Cette affirmation peut sembler tirée par les cheveux, mais le détournement de l'aide humanitaire, ou même pire, la collusion avec l'EI, est un sujet de préoccupation réel à la fois pour les individus dont la vie a été détruite par les militants islamistes et pour les travailleurs humanitaires. Si des individus peuvent apporter des preuves de la véracité de ces faits, ils devraient pouvoir les présenter et avoir l'assurance que quelqu'un mènera une enquête pour vérifier leurs allégations. Auparavant, cela n'était pas possible en Irak.
Le déficit de communication s'est creusé entre les 3,1 millions d'Irakiens déplacés et les organisations qui sont censées leur venir en aide. Les organisations non gouvernementales (ONG) individuelles ont mis en place des lignes d'assistance téléphonique, mais les déplacés n'ont souvent guère d'informations sur quelles aides sont fournies par quelles organisations et sur les personnes à contacter pour obtenir tel ou tel service. Imaginez que vous êtes un déplacé irakien et que vous essayez d'obtenir de l'aide pour résoudre un problème complexe. Si seulement il n'existait qu'un seul numéro de téléphone à appeler, si seulement on vous aidait à trouver le bon interlocuteur.
Un centre d'appels vient d'être créé pour répondre à cette attente : aider les déplacés à exprimer leurs besoins et à comprendre quels aides leurs sont accessibles. Mais alors que les services ont subi des coupes sévères, ce centre d'appels peut-il vraiment améliorer la manière dont l'aide est distribuée ? Ou les déplacés qui appellent le centre entendront-ils une voix leur dire que leur aide alimentaire a été réduite ?
« Vide d'information »
D'après le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), 78 pour cent des Irakiens disposent d'un téléphone portable. Mais malgré cela, « les déplacés du nord de l'Irak vivent dans un vide d'information qui entrave leur capacité à faire face à la catastrophe », d'après un rapport rendu public par un groupe d'ONG, des agences des Nations Unies et des organisations qui se consacrent au développement des médias en septembre 2014.
Les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays (PDIP) avaient difficilement accès aux informations et n'avaient pas les moyens d'exprimer leurs vrais besoins. « Personne ne veut nous parler », a dit un déplacé de Duhok à l'occasion d'une réunion de consultation de la communauté organisée par le PAM. « En général, ils viennent nous poser des questions et ils s'en vont ».
« Plusieurs agences d'aide humanitaire sont venues et ont distribué des articles, comme des ustensiles de cuisine, des seaux, des chaussures et des vêtements, mais nous n'avions pas les moyens de leur parler de nos besoins spéciaux », a ajouté une femme qui a fui Mossoul quand l'EI a pris le contrôle de la ville en août 2014.
Pour répondre à ce problème, le rapport a proposé la création rapide d'un centre d'appels, dirigé conjointement par les agences des Nations Unies, pour informer les déplacés et transmettre les plaintes, les retours d'informations et les besoins urgents aux services concernés des organisations.
Le centre d'appels a été lancé à la fin du mois de juillet, après la publication du rapport, avec l'aide financière du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), du PAM et OCHA, l'organisme de coordination de l'aide d'urgence des Nations Unies.
L'idée est que le fait d'avoir un seul numéro de téléphone (6999) pour toute la réponse humanitaire permettra de simplifier un système souvent déconcertant.
Bon nombre de déplacés pensent que le système d'aide humanitaire est un effort conjoint, mais en réalité, il est plutôt le fruit d'efforts liés et indépendants. Par exemple, 54 organisations humanitaires fournissent une aide médicale dans les 18 gouvernorats irakiens et elles coordonnent leurs interventions par le biais du Cluster santé. Un déplacé peut être amené à demander de l'aide à n'importe laquelle de ces organisations.
Auparavant, les Irakiens devaient trouver quelle organisation fournissait le service dont ils avaient besoin dans leur région avant de prendre de contact avec elle directement, ou être orientés par une autre ONG – un processus souvent alambiqué et opaque nécessitant un suivi des cas particuliers par des agences n'ayant aucun lien entre elles. Aujourd'hui, les déplacés devraient pouvoir appeler la ligne d'assistance téléphonique et être orientés directement vers les organisations.
Pour leur apporter ces réponses directes, les opérateurs du centre d'appels utilisent les données collectées par les clusters. Ils déterminent quelle organisation peut venir en aide au déplacé installé dans une zone précise ou de quelle organisation il souhaite se plaindre. Ils peuvent également prendre note des besoins exprimés par la personne et ces informations alimenteront le système de cluster.
« Nous avons des personnes qui sont très calmes au téléphone et d'autres non – des personnes qui sont en colère et qui ressentent de la frustration », a dit Mme. Jiawook. « Nous les écoutons et nous essayons de les calmer ».
