Lorsque 60 djihadistes furent tués et 40 capturés dans la région nord du Sahel du Burkina Faso en une journée d’avril, les forces armées en difficulté n’avaient pas revendiqué la victoire : c’est un groupe djihadiste rival qui s’en était prévalu.
L'attaque faisait partie de trois rapports faisant état de conflits internes de plusieurs jours entre le Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans (JNIM) lié à Al-Qaïda et l'État islamique au Grand Sahara (ISGS), une ramification régionale du dit État islamique.
Les organisations rivales, qui s’étaient jusque-là tolérées - et qui semblaient coopérer d’une certaine manière - sont désormais engagées dans un conflit ouvert. Et tandis que la lutte pour le contrôle territorial s’intensifie et que les différences d’idéologies deviennent de plus en plus marquées, les civils sont les premières victimes de ces violences.
Les luttes intestines ont ajouté une nouvelle dimension dangereuse à un conflit aux facettes déjà multiples qui a déraciné environ un million de personnes vivant au Burkina Faso - dont la majorité depuis le mois de janvier de l’année passée - et plongé plus de trois millions de personnes dans une crise alimentaire sévère, contre 680 000 personnes à la même période en 2019.
Plus de 90 personnes ont été tuées dans le pays dans 10 affrontements différents entre les deux groupes djihadistes- contre un seul mort enregistré au cours d’une unique échauffourée l'année dernière, selon Armed Conflict Location & Event Data (ACLED), un groupe de suivi de conflit.
Certains espéraient que les affrontements - qui se produisent également au Mali voisin - pourraient affaiblir l’un de ces groupes ou les deux, puisque les combattants et les ressources sont alloués à une autre cible que les civils, le personnel militaire et les combattants locaux qui défendent leurs maisons et leurs villages contre les militants.
« Quand le mouvement de ces groupes est si fluide, tout devient plus flou en termes de médiation, de consolidation de la paix, d’accès et de négociations pour les organisations humanitaires »
Toutefois, des analystes du Sahel ont déclaré à The New Humanitarian que les personnes vivant dans les zones affectées risquent d’être prises entre deux feux et de devoir fuir leur foyer, tandis que les résidents qui ont subi la violence disent craindre des représailles de la part des partis vaincus.
Et pendant que le contrôle du territoire change de camp entre les deux groupes – le JNIM est en pleine ascension – les combattants sont aperçus de plus en plus fréquemment dans des zones où ils n’étaient pas actifs auparavant, rendant difficile pour les organisations humanitaires du Burkina Faso l’identification des personnes avec qui elles peuvent collaborer.
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« Quand le mouvement de ces groupes est si fluide, tout devient plus flou en termes de médiation, de consolidation de la paix, d’accès et de négociations pour les organisations humanitaires » a déclaré Flore Berger, analyste de recherche basée au Sahel à l’International Institute for Strategic Studies, un institut de recherche britannique en relations internationales.
« Tout devient simplement plus difficile.»
Comment cela a-t-il commencé ?
Le JNIM a été formé en 2017 en tant que coalition des groupes affiliés à Al-Qaïda qui constituent la force djihadiste dominante au Sahel depuis leur apparition au début des années 2000. Dirigé par le militant malien Iyad Ag Ghaly, le groupe est actif au Mali et au Burkina Faso.
L’ISGS a été formé en 2015 en tant que branche du groupe Al-Qaïda et est dirigé par Adnan Abu Walid al-Sahrawi du Sahara occidental. Il a gagné du terrain au cours des dernières années - alors même que l’organisation-mère au Moyen-Orient a connu un sort bien différent - à travers une vague d’attaques de masse au Mali, au Burkina Faso, et au Niger. Les forces françaises et les forces anti-terroristes régionales déclarent que ce groupe est désormais leur cible principale.
Contrairement à des pays comme le Yémen et la Syrie, où les factions de l'EI et d'Al-Qaïda sont, depuis longtemps, ouvertement hostiles les unes envers les autres, les groupes avaient auparavant toléré leur coexistence au Sahel. Certains appelaient même cette relation autrefois cordiale « l’exception sahélienne ».
Des leaders aux origines militantes communes se sont réunis à plusieurs occasions pour discuter d’une éventuelle coopération, a déclaré Berger, de l’International Institute for Strategic Studies. Ils partageaient parfois des renseignements ou s’entraidaient sur le plan logistique, a-t-elle dit, citant par exemple l'enlèvement de deux otages français au Bénin en mai 2019 et les attaques contre des positions militaires dans la région du Sahel au Burkina Faso en août de l'année dernière.
« Ils sont parvenus à une désescalade du conflit, ou du moins ont choisi de ne pas se livrer à des attaques les uns contre les autres au profit d’attaques contre les forces militaires et de maintien de paix dans la région », a ajouté Julie Coleman, chercheuse principale au Centre International de Lutte contre le Terrorisme.
