Contrairement à d’autres pays d’Afrique de l’Ouest comme le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire et le Mali, le Sénégal n’a pas encore été la cible d’une attaque importante par les extrémistes islamistes. Selon des experts, toutefois, le procès sans précédent de dizaines de terroristes présumés qui s’est terminé il y a deux semaines à Dakar constitue un signal d’alarme opportun face à une menace naissante et en pleine expansion.
Les condamnations et les jugements rendus le 19 juillet dans les dossiers de 29 citoyens sénégalais accusés de comploter en vue d’établir une cellule terroriste dans la région de la Casamance, dans le sud du Sénégal, étaient loin de représenter une victoire indéniable pour l’accusation.
L’un des principaux suspects, Alioune Ndao, que l’État aurait aimé voir emprisonné pour 30 ans, n’a reçu qu’une peine d’un mois avec sursis pour possession illégale d’armes à feu, tandis que 15 des accusés ont été acquittés par manque de preuves. Les peines imposées aux autres étaient plus courtes que les peines d’emprisonnement recommandées par les procureurs.
Treize des accusés ont reçu des peines d’emprisonnement de 5 à 20 ans pour des crimes allant du financement du terrorisme à la conspiration criminelle. Les avocats d’au moins un des condamnés ont dit qu’ils avaient l’intention de faire appel.
« Ce serait une illusion dangereuse de penser que le Sénégal est à l’abri de ce mal », a dit le procureur Aly Ciré Ndiaye en avril, quand le procès a réellement commencé (il devait officiellement commencer en décembre 2017, mais il été ajourné à plusieurs reprises). « Cela risque en effet de nous inciter à négliger les efforts colossaux nécessaires pour démanteler les échafaudages sur lesquels s’appuie le terrorisme. »
Le Sénégal constitue une cible intéressante pour les extrémistes en raison de ses liens internationaux solides. Le pays a en effet signé des accords de coopération militaire avec les États-Unis et la France. Il contribue en outre de façon non négligeable à l’envoi de soldats pour la mission de maintien de la paix des Nations Unies au Mali, la MINUSMA, une mission à laquelle s’opposent de nombreux Sénégalais.
Le Sénégal est un pôle régional pour de nombreuses institutions internationales. Il s’agit donc d’« une cible de luxe… comme le jackpot pour les groupes terroristes », a dit Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute, une organisation basée à Dakar qui cherche à assurer un suivi de l’extrémisme violent.
Au Sénégal, l’islam, qui est la religion d’environ 94 pour cent de la population, est dominé par une forme modérée et tolérante de soufisme dirigé par de puissantes confréries qui ont longtemps été considérées comme la principale défense du pays contre l’extrémisme.
Mais des changements sont en train de se produire. De plus en plus, des États étrangers financent la construction de mosquées et l’ouverture d’écoles coraniques, ou daaras, où l’on enseigne des interprétations alternatives des textes religieux. Les idéologies salafistes et wahhabites, plus conservatrices, commencent ainsi à s’implanter.
M. Sambe croit que le système éducatif sénégalais est la plus grande faiblesse du pays. « Nous sommes l’un des rares pays au monde qui n’a pas une totale emprise sur son propre système éducatif », a-t-il dit à IRIN. « Il y a un système formel contrôlé par l’État laïc et francophone et un autre dans lequel interfèrent des puissances étrangères comme l’Arabie saoudite et l’Iran. »
Un imam préoccupant
Selon la thèse de l’accusation, la cellule créée en Casamance aurait eu pour vocation de servir de base pour mener des attaques contre des cibles françaises et l’État sénégalais. La cour a été informée que l’accusé planifiait d’élargir l’influence de ce nouveau « califat » aux pays voisins, y compris la Gambie, la Guinée et la Guinée-Bissau.
Certains des individus présents sur le banc des accusés ont été arrêtés en 2015 lors d’une vaste opération policière visant à mettre un terme aux discours haineux dans les mosquées. D’autres ont été appréhendés alors qu’ils se rendaient au Nigeria ou en revenaient.
