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Voix du front : Comment la crise du Burkina Faso change-t-elle la société et de quelles manières y remédier ?

« Les mentalités sont en train de changer. »

Sam Mednick/TNH
Women hone their agricultural skills in a project run by the Community Initiative for Changing Lives, a local NGO.

En 1984, un an après avoir pris le contrôle de l’ancienne colonie française alors connue sous le nom de Haute-Volta, le défunt révolutionnaire Thomas Sankara rebaptisait le pays « Burkina Faso », « patrie des hommes intègres » en langue locale.

Le nom sied bien à un pays qui, pourtant situé dans une région du monde éprouvée par les conflits, jouissait d’une longue histoire de tolérance religieuse et d’harmonie sociale, même après l’assassinat de Sankara en 1987 dans un putsch mené par Blaise Compaoré, son proche collaborateur de l’époque.

Cependant, ces dernières années, le pays des hommes intègres est en proie à une menace existentielle : les violences commises par des militants islamistes et un assemblage disparate d’autres milices, de plus en plus généralisées, détruisent le tissu social et dressent les communautés les unes contre les autres.

Si l’on se fie aux données compilées l’an dernier par le projet ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project) sur les 15 conflits les plus meurtriers au monde, c’est au Burkina Faso que la situation a le plus empiré. La crise, déjà préoccupante, s’est aggravée : près de 840 000 personnes sont déplacées à l’intérieur de leur propre pays, selon l’ONU, et plus de deux millions d’habitants ont besoin d’assistance humanitaire.

The New Humanitarian s’est rendu sur le terrain pour couvrir les plus récents développements. Les chiffres ne traduisent qu’une partie de l’histoire de ce conflit qui a contaminé tous les aspects de la vie. Nous présentons ci-dessous les points de vue de six personnalités burkinabées qui ont peu l’occasion de faire entendre leur voix : un leader de la société civile, un travailleur humanitaire, un imam, un enseignant, un journaliste et un chercheur.

Chrysogone Zougmoré, leader de la société civile : « La stigmatisation sème les graines de la guerre civile. »

Chrysogone Zougmoré, président du Mouvement burkinabé des droits de l’homme et des peuples (MBDHP), travaille depuis plus d’une trentaine d’années dans des organisations de défense des droits. Si de nombreuses exactions lui ont été rapportées au fil du temps, en particulier sous la présidence de Blaise Compaoré, rien ne le préparait à la vague de meurtres perpétrés au sein de la population civile par les djihadistes et les groupes locaux d’autodéfense, mais aussi par les forces de sécurité du gouvernement.

« La situation est préoccupante, voire alarmante. Des soldats et des civils sont tués et de nombreuses personnes déplacées à l’intérieur de leur pays vivent des situations très difficiles », dit-il.

L’insécurité a aussi des répercussions sur l’espace civique burkinabé, autrefois ouvert et dynamique. L’organisation de M. Zougmoré a ainsi été menacée sur les réseaux sociaux par des partisans du gouvernement après la publication, l’an dernier, d’un rapport dans lequel elle dénonçait des exécutions extrajudiciaires commises par l’armée.

M. Zougmoré estime que les organisations de défense des droits du Burkina Faso et des pays voisins également touchés par l’extrémisme devraient s’unir et créer l’équivalent civil du G5 Sahel, une force militaire régionale mise sur pied pour lutter contre le terrorisme. Une proposition dans ce sens est actuellement à l’étude.

Il travaille également à l’élaboration d’un plan visant à prévenir la stigmatisation de groupes ethniques comme les éleveurs peuls, accusés d’héberger des terroristes ou de collaborer avec eux, ainsi qu’à favoriser la coexistence pacifique des différentes communautés.

« La stigmatisation et les agressions physiques et verbales sèment les graines de la guerre civile », affirme M. Zougmoré.

Simon Nacoulma, travailleur humanitaire : « Ils ne comprennent pas ce qui arrive à leur pays. »

Fondateur de l’association locale Initiative communautaire Changer la vie/Nazemse (ICCV/Nazemse), Simon Nacoulma pense que le meilleur moyen de maintenir la cohésion sociale est de montrer aux gens ce qui se passe ailleurs, là où la violence est omniprésente.

« Je leur demande s’ils veulent que ce qui est arrivé aux gens du Sahel (une province du nord, théâtre de nombreux actes de violence extrémiste) leur arrive à eux aussi », dit-il.

L’association qu’il a fondée en 2002 apporte son soutien aux communautés vulnérables des quatre coins du pays. Elle met notamment en œuvre des projets visant à aider les membres de ces communautés à cultiver des fruits et des légumes et organise chaque mois des discussions sur l’importance de la cohésion sociale.

M. Nacoulma a remarqué qu’avec l’aggravation de la crise, les conversations avaient mis en lumière des divisions croissantes entre les différentes communautés, notamment entre musulmans et chrétiens, et montré à quel point les habitants étaient craintifs face aux changements qu’ils observent dans le pays.

 « Ils n’ont jamais connu cette violence et ne comprennent pas ce qui se passe », explique-t-il.

Les mécanismes traditionnels de dialogue peuvent permettre de résoudre des différends et aider les communautés à rester solidaires en période de troubles. Les leaders locaux doivent par ailleurs veiller à rappeler aux membres de leur communauté les liens sociaux forts qui les unissent depuis plusieurs générations, ajoute M. Nacoulma.

