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On n’est jamais mieux que chez soi

Za'atari camp for Syrian refugees in Jordan Jordi Matas/UNHCR
Il y a environ 2 400 ans, Platon a eu une vision de la République. L’ouvrage qu’il a rédigé à l’époque est le premier exemple de la fascination qu’exerce sur nous l’idée selon laquelle nous pourrions, si nous avions la possibilité de construire une nouvelle société à partir de zéro, nous débarrasser de tous les défauts qui empêchent notre société actuelle d’atteindre la perfection.

En pratique, ce que cela signifie réellement, c’est se débarrasser des humains, ce qui n’aurait pas été un problème au sein de la République, puisqu’aucune personne saine d’esprit n’aurait voulu y vivre. Ce que décrivait Platon, en gros, c’était un État totalitaire à la Hogwarts, avec un Dumbledore fasciné par l’eugénisme au lieu de la magie.

Platon croyait que c’était là un faible prix à payer pour vivre dans une Cité juste dirigée par des philosophes-rois. Or, il semble que nos philosophes-rois des temps modernes soient eux aussi séduits par l’idée, surtout maintenant que quelques réfugiés viennent frapper aux portes de l’Europe.

Les riches ont pris conscience que le système existant pour gérer le nombre record de personnes déplacées dans le monde ne fonctionnait pas et ils sont désormais prêts à tout essayer (sauf les laisser s’installer chez eux, évidemment).

L’une des idées qui gagnent en popularité est celle selon laquelle nous pourrions faire d’une pierre deux coups en fournissant aux réfugiés un endroit où s’installer et en donnant un nouveau souffle aux régions européennes en déclin. Selon Anne-Marie Slaughter, PDG du groupe de réflexion New America, les réfugiés « pourraient être accueillis non pas dans des camps, mais dans des proto-villes où la “communauté mondiale” [...] peut encourager l’espoir d’une vie différente, plus sûre, en semant les graines positives de la connaissance, du capital et de l’autonomie politique progressiste ».


Mme Slaughter cite le milliardaire égyptien Naguib Sawiris, qui cherche actuellement à acheter une île grecque où les réfugiés pourraient fonder une nouvelle société. Il y a aussi la « nation des réfugiés » [Refugee Nation] proposée par le promoteur immobilier américain real Jason Buzi, qui veut absolument que vous sachiez qu’il a dépensé beaucoup d’argent pour mettre sur pied un site internet de financement participatif (au lieu de discuter avec les réfugiés, par exemple). Il est intéressant de noter que ces plans semblent toujours être proposés par des individus extrêmement fortunés, et non par les personnes déplacées elles-mêmes.


Ce qui est plus inquiétant, c’est le fait que Killian Kleinschmidt – l’ancien gestionnaire du camp de réfugiés jordanien de Zaatari pour le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) – ait suggéré une approche similaire. « De nombreuses régions d’Europe ont été totalement désertées parce que leurs habitants ont décidé de s’installer ailleurs », a-t-il dit dans une récente interview. « On pourrait y installer une nouvelle population et créer des opportunités de développement, de travail et de commerce. On pourrait considérer ces régions comme des zones de développement spéciales utilisées pour faire évoluer ce qui, autrement, serait des régions pauvres et négligées. »

Tous ces projets de réinstallation risquent simplement de recréer l’expérience des camps de réfugiés à plus grande échelle, des réserves naturelles où des migrants élevés en plein air pourront vagabonder comme bon leur semble dans leur habitat naturel. Je vis dans les Balkans, et ce que M. Kleinschmidt appelle « régions pauvres et négligées », nous les appelons simplement « pays ». En 2012, les citoyens des pays des Balkans représentaient 12 pour cent du nombre total de demandes d’asile reçues par l’Union européenne (UE). Si nous n’avons pas réussi à persuader nos propres citoyens de rester dans les villages pauvres, pourquoi diable croyons-nous que les réfugiés pourraient vouloir s’y installer ?

L’idée n’est pas complètement sans mérite, comme l’ont souligné Alexander Betts et Robin Cohen, des experts respectés sur les questions touchant les réfugiés. Elle bénéficie en outre du soutien de l’économiste Paul Romer, qui, depuis plusieurs années, fait la promotion d’une idée semblable : les villes à charte – des villes « start-up » qui « permettraient aux sociétés d’expérimenter de nouvelles règles ». Malheureusement, la seule réelle tentative de créer une ville à charte a échoué lorsque la Cour suprême hondurienne a décidé que le projet était inconstitutionnel. M. Romer s’est par ailleurs retiré lorsqu’il a pris conscience que le projet « tentait de créer un système établissant une sorte d’aristocratie qui ne serait jamais soumis au contrôle électoral local ».

Ce régime inconstitutionnel, facilement récupéré par une élite, est, tout comme la République de Platon, fondamentalement antidémocratique. M. Kleinschmidt a très bien géré le camp de Zaatari, qui, en l’espace de trois ans, est devenu le 10e établissement humain en Jordanie, mais il est révélateur qu’il se soit lui-même décrit comme le maire de Zaatari, alors qu’il n’a jamais été élu. Son affirmation était purement rhétorique, évidemment, mais elle a aussi trahi, d’une certaine façon, la véritable nature des camps de réfugiés comme des sortes de dictatures bénignes.

M. Kleinschmidt s’est montré particulièrement astucieux lorsqu’il a fait appel à l’expertise d’urbanistes des Pays-Bas. La communauté humanitaire commence enfin à reconnaître que les camps de réfugiés, lorsqu’ils se développent, deviennent pratiquement des villes et qu’ils exigent le même genre de gestion que n’importe quel espace urbain. Même si vous réussissiez à construire un camp de réfugiés parfait, toutefois, il y aurait encore un petit hic : « Personne ne voudra y vivre. » La majorité des réfugiés ne vivent pas dans des camps, mais dans des communautés d’accueil situées dans les zones urbaines. Les migrants cherchent eux aussi les opportunités économiques dans les grandes villes.

Les problèmes que nous croyons liés à la migration concernent en réalité l’urbanisation – et il reste encore beaucoup à faire pour les résoudre. À titre d’exemple, les tentatives du HCR de générer davantage de soutien pour les communautés hôtes en Turquie, en Jordanie et au Liban « n’ont pas été accueillies avec enthousiasme, même dans les pays qui financent le système de camps ». Il est clair que l’intérêt pour les solutions partant de zéro – qu’il s’agisse de camps de réfugiés ou de villes à charte – s’inscrit dans un effort plus vaste pour éviter la réalité politique des mouvements de population, qu’ils soient volontaires ou forcés.

J’ai réussi à écrire toute cette chronique sans utiliser le mot qui décrit le mieux ces divers projets : « utopie ». Le terme d’utopie vient évidemment du titre de l’ouvrage de Thomas More publié en 1516 ; il signifie « en aucun lieu » en grec ancien. Platon ne serait pas surpris : peut-être est-il préférable que les projets comme ceux-là, conçus pour améliorer la condition humaine – comme sa République, d’ailleurs – demeurent des expérimentations théoriques.

pc/ks/ag-gd/amz 

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