M. Ndao est un imam salafiste qui, jusqu’à son arrestation en 2015, prêchait dans une mosquée de la ville de Kaolack, à 200 kilomètres au sud-est de Dakar. Il a été accusé d’être le guide spirituel et le coordonnateur de la cellule.
M. Ndao a comparu au milieu de la rangée d’accusés, vêtu d’une tunique blanche assortie à sa barbe. Bon nombre de ses supporteurs ont assisté au procès. Au moment de la lecture du verdict, une clameur s’est élevée dans la salle d’audience. Les disciples de M. Ndao se sont mis debout ou se sont prosternés par terre pour prier Dieu.
L’un d’eux, Imam Diene, avait parcouru 100 kilomètres pour l’occasion. « Ce n’est pas un terroriste », a-t-il dit. « Il n’y a pas de terroristes ici au Sénégal – il n’y a pas de preuve ! Quand tu as des preuves, tu dis qu’il y a des terroristes. »
En 2017, une poignée de groupes opérant principalement dans le nord du Mali, notamment Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), ont fusionné pour former le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jamaat Nosrat Al-Islam Wal-Mouslimin, ou JNIM). La menace djihadiste s’est renforcée depuis dans la région.
En avril 2017, le leader du groupe, Iyad Ag Ghali, a confirmé que le Sénégal était sur la liste de pays ciblés. JNIM a mené de nombreuses attaques au cours des derniers mois, notamment un attentat double visant l’ambassade française et l’état-major des forces burkinabées à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. Les attaques terroristes, qui ont eu lieu en mars, ont fait 8 morts et 80 blessés.
Nombre des suspects du procès de Dakar, et notamment le meneur présumé, Makhtar Diokhané, étaient accusés d’entretenir des liens avec Boko Haram. M. Diokhané a reçu une peine d’emprisonnement de 20 ans pour avoir réalisé des actes terroristes par association. Il a été signalé qu’il avait séjourné dans le nord-est du Nigeria en compagnie de militants de Boko Haram avant d’être renvoyé au Sénégal avec six millions de nairas (environ 20 000 dollars) pour créer une cellule affiliée.
Un conservatisme religieux croissant
La plupart des individus condamnés le mois dernier s’étaient rendus à l’étranger pour recevoir des formations au sein de groupes extrémistes, notamment Boko Haram et AQMI. Des experts comme M. Sambe affirment cependant qu’il ne faut pas ignorer l’influence croissante de souches plus conservatrices de l’islam au Sénégal même.
Saint-Louis, une ville située au nord du pays qui était autrefois la capitale coloniale de l’Afrique de l’Ouest française, est une destination de choix pour l’apprentissage de la religion.
Elle accueille un grand nombre de maîtres coraniques réputés, ou marabouts. Ces derniers ouvrent des daaras qui sont fréquentées par des étudiants venus d’autres régions du Sénégal et d’autres pays de la région. Parmi les talibés, on retrouve des garçons d’à peine cinq ans et des jeunes hommes dans la vingtaine.
Les programmes et les conditions de vie des daaras ne sont pas réglementés par l’État. « N’importe qui peut ouvrir sa propre école coranique », a dit Baye Ndaraw Diop, un ancien directeur d’un service de protection de l’enfance au sein du ministère de la Justice sénégalais.
Dans certaines daaras de Saint-Louis, l’influence de l’idéologie salafiste est de plus en plus évidente. L’une d’elles, située près de l’extrémité nord de l’île qui abrite cette ville historique, accueille plus de 1 000 talibés. Même s’il n’est pas lui-même salafiste, le marabout responsable de la daara est reconnu pour accepter tous les étudiants qui souhaitent étudier le Coran, indépendamment de leurs penchants religieux.
« Nous avons remarqué un changement dans les comportements de certains des plus vieux talibés de cette daara », a dit Issa Kouyaté, un militant qui cherche à améliorer les droits et les conditions de vie des talibés. « Ils s’habillent différemment et refusent tout contact avec les femmes. »
IRIN a accompagné M. Kouyaté lors d’une visite de la daara. Des hommes étaient allongés dans des chambres recouvertes de bâches entourant un espace ouvert où des vêtements étaient mis à sécher de façon désordonnée. Comme dans nombre des écoles coraniques du pays, les conditions de vie sont difficiles : les élèves sont hébergés dans des bâtiments délabrés et font leur toilette dans le cours d’eau sale qui passe à proximité. Des maladies comme la gale sont courantes.
