Kim Scriven est le directeur du Fonds pour l’innovation humanitaire (HIF), qui octroie des subventions afin d’encourager le recours à de nouveaux outils et méthodes dans le secteur. Il espère que le prochain Sommet humanitaire mondial, qui se tiendra à Istanbul au mois de mai, contribuera à nourrir le débat pour créer un agenda formel de l’innovation.
« C’est une formidable opportunité d’étudier un certain nombre de systèmes et de structures, sur le plan de la gouvernance, mais aussi au niveau organisationnel et interorganisationnel », a-t-il dit à IRIN. « Il est à la fois opportun et nécessaire de mettre au point des règles et des normes pour les précurseurs, et c’est une question de normes et de principes éthiques. »
Bien sûr, il y a une part d’ironie dans le fait que des personnes travaillant dans le domaine de l’innovation - censée bousculer le système - sollicitent l’aval d’une initiative soutenue par les Nations Unies, comme peut l’être le Sommet humanitaire mondial.
M. Scriven a reconnu être un peu hésitant. « Innover, c’est réaliser des choses en marge des systèmes, les ébranler », a-t-il dit. « Alors comment ce débat peut-il avoir lieu dans le cadre d’un événement géré depuis le noyau du système ? »
« Si l’innovation est l’ennemie de la bureaucratie, le fait que le cœur même de la bureaucratie prétende débattre sur le thème de l’innovation est potentiellement un excellent moyen de la tuer. »
Des cobayes humains ?
Pour mettre au point des règles et des normes dans le secteur, l’enjeu de taille qu’il convient d’aborder touche à la manière de protéger les personnes sur lesquelles seront testées les nouvelles idées.
Jess Camburn, la directrice de l’ELHRA (Enhancing Learning and Research for Humanitarian Assistance) – l’organisme parent de l’HIF – a fait remarquer que tester de nouvelles idées dans le cadre d’une opération humanitaire revient à utiliser les « populations affectées » comme cobayes.
« Si vos recherches concernent des individus, ou sont susceptibles d’affecter des individus, il faut bien réfléchir à la manière de concevoir votre programme », a-t-elle dit. « Il convient de réfléchir aux avantages qu’ils peuvent avoir à participer, à une manière de rétribuer leur participation. »
« Le défi pour le secteur humanitaire, c’est que s’ils ne travaillent pas comme des universitaires, il est possible qu’ils ne pensent même pas à engager une procédure d’examen éthique. Notre travail consiste donc notamment à garantir qu’il existe des systèmes pour les accompagner dans cette démarche. »
Le secteur privé tient un rôle de plus en plus important dans l’innovation humanitaire. Le partenariat entre la Fondation IKEA et l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), pour laquelle le géant suédois de l’ameublement a conçu un abri en kit, a été très médiatisé.
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Per Heggenes, le PDG de la Fondation IKEA, a souligné que le rapport au risque était très différent dans le secteur privé et les agences d’aide humanitaire, et que cela risquait de poser problème.
« Il est impossible d’innover sans se tromper », a-t-il dit lors de la table ronde organisée par l’HIF à Londres, afin de stimuler le débat autour de l’innovation dans le secteur de l’aide humanitaire en prévision du Sommet humanitaire mondial de l’année prochaine.
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« Prendre des risques est nécessaire, et il doit être acceptable à la fois pour le bailleur de fonds et le partenaire de prendre ces risques et d’apprendre des échecs rencontrés. Je sais que c’est un défi pour les bailleurs de fonds, mais ça l’est aussi pour les organisations avec lesquelles nous travaillons, en particulier les partenaires de plus grande envergure, car leur système laisse peu de place à l’erreur, ce qui est un obstacle considérable. »
Soupeser les risques
« En matière d’innovation humanitaire, l’éthique est un véritable enjeu », a dit Gareth Walker, directeur de programme international chez Médecins sans frontières (MSF). « Une innovation ratée peut coûter la vie à des individus, alors est-il éthique d’expérimenter sur le terrain ? »
« Le contre-argument à cela est que l’on sait que le système humanitaire actuel est faillible, alors est-il éthique de pas tenter d’expériences pour chercher à l’améliorer ? »
Faisant valoir le point de vue médical, Ronak Patel de l’université Stanford – l’ancien directeur du programme Urbanisation et crises de l’Initiative humanitaire d’Harvard (HHI) – a expliqué : « La façon dont je peux imaginer relever ce défi, c’est en appliquant le principe de non-maléficience que nous avons en médecine. »
« C’est une question de comparaison. Si l’on admet que le système humanitaire est faillible, il faut s’interroger : "Est-ce mieux que ce qui existe déjà ?" Lorsque vous innovez en médecine, ce qu’il faut se demander c’est s’il s’agit de la meilleure chose à faire. »
« Si nous recueillons d’importants volumes de données, dans quelles mains vont-elles atterrir ? Ces questions sont très présentes en Occident à l’heure actuelle, et de nombreuses organisations susceptibles d’en parler dans un certain contexte les oublient lorsqu’il s’agit du monde en développement. Ce n’est vraiment pas quelque chose à faire. »
Adhérer au système
Même si vous avez de bonnes idées novatrices, que vous prêts à prendre des risques et que vous appliquez tous les bons principes éthiques, il vous faut encore des mesures, des structures et des systèmes pour mettre ces idées en pratique.
Roy Ahn, qui travaille dans l’innovation en matière de santé maternelle au Massachusetts General Hospital, a dit que les systèmes n’étaient pas nécessairement synonymes de bureaucratie.
« Je crois qu’il est important de savoir que n’importe qui peut avoir une idée novatrice, mais que pour la voir appliquée, il faut le soutien d’une infrastructure capable de la mettre en œuvre. »
Le centre de recherche en gestion de l’innovation (CENTRIM) de l’université de Brighton doit publier un rapport dans les semaines à venir, intitulé Mapping the humanitarian innovation ecosystem·[Cartographier l’écosystème de l’innovation humanitaire], rédigé à la demande du Département britannique pour le développement international (DFID). []
Howard Rush, le chercheur principal de l’étude, est également d’avis que le financement est un défi pour le secteur humanitaire et l’innovation en particulier.
« L’une des choses que nous avons observées, c’est qu’il s’agit d’un système souffrant d’une insuffisance chronique de financements », a-t-il dit à IRIN. « De grosses sommes sont allouées à l’aide humanitaire, et c’est légitime, mais cet argent part essentiellement dans la distribution d’aide lors des crises. Seule une infime part est allouée à l’innovation à proprement parler, et cela doit changer. »
M. Rush, qui est professeur en gestion de l’innovation, a admis qu’une « forte proportion » est susceptible de ne pas aboutir, en ajoutant toutefois : « Le système a déjà atteint un point de rupture et faute de changement (et l’innovation est une façon d’obtenir un changement), les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ne feront que s’exacerber ».
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