En 2010, à la veille du Printemps arabe, la grande réunion annuelle des représentants des forces de police, des forces navales et des gardes-frontières a été organisée dans un hôtel chic de Las Palmas de Gran Canaria, aux portes de l'Europe. Quatre-vingt-neuf chefs des services de sécurité de 25 pays ont participé à la cinquième conférence euro-africaine sur les migrations clandestines. Pendant les pauses, les membres des forces navales africaines ont bu le thé avec les gardes-civils espagnols sur la terrasse de l'hôtel et les officiers algériens se sont pris en photo avec les officiers grecs. Alors que les journalistes et les gardes-frontières revenaient dans la salle de conférence, le directeur des forces de sécurité espagnoles a assuré aux participants que la lutte contre le « fléau » de la migration clandestine progressait rapidement grâce à « la collaboration entre toutes les institutions représentées ici ». Dans un discours plein de ferveur, il a indiqué que la lutte pour la protection des frontières européennes était en passe d'être gagnée.
Le souvenir du triomphalisme de 2010 m'est revenu ces derniers mois, alors que filtraient des informations sur les efforts déployés par l'Europe pour faire face à la dernière « crise de la migration » dans la Méditerranée. Plutôt que d'investir dans l'organisation de nouvelles opérations de secours et l'ouverture de voies légales de migration vers l'Europe, les représentants politiques appellent désormais à une plus grande « collaboration » avec les États africains pour freiner la migration à la source ou au cours du processus de transit. L'ouverture de centres d'accueil des réfugiés sur le sol africain, la mise en place de patrouilles navales organisées par les pays du nord de l'Afrique et la signature d'accords politiques visant à limiter la migration clandestine font partie des solutions proposées, alors que l'Union européenne prépare le lancement en mai de son « programme en matière de migration ». Mais les différentes propositions pour le renforcement de la coopération africaine posent un problème fondamental : elles ont été testées à de multiples reprises déjà. Pire encore, elles se sont soldées par des échecs répétés, malgré l'enthousiasme qui prévalait au quartier général de la régulation de la migration aux jours lointains du printemps 2010.
Quelles que soient les initiatives de coopération africaine qui seront mises en place – et au vu des échecs enregistrés précédemment, peu d'entre elles le seront – elles présentent toutes des traits communs. L'idée est de transférer un contrôle stricte de la migration tout en rejetant les risques et les responsabilités sur les pays africains, au prétexte d'une inquiétude pour le bien-être des migrants. Les Espagnols, qui gèrent le contrôle des frontières aux Canaries, sont depuis longtemps passés experts dans l'art du transfert de responsabilité. Dans l'effervescence de 2010, un membre de la garde civile espagnole m'a expliqué la logique qui sous-tend l'organisation de patrouilles le long des côtes de l'Afrique de l'Ouest : « Il faut les empêcher de partir, il ne faut pas attendre qu'ils arrivent...De cette façon, beaucoup de vies seront sauvées ».
« Les collaborations » mises en avant à Las Palmas ont simplement avancé l'idée que la migration est un problème de sécurité pour les voisins de l'Europe, du Sénégal à l'Ouest à la Turquie à l'Est. Cette déclaration s'est accompagnée d'une jolie pile de cadeaux pour les pays prêts à jouer leur rôle dans la « lutte contre la migration clandestine » : matériel de police, rémunérations supplémentaires, réorientation de l'aide au développement et concessions diplomatiques.
Alors que les représentants politiques européens signent des accords secrets avec les gouvernements africains, un marché de la frontière s'est développé en Europe – et les incitations perverses engendrées par ce marché ont contribué à la crise que nous observons en Méditerranée.
Bien conscients des inquiétudes de l'Europe au sujet des flux - faibles d'un point de vue statistique - de migrants et de réfugiés subsahariens qui arrivent dans l'Union, les pays d'Afrique du Nord en particulier ont tiré un capital politique substantiel du renforcement de la coopération aux frontières au cours des dix dernières années. Le Maroc est devenu maître dans l'art d'utiliser son nouveau statut d'« État de transit » pour obtenir des concessions dans des domaines aussi variés que les droits de pêche, l'aide humanitaire, l'acquiescement à l'occupation du Sahara occidental et même une mobilité sélective de ses citoyens. En Libye, un pays qui a longtemps été une destination de choix pour les travailleurs africains, M. Kadhafi a utilisé les migrants comme une monnaie d'échange, alors même que l'OTAN commençait à bombarder le pays. Cet héritage a été perpétué par les milices et les forces de sécurité qui ont fait des migrants africains des cibles d'extorsion, de passages à tabac et de détentions arbitraires. Plus au sud, en Mauritanie, un autre pays qui a besoin de la migration, la coopération avec l'Espagne a engendré des raids arbitraires, des détentions et des déportations. Et en Algérie, de nombreux migrants ont été expulsés et volés sous la menace des armes : des déportés que j'ai rencontrés au Mali et au Maroc m'ont raconté que des soldats algériens avaient volé leur argent et leur téléphone portable et ne leur avaient laissé que leur carte SIM, alors qu'ils étaient entassés dans des wagons à bestiaux qui traversaient le Sahara.
Les rares « succès » – notamment les opérations menées par l'Espagne le long des côtes ouest-africaines – enregistrés n'ont pas seulement été obtenus au détriment des droits des migrants, mais ils ont aussi déplacé les routes dans des zones plus dangereuses. Entre-temps les migrants arrivant en Afrique du Nord deviennent un bien précieux pour les passeurs qui s'en prennent à des clients captifs, mais aussi pour la police et les représentants politiques. Cela complique sérieusement la vie des étrangers noirs qui cherchent désespérément une voie de sortie. Il faut briser ce cercle vicieux.
Au lieu d'alimenter ce commerce de la misère humaine, les représentants politiques européens devraient aller dans le sens inverse – minimiser plutôt que maximiser les gains du commerce de la frontière. Cela veut dire qu'il faut encourager la normalisation de la mobilité, par exemple en créant plus de voies d'accès légales vers l'Europe et en décriminalisant la migration clandestine en Afrique du Nord. Cela permettrait d'offrir une aide plus substantielle aux pays qui accueillent le plus de réfugiés dans le monde – des pays comme la Turquie et le Liban – et de trouver une réponse sérieuse au chaos qui règne en Libye et en Syrie. Pour cela, il faudrait penser la migration non pas comme une question de sécurité nécessitant un renforcement de la coopération policière, mais comme une force socio-économique inévitable qui peut apporter des bénéfices substantiels à l'Europe et à ses voisins.
Il faudra beaucoup de courage politique pour défaire les politiques et mettre fin aux collaborations qui ont jusqu'ici contribué à faire de la crise de la migration une prophétie autoréalisatrice. Les optimistes peuvent être encouragés par le fait que les États « partenaires », et notamment le Maroc, semblent avoir la volonté politique de procéder à un tel changement. Mais l'amnésie des cercles politiques européens sur la question de la frontière – sans parler de la marche en avant de l'extrême droite – montre qu'il y a malheureusement peu de chance d'avoir une nouvelle réflexion, alors que les dirigeants se préparent à débattre du programme de l'UE en matière de migration au mois de mai. Il faut plutôt s'attendre à de nouvelles déclarations enthousiastes en faveur du renforcement de la collaboration policière avec les États africains, un peu en écho aux promesses tonitruantes énoncées par le responsable de la sécurité espagnol il n'y a pas si longtemps à Las Palmas.
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