Une dizaine de jeunes hommes étaient réunis sous un grand arbre à l’extérieur de leur abri de fortune. Un téléphone portable diffusait un enregistrement de versets du Coran à la sonorité métallique. Un jeune homme préparait le thé pendant qu’un autre rasait la tête d’un talibé plus jeune. La majorité des étudiants étaient vêtus de la calotte islamique, d’une tunique simple et d’un pantalon plus court que celui que portent généralement les Sénégalais – un ensemble typique des formes plus conservatrices de l’islam.
Les jeunes hommes, dont la plupart sont originaires de la Gambie et de la Guinée-Bissau, ont tendance à rester entre eux. Leur langue commune, le mandingue, n’est pas parlée par un grand nombre de personnes à Saint-Louis. L’un d’eux a déclaré que leur seule motivation était d’apprendre le Coran.
La réponse de l’État
Les efforts de lutte contre l’extrémisme déployés par le gouvernement sénégalais lui ont valu des éloges. La cellule interministérielle de coordination des opérations contre les actes terroristes, ou CICO, a été créée en février 2016 pour faire face à l’instabilité régionale croissante. La CICO est placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Le gouvernement la décrit comme un « dispositif de coordination et de veille stratégique dans la lutte contre le terrorisme ».
« La CICO s’appuie particulièrement sur le renseignement et est axée sur la surveillance de nos frontières », a dit à IRIN une source du ministère de l’Intérieur qui a demandé l’anonymat. La capacité de l’État à surveiller efficacement l’activité djihadiste en utilisant les médias sociaux a été démontrée par l’arrestation de Momodou Ndiaye, un complice de M. Diokhané. Celle-ci a en effet été rendue possible grâce à une opération de surveillance des interactions au sein d’un groupe Facebook menée par le département des enquêtes.
Si certains croient que les efforts de l’État sont superficiels, d’autres estiment qu’ils vont trop loin. « Le Sénégal voulait montrer au monde et aux bailleurs qu’il était résolument engagé dans la lutte contre le terrorisme », a dit l’avocat de la défense Assane Dioma Ndiaye, à la fin du procès. « [Mais] il y a eu une exagération…. Même s’il y avait certains Sénégalais qui étaient tentés de répondre aux sirènes du terrorisme, ça ne nécessitait pas un dossier de cette nature », a-t-il poursuivi.
D’après M. Sambe, toutefois, le gouvernement sénégalais n’en fait pas assez et devrait adopter des politiques de prévention pour lutter contre l’extrémisme violent.
« Ce qu’il faut maintenant, c’est une stratégie de prévention inclusive se basant sur les leaders religieux, la société civile et le monde éducatif », a-t-il dit.
Lors de l’édition 2016 du Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, le président Macky Sall a appelé à la mise en place d’une « réponse doctrinale » à la propagande djihadiste, un appel vague en faveur d’une réponse coordonnée allant au-delà d’une simple intervention militaire.
Or, même si le Sénégal est un État laïc, en période électorale, les hommes politiques dépendent fortement des leaders religieux pour obtenir des votes.
Cela explique en partie que les institutions religieuses et le vaste système de daaras sont très peu réglementés et que l’émergence d’idéologies étrangères – qu’elles soient bénignes ou non – n’est pas contrôlée. « Il y a une complicité entre le pouvoir religieux et le pouvoir temporel », a dit M. Diop, l’ancien fonctionnaire du ministère de la Justice. La réticence générale à reconnaître le problème constitue sans doute une autre lacune de la réponse du Sénégal. La menace djihadiste n’est pas un sujet de discussion courant et rares sont les journalistes sénégalais qui abordent la question.
M. Kouyaté, le militant, est frustré par cette complaisance nationale. « Il faut détabouiser tout ce qui est tabou… Mieux vaut prévenir que guérir, mais, ici au Sénégal, on obtient toujours les médicaments après la mort. »
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(Additional reporting by Momar Niang)