Lors d’une table ronde organisée à New York le 25 mars par le programme mondial de politique antidrogue des fondations Open Society (OSF), des experts suisses et tchèques ont apporté des pistes en présentant les succès obtenus dans leur pays grâce à des approches de réduction des méfaits qui traitent la toxicomanie comme un problème de santé publique plutôt que comme un crime.
Il est prévu qu’en 2016, la session extraordinaire de l’Assemblée générale adopte une décision consensuelle sur le contrôle des drogues. À l’approche de cette échéance, des organisations non gouvernementales (ONG) et des groupes de réflexion sont déterminés à élargir le débat et explorer de nouvelles options dans la lutte contre la toxicomanie.
En attendant, après plusieurs mois de négociations à la Commission des stupéfiants des Nations Unies, l’organe directeur de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime situé à Vienne, les résolutions récemment adoptées ne reflètent pas l’opposition naissante au statu quo qui s’est élevée dans plusieurs pays d’Amérique latine et d’Europe. Les médias se sont fait l’écho de l’émergence d’une division marquée entre les pays concernant les différentes formes de lutte contre la toxicomanie et la question de savoir s’il faudrait y mettre un terme ou non.
Les intervenants à la table ronde ont dit qu’ils espéraient que les succès probants obtenus dans leur pays (la Suisse et la République tchèque) incitent d’autres nations à expérimenter des programmes similaires.
Les experts entrevoient un changement radical dans la direction prise par les discussions de haut niveau. De nombreux pays s’accordent à dire que les politiques actuelles sont un échec et les pays d’Amérique latine – usés par les guerres de la drogue dont leurs territoires sont le théâtre – font de plus en plus pression sur les États-Unis et les autres pays pour adopter de nouvelles méthodes. Les experts craignent cependant que les pays qui continuent à associer les drogues à la criminalisation, voire à la peine de mort – telles que la Russie, la Chine, la Malaisie et l’Iran, pour n’en nommer que quelques-uns – tentent de faire obstacle à tout amendement significatif de la politique antidrogue des Nations Unies.
Pression en faveur d’un changement
Lors d’une session extraordinaire similaire de l’Assemblée générale en 2009, les dirigeants avaient approuvé la politique de prohibition des drogues dans le but d’éliminer l’usage des drogues illicites. Depuis – et des milliards de dollars plus tard –, cette politique ne montre toujours que très peu, voire aucun signe de succès. Les drogues illégales sont plus répandues que jamais, apparaissant sous de nouvelles formes qui nécessitent de créer de nouvelles catégories d’interdiction, les guerres de la drogue se poursuivent, les prisons sont surpeuplées de toxicomanes, de dealers et de trafiquants et les communautés continuent de pâtir des ravages du VIH, de l’hépatite C, des guerres des gangs, du crime et de l’éclatement des familles.
D’après les OSF, « des décennies d’approches du contrôle des drogues axées sur la loi et l’ordre ont consommé des milliards de dollars de fonds publics et privés, et détruit des vies et des communautés, sans réussir pour autant à réduire les méfaits des drogues. »
Pour les OSF, les statistiques parlent d’elles-mêmes : la production d’opium a augmenté de 102 pour cent et celle de cocaïne de 20 pour cent entre 1998 et 2007, malgré les efforts réalisés pour détruire les cultures dans le monde. Aux États-Unis, près de 500 000 personnes sont en prison pour des infractions liées à la drogue, contre 41 000 en 1980. Les États-Unis dépensent 93 pour cent de leurs ressources allouées à la lutte contre la cocaïne dans la répression et seulement sept pour cent dans des programmes de traitement. Plus de 30 pays appliquent la peine de mort pour des crimes liés à la drogue. Plus de 70 pour cent des infections au VIH en Russie sont dues à l’injection de drogues. La liste est sans fin et les victimes des guerres de la drogue se multiplient.
L’expérience suisse
Ruth Dreifuss, ancienne présidente suisse et membre de la Commission mondiale des politiques antidrogue, a expliqué dans quelle mesure la pression exercée par l’opinion publique pour maîtriser le problème de la toxicomanie avait déclenché un changement de politique.
Les autorités suisses se voyant incapables de résoudre le problème de la hausse du nombre de consommateurs de drogues dans les lieux publics ont décidé vers la fin des années 1980 de les rassembler dans un espace commun à Zurich surnommé « le parc des seringues ». À cette époque, selon les premières données collectées sur le VIH, la Suisse présentait le taux d’infection le plus élevé d’Europe de l’Ouest. En 1988-1989, la moitié des nouveaux cas étaient dus à la consommation de drogues injectables.
