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Trois ans après : les traumatismes de la guerre en Libye

Children play on a tank in the remains of what used to be Muammar Gaddafi's Bab-al-Azzizeya compound in Libya's capital, Tripoli (November 2011) Heba Aly/IRIN
Des enfants jouent sur un char d’assaut au milieu des restes du luxueux palais de Kadhafi, à Tripoli
À Hay El-Islami, un quartier pauvre de l’ouest de Tripoli, deux groupes d’enfants se font face. Le premier est dirigé par un jeune garçon de 10 ans brandissant une bande de plastique comme s’il s’agissait d’un fouet. Une trentaine de mètres plus loin sur la même route de terre poussiéreuse, leurs rivaux les attendent, armés de bâtons.

Voilà quels sont les jeux des enfants libyens près de trois ans après la révolution populaire armée qui a entraîné la chute de Mouammar Kadhafi, l’ancien homme fort du pays. Les femmes qui sortent des commerces des alentours n’y prêtent même pas attention : c’est un spectacle courant. Le ministère de la Culture et de la Société civile a même averti les parents du risque de persistance d’une culture de la violence chez leurs enfants dans un message d’intérêt public.

Le conflit civil qui a éclaté en 2011 entre les partisans de Kadhafi et les rebelles qui tentaient de le chasser du pouvoir a fait jusqu’à 25 000 morts et 50 000 blessés, selon les estimations du Conseil national de transition (CNT), l’autorité politique qui assurait la transition à la suite du soulèvement. Le conflit et les décennies de répression qui l’ont précédé ont laissé des cicatrices psychosociales qui commencent à peine à s’estomper.

Certains Libyens souffrent de troubles médicaux graves comme le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et la dépression suicidaire, mais des problèmes psychologiques et sociaux plus subtils et diffus sont encore plus répandus dans cette société fracturée.

Des symptômes qui évoluent

Il existe peu de statistiques sur la prévalence du SSPT en Libye ; les problèmes psychologiques demeurent en effet un sujet tabou ici.

L’augmentation du nombre d’admissions à l’hôpital psychiatrique de Tripoli témoigne cependant de l’existence d’un problème.

« Avant la guerre, nous voyions 7 à 10 nouveaux patients par jour », a dit Abdulrauf Idres, un psychiatre de l’hôpital. « Nous en voyons maintenant entre 20 et 30 », a-t-il dit à IRIN.

Selon la psychologue Tatiana Nasser, qui travaille au Libya Youth Center (LYC), les manifestations des troubles psychologiques sont moins marquées par rapport à la période qui a suivi la guerre, pendant laquelle les pensées suicidaires étaient monnaie courante, en particulier chez les anciens combattants. Aujourd’hui, un plus grand nombre de personnes présentent des symptômes moins violents du SSPT : les enfants souffrent d’un manque de confiance en eux, de timidité ou d’hyperactivité et de trichotillomanie (l’arrachage compulsif des cheveux), a-t-elle dit.

Parmi les autres signes, on peut citer l’accroissement du nombre de crimes et de la consommation de drogues.

Ce mois-ci, le chef de la police de Tripoli, Mohammed Swaisi, a annoncé que le nombre de crimes avait augmenté dans la première moitié de 2013, atteignant 3 597 (il n’a pas précisé l’ampleur de la hausse).

Abdullah Fannar, directeur adjoint de l’hôpital, dit avoir remarqué une augmentation du nombre de toxicomanes depuis la fin de la révolution. D’après lui, ce sont des anciens révolutionnaires qui souffrent du SSPT.

« La famille, qui est le noyau de la société libyenne, a été détruite après la guerre », a dit M. Idres. « Des jeunes hommes qui gagnaient autrefois leur vie ont été tués ou sont maintenant incapables de travailler à cause du SSPT ou de l’abus de drogues. Ils se détruisent eux-mêmes et détruisent leur famille. C’est un cercle vicieux. »

L’âge moyen des patients toxicomanes est passé de la vingtaine à 14-15 ans, a dit M. Idres. « Ces jeunes patients me racontent tous la même histoire : ‘Après la guerre, la Libye était libre. J’ai donc quitté l’école et essayé l’alcool, puis le haschisch, puis les pilules [le Tramadol, en particulier]’. Je peux prédire que cette génération aura, d’ici 10 ans, de graves problèmes psychiatriques comme des délires ou des comportements maniaques », a-t-il dit.

