Alors que le monde regarde, médusé, les images des réfugiés agglutinés dans de frêles embarcations au large de la côte sud-ouest de la Turquie, des centaines de milliers de jeunes comme Adnan vivent en marge de la société dans les villes turques. Aujourd’hui, il y a plus de réfugiés syriens à Istanbul que dans tous les pays de l’Union européenne combinés. Et si les organisations humanitaires saluent l’exceptionnelle propreté et la bonne gestion des camps de réfugiés turcs, environ 90 pour cent des Syriens présents en Turquie vivent en dehors des camps et tentent de se faire une place dans un pays étranger dont ils ne parlent pas la langue. Qui plus est, sur ces plus de deux millions de réfugiés actuellement dans le pays, près de 55 pour cent ont moins de 18 ans. C’est pourquoi le récent accord entre la Turquie et l’Union européenne (UE) est non seulement lâche, mais son application aurait de dangereuses conséquences.
L’accord promet de l’argent, un allègement des restrictions de visa pour les Turcs et un renouvellement de la candidature de la Turquie à l’UE, en échange de quoi la Turquie devra redoubler d’efforts pour contenir les réfugiés entre ses propres frontières. Le fait qu’un pays au bord de la guerre civile basculant dans l’autocratie puisse se servir de la menace d’un afflux de réfugiés pour renouveler sa candidature, alors même que ses efforts de démocratisation passés ont été rejetés, en dit long sur la peur qu’à l’UE d’une immigration de masse.
Alors que les Turcs ayant un niveau élevé d’instruction tentent de quitter le pays, des Syriens déracinés essayent de se faire une place en marge des villes turques. Avant le début de la guerre, la Syrie était connue dans tout le monde arabe pour son système éducatif et plus de 90 pour cent de la population était alphabétisée. Adnan rêvait d’être ingénieur. D’autres jeunes Syriens que j’ai rencontrés voulaient être enseignants ou médecins. Une jeune femme nommée Mariam a eu de la chance : elle parle parfaitement l’anglais et a trouvé un emploi de serveuse dans un petit restaurant dont le propriétaire est un Turc arabophone originaire d’Hatay, près de la frontière syrienne. Mariam étudie également le génie civil dans l’une des universités anglophones d’Istanbul. Elle est cependant une exception et elle en est consciente. Elle m’a dit que deux de ses camarades d’école avaient été mariées à des Turcs par leur famille.
Ce ne sont pas des cas isolés. Des études montrent que, notamment dans les villes du sud de la Turquie, des filles d’à peine 14 ans sont données en mariage à des Turcs plus âgés. Des garçons comme Adnan semblent quant à eux avoir tendance à se radicaliser, influencés par des mouvements islamistes opérants dans les régions frontalières et les ghettos urbains. Des jeunes qui, dans leur pays, auraient pu terminer le secondaire et probablement aller à l’université voient leur avenir remis en question par une guerre cruelle. Les écoles privées arabophones prolifèrent, mais ce n’est pas suffisant. La politique d’ouverture de la Turquie a offert une certaine sécurité aux réfugiés, mais le pays n’était pas préparé à un exode d’une telle ampleur ni à une guerre aussi longue. Même si la guerre en Syrie prenait fin demain, des études indiquent que, tant que certaines conditions en matière de sécurité ne sont pas atteintes, la plupart des réfugiés ne rentreraient probablement pas. La reconstruction risque de prendre des années, voire des décennies, selon certains.
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Tandis que des jeunes comme Adnan sont aux prises avec l’insécurité et l’indignité d’un avenir tronqué et que de plus en plus de Turcs instruits cherchent à échapper à un régime politique de plus en plus oppresseur, l’accord entre l’UE et la Turquie, qui promet un allègement des restrictions de visa pour les Turcs, risque vraisemblablement de favoriser la fuite des cerveaux de l’opposition politique, qui pourrait être remplacée par une nouvelle population d’électeurs élevés dans les ghettos. Il est impossible de prédire quels effets déstabilisateurs un tel changement pourrait avoir à terme sur la région.
La Turquie a certainement besoin d’argent pour gérer la crise. Le pays a déjà dépensé près de sept milliards de dollars depuis le début de la guerre en Syrie et offrir un avenir aux jeunes comme Adnan et Mariam exige plus que de la bonne volonté. Les trois milliards d’euros que demande la Turquie et qui, insiste-t-elle, devraient être alloués spécifiquement à la gestion de la crise des réfugiés ne représentent pas une somme déraisonnable. La Turquie n’a cependant pas seulement besoin d’argent. Elle a besoin d’aide et d’expertise. L’UE ne devrait pas considérer cet accord comme une manière simple de contenir la crise des réfugiés à l’extérieur de ses frontières. Tout accord final devrait impliquer une participation plus importante de l’UE dans la gestion de cette crise. Des partenariats, des engagements et un véritable partage des charges sont nécessaires pour offrir aux jeunes comme Adnan un avenir dans lequel les frêles embarcations et les armes n’auront pas leur place.
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