Alors que le nombre de migrants et de réfugiés qui arrivent en Italie par bateau depuis la Libye continue d’augmenter, le gouvernement italien a annoncé qu’il enquêtait sur l’implication présumée de l’État islamique (EI) autoproclamé dans le trafic de personnes en Libye. On peut toutefois se demander si le gouvernement italien, qui affiche un bilan douteux en matière de coopération avec la Libye sur les affaires de migration, devrait être applaudi pour avoir tiré la sonnette d’alarme au sujet d’un lien possible entre l’EI et le trafic de personnes ou s’il devrait être traité avec suspicion vu son intérêt à empêcher les arrivées par bateau sur son territoire.
Tout le monde sait que les groupes criminels organisés, y compris la mafia sicilienne, empochent des sommes importantes grâce au trafic de migrants et à la traite de personnes. Ces profits dépassent même les sommes versées par les gouvernements occidentaux pour lutter contre la migration clandestine. Cathryn Costello, du Centre d’études sur les réfugiés de l’Université d’Oxford, estime que les revenus des passeurs basés en Turquie se sont chiffrés à quelque 800 millions d’euros l’an dernier. Un rapport conjoint publié en mai par Interpol et Europol a par ailleurs révélé que les réseaux de passeurs avaient gagné entre 5 et 6 milliards de dollars en 2015. À titre de comparaison, la totalité du Fonds Asile, migration et intégration de l’UE s’élève à 3,137 milliards d’euros pour sept ans.
Le trafic et la contrebande ne datent pas d’hier en Libye. Il s’agit du principal moyen de subsistance de nombreuses tribus marginalisées du sud, une région du pays qui offre peu d’autres opportunités économiques. Depuis quelques années déjà, des groupes comme Small Arms Survey documentent la contrebande de drogues, d’alcool et de cigarettes ainsi que le trafic de migrants – des activités lucratives qui sont étroitement liées entre elles – par les tribus touarègues et les Toubous qui opèrent dans le sud du pays. La contrebande d’armes est un problème plus récent qui est encore plus préoccupant. Plus au nord, dans les villes côtières qui servent de points de départ pour les bateaux à destination de l’Europe, les migrants et les réfugiés sont aussi exploités par des passeurs, des fonctionnaires corrompus et des locaux qui profitent de leur présence dans le pays : des gardes-côtes sont ainsi payés pour regarder ailleurs lorsque les bateaux de migrants quittent le port ; des gardes des centres de détention sont soudoyés par les passeurs pour libérer leurs captifs et les Libyens embauchent au noir – et à faible coût – les migrants et les réfugiés qui doivent travailler pour payer leur passage vers l’Europe.
Des modèles d’exploitation similaires ont été observés dans d’autres pays de transit comme l’Indonésie et la Turquie. Dans certaines villes côtières turques, une véritable micro-économie a en effet émergé l’an dernier avec la vente d’articles recherchés par les migrants et les réfugiés, notamment les vestes de sauvetage. Bien que plus locale, moins évidente et moins souvent dénoncée que le trafic de personnes à grande échelle, cette forme d’exploitation est tout aussi bien établie et tout aussi lucrative.
L’émergence et la prospérité de ces micro-économies et d’un véritable marché pour le trafic de migrants sont le résultat direct des politiques d’asile de plus en plus restrictives et des régimes frontaliers très stricts mis en place par l’UE et ses États membres. Tant qu’il n’y aura pas de voies légales vers l’Europe, les individus qui tirent profit de la migration clandestine continueront de tenir le haut du pavé dans cette industrie en pleine expansion.
Si de véritables programmes de réinstallation étaient offerts (depuis la Libye, mais aussi depuis d’autres pays situés le long des routes de migration de l’Afrique subsaharienne) ou si des programmes de migration de main-d’oeuvre temporaire étaient mis en oeuvre, les migrants et les réfugiés auraient accès à des solutions alternatives viables et ne seraient pas contraints d’entreprendre de dangereuses traversées. L’Union européenne (UE) pourrait aussi apporter son soutien à la Libye pour établir un ministère de l’Immigration capable de fournir des documents d’identité aux migrants et aux réfugiés. Le gouvernement libyen serait alors en meilleure position pour reprendre progressivement le contrôle de la migration clandestine des mains des milices.
L’accord de migration entre l’UE et la Turquie a créé un dangereux précédent qui autorise les gouvernements à bafouer le principe de protection internationale pour réduire l’afflux de migrants clandestins par bateau. L’Italie a déjà conclu plusieurs accords avec la Libye pour endiguer la migration clandestine. On peut notamment penser au traité d’amitié, de partenariat et de coopération signé en 2008 avec le régime de Kadhafi. En exprimant ses « inquiétudes » face à l’implication potentielle de l’EI dans le trafic de personnes, Rome pourrait être en train d’ouvrir la voie à une intervention semblable axée sur la migration. Même si l’on ne tient pas compte du trafic de personnes à grande échelle, les micro-économies de la contrebande continueront de prospérer en Libye et ailleurs dans le monde, à moins que des plans réalistes ne soient mis en oeuvre pour régulariser la migration. Au lieu d’accuser les groupes extrémistes d’être impliqués dans le trafic de personnes, les gouvernements des pays de l’UE devraient se pencher sur la façon dont leurs propres politiques favorisent la migration clandestine et contribuent à la prospérité des réseaux de trafiquants.