Mme Nasser s’inquiète pour la génération actuelle, mais aussi pour celle à venir.

« Le SSPT affecte d’abord les combattants, puis les générations suivantes », a-t-elle dit. « L’agressivité des adolescents et des enfants est liée à la situation chaotique de l’après-guerre. »

Retour à la normalité ?

En l’absence d’un pouvoir central fort, la Libye continuera d’être l’otage des milices armées rivales qui opèrent en toute impunité. Elles ont bloqué des installations pétrolières, pris le contrôle de ministères gouvernementaux et même brièvement détenu le Premier ministre. Les attaques d’hommes armés et les fusillades aux postes de contrôle sont monnaie courante. La guerre civile et les perturbations des exportations pétrolières – l’unique source de revenus du pays – induites par les rebelles ont également entraîné un « effondrement total » de l’économie.

En plus d’être incapables de rétablir une certaine normalité, les Libyens ont dû s’adapter à une société nouvelle, plus ouverte, après 42 années de dictature pendant lesquelles la population a eu un accès limité au monde extérieur.

Ali Elakermi a été arrêté à l’âge de 22 ans au motif qu’il était membre d’un parti politique islamique. Il a passé 29 ans et 5 mois à la prison d’Abou Salim, ce qui en fait le deuxième prisonnier politique libyen à avoir passé le plus d’années derrière les barreaux.

Au moment de quitter la prison, « j’ai eu de la difficulté à comprendre ce nouveau monde, avec toutes les nouvelles technologies, comme les téléphones portables et Internet », a-t-il dit à IRIN. « Mais [le plus difficile], c’est pour les hommes célibataires d’une cinquantaine d’années. Comment peuvent-ils trouver leur place dans la société libyenne sans épouse ou sans enfants ? »

M. Elakermi, maintenant âgé de 63 ans, a eu la chance de trouver une épouse après sa libération en 2002. Il a par ailleurs trouvé sa voie en créant l’Association libyenne des prisonniers d’opinion (Al-Jam’ia al-Libya li-sujana al-raï).

« Je veux expliquer aux enfants ce qui s’est passé pendant l’époque de Kadhafi, mais aussi leur dire que la revanche et l’exclusion ne sont pas des solutions. »

Liens sociaux


On estime que 2 à 3 pour cent des habitants ont développé des problèmes psychologiques à la suite du conflit, mais ils sont bien plus nombreux à souffrir d’un manque de « liens sociaux », selon Marco Gagliato, responsable des programmes psychosociaux dans un centre psychosocial géré par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Le centre offre un espace permettant aux diverses communautés ethniques du pays de se rencontrer pour partager leurs cultures, ce qui était généralement interdit auparavant.

En février, par exemple, une communauté berbère de la région de Tamzin, dans le Djebel Nefousa, a été invitée au centre.

« C’est très important pour nous », a dit à IRIN Mohamed Massaud, un berbère de Tamzin. « Kadhafi nous avait interdit de venir à Tripoli. C’est la première fois que les anciens voient la capitale de leur propre pays. »

D’autres tentent de contribuer à guérir les blessures à travers le théâtre, le sport, la musique, la capoeira et d’autres activités. C’est le moyen qu’a trouvé le LYC pour aider 750 jeunes âgés de 6 à 25 ans à faire face à leurs problèmes socio-économiques et psychologiques. Son projet, appelé Who am I and What Do I Want? [Qui suis-je et que veux-je ?], est géré par l’organisation Hilfswerk Austria International et financé par la compagnie pétrolière OMV.

D’autres encore cherchent des moyens plus concrets pour aider les habitants à passer à autre chose.

Contrairement à M. Elakermi, Khaled Hamidi, un ancien rebelle toujours traumatisé par la guerre, a de la difficulté à se débarrasser de sa colère.

« Je serais incapable de serrer la main à un ancien partisan de Kadhafi qui a tué ou torturé des gens », a-t-il dit à IRIN.

Afin de l’aider à surmonter ces émotions et à se réintégrer à la société, l’OIM lui a offert un emploi comme gestionnaire de projets au centre psychosocial qu’il fréquente.