« Le problème de la drogue reste préoccupant, mais la population dans son ensemble est généralement satisfaite de ces mesures et admet qu’elles ont eu de bons résultats », a-t-elle remarqué. Elle a cependant reconnu que son pays se trouvait « en bout de chaîne » et n’était pas, contrairement à certains pays d’Amérique latine ou d’Afrique, en proie à des guerres de cartels ni au trafic, qui soulèvent une multitude de problèmes bien plus graves.
Trouver un juste équilibre
Le coordinateur national de la lutte contre la drogue en République tchèque, Jindrich Voboril, a fait des remarques pertinentes sur une éventuelle voie à suivre. « Tous les extrêmes sont généralement dangereux. Un extrême est de légaliser totalement le marché, comme pour l’alcool et le tabac, et l’autre extrême est la prohibition. Nous devons viser quelque chose entre les deux. » À l’heure d’adopter une nouvelle orientation mondiale en la matière, il est urgent d’expérimenter différentes options inspirées par la science et non par la peur, a-t-il ajouté.
Durant l’ère soviétique, les drogues classiques comme l’héroïne et la cocaïne n’étaient pas disponibles. Les Tchécoslovaques avaient donc créé leur propre produit – la méthamphétamine – dont l’usage s’est répandu rapidement dans tout le pays. Selon M. Voboril, cela brise le mythe selon lequel « si on limite l’offre, la demande baisse ».
« Chercher à créer une société sans drogue est irréaliste », a-t-il dit. « C’est une idée extrémiste qui causera toujours plus de mal », a-t-il ajouté en soulignant que la toxicomanie est mue par une recherche du plaisir. Il serait plus efficace d’associer tous les problèmes de dépendance – à l’alcool, au tabac, à la drogue, au jeu, etc. – et de trouver des solutions communes. « Les études montrent que deux à trois pour cent de la population risquent de développer des addictions », a-t-il dit. Les recherches montrent également que plus les gens sont jeunes lorsqu’ils goûtent à de nouvelles drogues, plus ils ont de risques de devenirs dépendants.
La République tchèque a opté pour une voie intermédiaire : la possession de drogue (en petite quantité) est passible d’une amende symbolique, mais pas d’une peine de prison. « Nous avons découvert que rien de terrible ne se produisait », a dit M. Voboril. Suivant l’exemple de la Suisse, des Pays-Bas et de l’Angleterre, le pays a également introduit des services de réduction des méfaits, mettant ainsi l’accent sur la santé publique plutôt que sur l’incarcération. Depuis, contrairement à la Russie et aux autres anciens membres du bloc soviétique, la République tchèque a vu son taux de VIH baisser à moins d’un pour cent et le taux d’infection à l’hépatite C a également chuté.
« Nous pressentons un changement d’orientation »
Selon Mme Dreifuss, les dirigeants ont pour responsabilité morale de protéger la santé et la sécurité de tous leurs citoyens. Les toxicomanes sont cependant fortement méprisés dans de nombreux pays comme la Russie et d’autres intervenants ont donc dit que si les dirigeants n’adhéraient pas à cet argument de moralité, ils devraient être sensibles aux avantages économiques évidents des programmes qui mettent en balance les questions de santé publique et la sécurité.
Selon Pavel Bém, membre de la Commission mondiale des politiques antidrogue à l’origine de la politique antidrogue de la République tchèque, les nouvelles mesures de lutte contre la toxicomanie doivent avoir plus d’effets bénéfiques que négatifs et c’est le contraire qui se produit avec la politique actuelle. « Si vous analysez les politiques antidrogues dans le monde, vous découvrirez de nombreuses conséquences négatives non intentionnelles », a-t-il dit avant d’ajouter que ces conséquences étaient souvent de nature financière. « Les gens qui passent des années en prison sans résultat ne sont pas les dealers impliqués dans le crime organisé, mais les consommateurs. »
Les experts sont attentifs aux effets de la dépénalisation de la marijuana pour usage personnel adoptée en Uruguay et dans deux États américains – Washington et le Colorado. Selon Kasia Malinowska-Sempruch, directrice du programme mondial de politique antidrogue des OSF et modératrice de la table ronde, les États-Unis sont peut-être réticents au changement à l’échelle fédérale, mais le fait que deux états aient légalisé la marijuana et que d’autres États s’apprêtent à suivre leur exemple signifie que « le pays ne peut pas sérieusement s’obstiner à l’interdire en comptant ces deux États au sein de ses frontières ».
« Nous pressentons un changement d’orientation, a ajouté M. Bém. Nous sommes à l’aube d’un changement. Nous ne savons pas combien de temps cela va prendre ni ce que cela va donner, mais nous pouvons voir que ça change », a-t-il dit.
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