Cependant, des guerres de territoire ont éclaté lorsque l’ISGS s’est étendu sur des territoires contrôlés pas le JNIM, et les différences idéologiques sont devenues plus prononcées quand le JNIM a exprimé sa volonté de négocier avec le gouvernement malien – idée à laquelle s’était opposé l’ISGS, qui à l’époque débauchait des combattants rivaux qui estimaient que leurs leaders étaient devenus laxistes.
Des affrontements à petite échelle ont conduit à une réunion de crise entre les leaders de l'ISGS et du JNIM en septembre dernier au Mali, dans le but d’apaiser les tensions et de définir les territoires. La situation se serait détériorée lorsque quatre membres de l'ISGS ont été détenus et emprisonnés.
La rivalité s'est accentuée cette année, les deux groupes intensifiant leurs messages de propagande par le biais d'émissions radiophoniques et de la presse écrite. Le journal hebdomadaire de l'État Islamique Al-Naba a accusé le JNIM de faire la guerre à ses partisans, tandis que ses combattants qualifiaient les leaders rivaux de « faux » et de « mauvais musulmans » dans des enregistrements audio écoutés par TNH.
Plusieurs jours d’affrontement en avril ont coûté la vie à 80 personnes dans la région du Sahel du Burkina Faso. Et les hostilités se sont aggravés en juin au point où les membres du JNIM ont été photographiés à l’est du pays portant des bandeaux turquoise autour de la tête pour distinguer les amis des ennemis, signalant un état de « guerre totale », selon Héni Nsaibia, chercheur à ACLED.
Pris entre deux feux
Tandis que les affrontements pourraient affaiblir un, voire les deux groupes, ils « mettent en danger les civils qui sont restés dans la zone et qui n’ont pas fui dans les camps de réfugiés », a déclaré Rida Lyammouri, chercheur au Policy Center for the New South (Centre de Politiques pour le Nouveau Sud) au Sahel, un groupe de réflexion marocain.
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Lorsque les luttes entre le JNIM et l’ISGS ont éclaté dans la commune de Tongomayel, au nord du Burkina Faso en avril, le JNIM a repris le contrôle d’un territoire auparavant contrôlé par son rival, permettant ainsi aux civils- dont certains considèrent que le groupe est moins brutal que l’ISGS- de retourner chez eux.
Mais un résident de la zone a informé TNT que ses voisins craignent maintenant d’éventuelles représailles en cas de changement de situation. « Si l’ISGS redevient fort et réplique, il essaiera de montrer aux gens qu’ils ne doivent pas lui désobéir, » a déclaré l’homme.
Bien que les deux organisations aient pour cibles les civils, le résident local - dont TNH garde le nom secret pour des raisons de sécurité - a déclaré que les résidents locaux considèrent le JNIM comme « les gentils », et que les gens préfèrent généralement vivre sous leur contrôle.
« Si l’ISGS redevient fort et réplique, il essaiera de montrer aux gens qu’ils ne doivent pas lui désobéir. »
Après avoir repris le contrôle de la zone, l’homme a indiqué que les combattants du JNIM ont réouvert des lignes de transport qui avaient été bloquées, autorisé l’acheminement de l’aide humanitaire vers les villages et même présenté leurs excuses aux résidents des zones qui avaient été attaquées par l’ISGS.
Cependant, tandis que le JNIM semble avoir repoussé l’ISGS vers la frontière est du Burkina Faso avec le Niger et le Bénin, les membres de l’ISGS demeurent actifs à travers tout le pays, causant des problèmes opérationnels aux organisations humanitaires et un danger pour les civils qui peuvent être pris au piège dans les affrontements.
Par exemple, lors d’un voyage dans la région nord-ouest de la Boucle du Mouhoun en mai, les forces de sécurité locales ont déclaré à TNH que l’ISGS était actif le long de la frontière avec le Mali- une zone normalement considérée comme le bastion du JNIM. Après avoir essuyé des défaites ailleurs, les combattants de l’État Islamique semblent vouloir vivement démontrer leur force dans cette zone.
Madou, un mécanicien de 27 ans, originaire de la Boucle du Mouhoun, a déclaré avoir été pris dans une embuscade en mai par environ 30 djihadistes à l’extérieur de Barani, une ville du nord, située à moins de 10 kilomètres de la frontière avec le Mali. D’après les récits de l’incident, les analystes en sécurité ont rapporté à TNH que les djihadistes étaient probablement des combattants de l’ISGS.
Les hommes armés hurlaient sans cesse sur les captifs, insistant sur le fait qu’ils avaient le contrôle des villes clés et de vastes territoires des régions du nord et du Sahel, bien qu’il existe des preuves du contraire. « Ils criaient sans cesse… « nous contrôlons toute la zone, » a déclaré Madou, qui a demandé que seul son prénom soit utilisé pour des raisons de sécurité.
Le mécanicien a été libéré, mais a appris que six de ses 20 codétenus avaient été exécutés plus tard.
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