« Le fait de donner des responsabilités à Khaled est un pas vers la réconciliation en Libye », a dit M. Gagliato.

Le traitement des troubles psychosociaux demeure cependant un sujet délicat en Libye.

D’après un psychiatre qui a demandé à garder l’anonymat, les mesures visant à s’attaquer aux effets persistants des traumatismes psychosociaux ne sont pas des priorités pour le gouvernement. Celui-ci tente en effet de peine et de misère de rétablir la sécurité et de reprendre aux milices les installations pétrolières qui pourraient lui assurer un revenu.

« Les problèmes psychologiques sont un sujet tabou. Personne ne veut lancer des campagnes publiques sur le sujet », a dit le psychiatre à IRIN. « Il est donc plus facile pour les responsables du ministère de la Santé de prendre l’argent de notre budget : ils savent que personne ne s’en plaindra. Cela explique pourquoi nous avons parfois des infrastructures et pas de médecin, ou l’inverse. »

Un tabou qui perdure


Depuis son bureau sans enseigne à Tripoli, le Conseil international de réhabilitation pour les victimes de torture (International Rehabilitation Council for Torture Victims, IRCT) contribue au rétablissement d’une dizaine de patients, des prisonniers ayant été affreusement torturés ou des personnes traumatisées qui sursautent chaque fois qu’elles entendent un bruit qui leur rappelle les bombardements.

L’utilisation de termes comme psychologie, santé mentale et SSPT est souvent contre-productive, selon Sana Bousbih, gestionnaire de projets à l’IRCT.

« Dans la société libyenne, il est difficile d’admettre publiquement qu’on a besoin d’un soutien psychologique. Les gens craignent d’être socialement exclus », a-t-elle dit.

L’OIM décrit son centre comme un centre récréatif et social, et non pas comme un centre psychosocial (le centre s’appelle d’ailleurs Moltakana, ou « notre espace »). Le bâtiment de l’IRCT n’a quant à lui aucune enseigne ; l’organisation se fait connaître par le bouche-à-oreille afin de garder profil bas.

Le renforcement de la capacité locale à répondre aux besoins psychosociaux constitue un autre défi. L’IRCT emploie à cette fin des médecins généralistes, un physiothérapeute, un gynécologue et un psychologue, tous libyens.

Signes de succès

Certains projets commencent à montrer des signes de succès en dépit des nombreux défis qu’il faut encore surmonter.

On peut notamment citer le projet psychosocial mis sur pied en novembre 2011 par Danish Church Aid, en collaboration avec le ministère de l’Éducation, pour venir en aide aux enfants et aux jeunes de Misrata, une ville durement touchée par le conflit.

Dans les œuvres récemment réalisées par les enfants, Shaada Sewee, une chargée de projets sur le terrain, a remarqué que « les images de violence et de combat qui dominaient l’art réalisé dans les écoles immédiatement après la révolution [ont été remplacées] par des images d’espoir, de collaboration et d’un nouvel avenir ».

En partenariat avec le ministère du Gouvernement local et les communautés locales, le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) procède à l’aménagement de 13 aires de jeux dans des lieux symboliques de l’ensemble du pays. La première, inaugurée en février, est située à proximité de la prison d’Abou Salim, aujourd’hui fermée, connue pour les mauvais traitements prétendument infligés aux prisonniers politiques pendant le règne de Kadhafi, et notamment pour le massacre de plus d’un millier de personnes survenu en 1996.

« Le territoire libyen compte très peu d’aires de jeux où les enfants peuvent s’amuser et surmonter leurs problèmes psychosociaux », a dit Maria Calivis, directrice régionale de l’UNICEF pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, à l’occasion de l’inauguration.

« Les aires de jeux constituent une contribution essentielle au développement sain de nos enfants en Libye », a dit Mohamad El Haji, ministre adjoint du Gouvernement local, cité dans un communiqué de presse.

Les jeunes garçons qui fréquentent le parc ont abandonné leurs jeux de guerre pour se balancer et glisser dans les toboggans pendant que leurs mères socialisent.

« C’est une très bonne chose pour les enfants et pour leurs mères », a dit l’une d’elles à IRIN. « Il ne manque plus que des chaises et un café ! »

mg/ha/cb – gd/amz



This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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