Après de longues négociations avec trois réseaux de téléphonie mobile, la ligne d'assistance téléphonique sera gratuite à la fin du mois d'août. Les opérateurs du centre d'appels parlent l'arabe, le sornai (dialecte kurde) et l'anglais ; mais ils sont aussi appelés à répondre à des PDIP qui parlent le badini (dialecte kurde) ou le dialecte utilisé par les Yézidis.
« J'espère que le centre d'appels permettra aux PDIP d'accéder à l'aide humanitaire et de la comprendre », a dit Sarah Mace, en charge de la coordination du centre d'appels destiné aux PDIP en Irak. « Comme bon nombre de PDIP l'ont indiqué, il y a un manque criant d'informations sur les services et l'accès aux services ».
Mme Mace a dit que le centre d'appels permettrait à la communauté humanitaire de « parler d'une seule voix » et d'« être plus accessible ».
Des limites
Malgré l'optimisme, il est encore trop tôt pour évaluer l'impact réel du centre d'appels. Les journalistes d'IRIN ont passé une vingtaine de minutes sur place et, pendant ce laps de temps, aucun appel n'a été reçu. En comparaison, la ligne d'assistance téléphonique mise en place par le HCR en Jordanie pour les réfugiés syriens recevait des milliers d'appels chaque semaine quand les journalistes étaient sur place en début d'année. L'équipe irakienne a minimisé cette inquiétude et a indiqué que le centre d'appels est encore dans la phase d'essai et que tous les gouvernorats n'ont pas été informés de sa création.
Si le projet réussi, le centre d'appels ne pourra rien changer aux violences qui empêchent les travailleurs humanitaires de travailler sur le terrain dans une grande partie du centre, de l'ouest et du nord de l'Irak. Si un individu appelle depuis la région assiégée d'Anbar pour demander des fournitures médicales, les acteurs humanitaires ne peuvent pas faire grand-chose. Au mieux, ils prennent note d'un besoin humanitaire urgent. Au pire, ils offrent un faux espoir d'aide.
Cette réalité a été mise en lumière lors de l'assaut de l'EI sur les Yézidis du nord de l'Irak l'année dernière, quand les agences humanitaires et la Mission d'assistance des Nations Unies en Irak dirigeaient un centre d'appels moins important. La ligne d'assistance téléphonique était saturée d'appels de personnes désespérées qui disaient être cernées par les combattants de l'EI.
« Les appels venaient de Yézidis vivant dans les montagnes de Sinjar ou aux alentours, ou d'individus qui disaient être en contact direct avec eux », a expliqué Brendan McDonald, un employé d'OCHA déployé à Erbil à cette époque.
« Nous étions incapables de leur offrir le moindre réconfort. Les informations dont nous disposions concernant la situation humanitaire dans la région de Sinjar n'avaient pas été vérifiées, elles étaient parfois incohérentes ».
« Je me souviens notamment d'un appel passé par un groupe de femmes et d'enfants yézidis qui étaient soit-disant bloqués dans un camp au sud des montagnes de Sinjar, encerclés par l'EI et incapables de rejoindre les zones contrôlées par les Kurdes », dit-il. « Nous avons transmis ces informations aux personnes qui étaient en mesure d'intervenir, mais quelques jours plus tard, ils ne répondaient plus au téléphone ».
Le nouveau centre d'appels est aussi limité, parce qu'il n'est pas en mesure de répondre à tous les problèmes. Les opérateurs ne sont pas mesure de répondre aux questions ou aux plaintes concernant le gouvernement, les violences liées au genre, ou les demandes d'asile. Lorsqu'ils reçoivent des rapports de violations des droits de l'homme, ils les transmettent au Conseil de sécurité des Nations Unies.
La ligne d'assistance téléphonique a été mise en place, il ne reste plus qu'à en informer les Irakiens
« Par exemple, lorsque l'on parle d'un changement dans la valeur des coupons alimentaires, la même explication sera donnée à tous les groupes ethniques de toutes les régions du pays », a expliqué Mme Mace, « ce qui, espérons-le, permettra d'apaiser les tensions ».
Le nouveau projet est toujours en évolution. « Aujourd'hui, j'ai reçu un appel concernant un problème de logement », a dit Mme. Jiawook. L'homme qui a appelé ne pouvait plus payer le loyer de la maison qu'il louait et était sur le point d'être expulsé. Il a demandé si lui, son fils adolescent et sa femme enceinte pouvaient s'installer dans un camp. Le centre d'appels coordonne la liste d'attente pour les places qui se libèrent dans un camp local. Mme Jiawook a réussi inscrire la famille sur la liste d'attente.
« Il était très content », a dit Mme. Jiawook, en souriant. « J'ai l'impression que si j'avais été en face de lui, il m'aurait prise dans ses bras ! ».
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