivre les auteurs de génocides, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis sur le territoire centrafricain depuis 2003, viendra compléter le travail de la Cour pénale internationale (CPI). Deux enquêtes du procureur de la CPI sont en cours en RCA, mais on s’attend à ce qu’elles mènent à l’inculpation d’une poignée de personnes seulement.
Au moment de sa mise en fonction, la CCS sera le premier exemple d’une cour hybride travaillant aux côtés de la CPI dans le même pays. Près de deux ans après la promulgation de la loi établissant la nouvelle entité, toutefois, on remarque très peu de progrès. Le bâtiment affecté à la CCS — un édifice moderniste défraîchi situé au centre-ville de Bangui — abrite toujours la Haute Cour de justice du pays.
Interrogé sur le délai prévu d’entrée en service de la CCS, le président de son comité d’organisation, Joe Londoumon, a soupiré et levé les yeux vers le plafond de son bureau, situé dans un bâtiment en face de l’édifice où siégera la nouvelle cour. « Je ne sais pas encore, a-t-il dit. La police judiciaire n’est pas encore en place et il n’y a donc pas d’enquêtes pour l’instant. Même le bâtiment où la CCS opérera n’est pas encore prêt à l’accueillir. »
Le financement est l’une des principales difficultés auxquelles la CCS sera confrontée. Selon des chiffres d’Amnesty International, 5 des 7 millions de dollars nécessaires pour assurer son fonctionnement pendant les 14 premiers mois ont été versés, mais les revenus futurs dépendront de contributions volontaires et ponctuelles. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, dont la structure de financement est tout aussi imprévisible, souffre d’un sous-financement chronique.
Le brouillard de la guerre
Le conflit en cours en RCA pose un problème encore plus grave. Comme leurs compatriotes de la CPI — qui n’ont pas encore lancé un seul mandat d’arrêt malgré l’ouverture d’une nouvelle enquête en septembre 2014 —, les enquêteurs de la CCS devront, défi peu enviable s’il en est, trouver le moyen d’accéder à de vastes pans du pays où des crimes de guerre ont été commis et continuent de l’être. « On ne parle pas d’une situation post-conflit », a dit Pierre Hazan, conseiller spécial en matière de justice transitionnelle auprès du Centre pour le dialogue humanitaire, à Genève. « Nous sommes en guerre. Si [les enquêteurs] souhaitent rencontrer des gens, recueillir des preuves, protéger des témoins, comment vont-ils s’y prendre ? Cela rend toute l’entreprise extrêmement ambitieuse. »
D’après M. Londoumon, la solution est évidente. « J’espère que ces rebelles seront désarmés pour que nous puissions les capturer », a-t-il dit, faisant référence au programme gouvernemental de Désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) en cours.
Mais il n’est pas aussi simple qu’il y paraît de désarmer et de poursuivre simultanément les rebelles. Depuis les années 1990 — l’époque de la création du système de justice pénale international contemporain en ex-Yougoslavie et au Rwanda —, les spécialistes s’interrogent sur l’équation entre paix et justice. C’est une chose d’intervenir à la suite de conflits dans lesquels les vainqueurs sont incontestés, comme c’était le cas avec les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, créés par les puissances alliées après la Seconde Guerre mondiale. Dans les conflits actifs, toutefois, certains craignent que la présence de procureurs internationaux n’incite les belligérants à abandonner les négociations de paix.
Les raisons qui expliquent la poursuite des violences par les groupes rebelles de la RCA sont complexes et le programme de DDR n’a pas encore pu démarrer. Richard Moncrieff, directeur du projet Afrique centrale de l’International Crisis Group (ICG), croit en tout cas qu’il y a « un risque que le processus de négociation au sujet du désarmement s’enlise et que la justice s’accélère, y compris avec la Cour criminelle spéciale. »
« Cela décourage fortement les gens qui sont ciblés par le système de justice à participer au programme de désarmement », a-t-il ajouté.
Pour Judicael Moganazou, porte-parole d’une faction anti-balaka rencontré à l’extérieur de sa maison à Boy Rabe, un quartier du quatrième district de Bangui fortement associé à ces milices, le débat est vain. « S’ils savent qu’ils seront désarmés aujourd’hui et qu’ils seront poursuivis dès demain par la communauté internationale ou par des juges locaux, ils refuseront de déposer leurs armes ».
Trouver une solution
Même si la CCS et la CPI parviennent à faire des progrès, il est peu probable que leur action combinée suffise à régler le problème vu la criminalité de masse qui a balayé la RCA.
En quête de nouvelles idées, M. Hazan s’est joint à une délégation de Centrafricains qui s’est rendue au Rwanda l’an dernier. À la suite du génocide de 1994, 9 000 « Gacacas », ou tribunaux communautaires, étaient apparus un peu partout au pays. Malgré les critiques de certains groupes de défense des droits de l’homme, ces tribunaux ont joué un rôle important dans le Rwanda post-conflit. Ils mettaient l’accent sur la justice rétributive, mais aussi sur le rétablissement de la vérité et la réconciliation nationale.
Un mandat prévoyant la création d’une Commission de la vérité et de la réconciliation pour la RCA a été adopté par le gouvernement de transition en mai 2015. « L’idée de base est de répondre aux besoins des victimes », a expliqué M. Hazan. « Il faut réagir à ce que les gens ont vécu au cours des dernières années et créer un discours qui est acceptable pour un vaste pan de l’opinion publique. »
Aucun progrès n’a cependant été fait jusqu’à maintenant. L’établissement d’une commission efficace risque par ailleurs d’être difficile dans le contexte de conflit ouvert qui prévaut actuellement. « Les gens parlent beaucoup de réconciliation, mais la méfiance et les tensions sont encore bien présentes », a dit l’auteure et anthropologue Louisa Lombard. « L’idée selon laquelle les musulmans ne sont pas de vrais Centrafricains existe encore, tout comme celle qui veut que la justice soit un moyen de punir “les mauvaises personnes, mais pas nous parce que nous défendons simplement nos droits”. »
Il est seulement 10 heures du matin et presque tous les sièges sont occupés dans la salle d’attente du centre d’assistance juridique de l’ABA. Le chemin vers la justice peut sembler impraticable, mais, dans un pays où les victimes reçoivent rarement du soutien, quel qu’il soit, les femmes qui se présentent au centre ont bon espoir qu’une forme de justice pourra être rendue, même si elle est limitée.
« Même s’ils ne retrouvent pas les gens qui ont commis ce crime, j’aurai au moins la satisfaction d’aller devant les tribunaux et de raconter publiquement ce qui s’est passé », a dit Marie, qui a été violée par trois combattants de la Séléka dans un cimetière de Bangui il y a trois ans. « Je leur expliquerai ce que j’ai sur le cœur », a-t-elle ajouté en retenant ses larmes.
*Les noms ont été changés.
(PHOTO D’EN-TÊTE : Une victime de mauvais traitement attend au centre d’assistance juridique géré par l’Association du Barreau américain à Bangui, la capitale centrafricaine. CRÉDIT PHOTO : Philip Kleinfeld/IRIN)
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