Tiégo Tiemtoré, imam : « Nous sommes tous dans le même bateau. S’il coule, nous coulons tous ensemble. »

Les attaques menées récemment par des djihadistes contre des églises au Burkina Faso font craindre l’émergence de dissensions religieuses. Cependant, d’après Tiégo Tiemtoré, imam à Ouagadougou, la violence peut aussi avoir pour effet de renforcer la solidarité entre les groupes religieux.

« Nous sommes tous dans le même bateau. S’il coule, nous coulons tous ensemble » affirme-t-il, expliquant que si les gens restent soudés, c’est parce qu’ils sont conscients que tout le monde fini par souffrir du chacun pour soi.

M. Tiemtoré salue l’initiative de l’Union fraternelle des croyants, une organisation reconnue basée dans la province de Séno*, dans le nord du pays, dont les membres se rendent dans les mosquées et les églises du pays pour prêcher des messages de paix et de tolérance.

« Les groupes religieux donnent de l’espoir aux gens et les encouragent à continuer d’aller de l’avant », poursuit-il.

L’imam n’a pas de solution à proposer pour mettre un terme à la crise, mais pense que le gouvernement devrait travailler plus étroitement avec les pays voisins et envisager la possibilité de négocier avec les groupes extrémistes — une approche actuellement testée au Mali voisin.

« Au départ, j’étais contre l’idée de négocier avec les extrémistes, rappelle Tiemtoré. Mais quand je vois la situation sur le terrain, je me dis que si l’armée est incapable de reprendre le contrôle, on doit essayer d’autres solutions. »

Fidèle Tiono, enseignant : « On les appelle des terroristes parce qu’ils nous obligent à vivre dans la terreur. »

L’insécurité a entraîné la fermeture de plus de 2 500 écoles à travers le pays, avec des répercussions sur plus de 330 000 étudiants et 11 000 enseignants.

Fidèle Tiono, un professeur d’anglais de 32 ans, est l’un d’entre eux. Il n’a plus rien à faire depuis qu’il a été contraint, en février, de fuir sa commune de Nagbingou, située dans la région du Centre-Nord.

« Je souffre de désœuvrement », dit-il en parlant de la vie qu’il mène à Ouagadougou.

M. Tiono, relativement nouveau dans la profession, a hâte de retourner au travail. Un mois après avoir fui son village, il est même retourné à Nagbingou en compagnie de plusieurs autres enseignants, pour se trouver nez-à-nez avec les habitants de la commune fuyant dans la direction opposée.

Certaines écoles sont opérationnelles, mais les enseignants et les élèves ne se sentent pas en sécurité, constate M. Tiono. Chaque fois qu’une moto —moyen de transport préféré des membres des groupes armés — passe à proximité, les étudiants jettent un regard inquiet par la fenêtre.

« On les appelle des terroristes parce qu’ils nous obligent à vivre dans la terreur, dit Tiono. Or l’enseignement exige un climat serein. »

Guézouma Sanogo, journaliste : « Nombreux sont ceux qui ne veulent plus travailler parce qu’ils ont peur. »

Dans un conflit complexe impliquant de multiples acteurs, chacun doit pouvoir compter sur des informations exactes. Or d’après Guézouma Sanogo, président de l’Association des journalistes du Burkina, la situation « chaotique » du pays a un impact négatif sur la liberté de la presse.

En vertu des dispositions du Code pénal du Burkina Faso adoptées en juin dernier, toute personne qui publie sans autorisation des informations ou des images concernant une scène de crime de « nature terroriste » s’expose à des sanctions allant jusqu’à une peine d’emprisonnement de cinq ans et une amende maximale d’environ 17 000 dollars.

La loi modifiée n’entend pas restreindre la liberté de la presse mais vise à protéger la dignité des soldats et des civils qui ont été tués, rapportait à TNH Rémis Fulgance Dandjinou, porte-parole du gouvernement.

Dans les faits, toutefois, ces nouvelles dispositions légales dissuadent de nombreux journalistes de couvrir les attaques par crainte de représailles, analyse M. Sanogo. Des extrémistes ont par ailleurs menacé des reporters qui traitent de sujets tels que le mariage forcé, les mutilations génitales féminines ou encore l’importance de l’éducation des filles.

« Les journalistes sont soumis à de fortes pressions, souligne M. Sanogo. Nombreux sont ceux qui ne veulent plus travailler parce qu’ils ont peur. »

Cheickna Yaranangoré, chercheur : « Les mentalités sont en train de changer. »

Depuis trois ans, Cheickna Yaranangoré étudie les stratégies de résilience des jeunes Burkinabés face à la violence, grâce à une bourse offerte par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), une société d’État canadienne.

Il est convaincu que le conflit, les inégalités, l’absence de services sociaux et l’ancrage des injustices sociales ont affaibli l’identité nationale burkinabée, une identité pourtant forte qui n’est pas façonnée par les différences ethniques ou religieuses.

« Les mentalités sont en train de changer », soutient M. Yaranangoré.

Au cours des mois à venir, son équipe de chercheurs se rendra aux quatre coins du Burkina Faso pour discuter avec les autorités locales, les chefs de village et la population civile au sujet de l’importance d’assurer une harmonie communautaire, d’éviter la désinformation et de mettre fin aux préjugés.

« On entend souvent que tout est train de s’effondrer ici, mais ce n’est pas vrai, dit le chercheur. La crise offre en réalité au pays l’occasion de se construire. »

*(Une version antérieure de cet article indiquait de façon erronée que l’Union fraternelle des croyants était basée dans la province de Soum, dans le nord du pays)

sm/pk/ag

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