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Le Yémen, une révolution interrompue ?

Heyel Habdul vit dans un petit deux pièces situé en haut d’un escalier obscur, dans un quartier d’immeubles inachevés et de minuscules logements délabrés, à Sanaa, la capitale du Yémen.

Enseignant depuis plus de 20 ans, Heyel Habdul perçoit un salaire de 260 dollars (depuis la récente augmentation accordée par le gouvernement aux travailleurs du secteur public), qui lui permet à peine de joindre les deux bouts. Son loyer, de 130 dollars par mois, a doublé ces dernières années, mais le propriétaire de son appartement, un « illettré », dit-il, lui a clairement fait entendre que toute négociation était exclue quant au paiement du montant requis.

Heyel Habdul, 38 ans, a une femme et un fils de deux ans à charge. Il a contracté des prêts bancaires pour se marier, acheter du mobilier et payer les frais médicaux de sa famille, et le remboursement de ces prêts est prélevé sur son salaire. De temps à autre, il se trouve contraint d’emprunter de l’argent à sa famille, ou de demander honteusement du crédit aux commerçants de son quartier.

« Quand nous n’arrivons pas à subvenir à certains de nos besoins, nous les ignorons », a-t-il dit, mettant fin à toute question sur le sujet.

M. Habdul enseigne les mathématiques et l’arabe à des élèves indifférents dans des classes surchargées. Dans le secteur de l’enseignement, dit-il, les emplois se décrochent à coups de pots-de-vin versés aux employés des services locaux de l’Education nationale, et les promotions dépendent des relations, et des bons rapports que l’on entretient avec le proviseur.

Au Yémen, en raison de ce système, où les filles sont particulièrement désavantagées, le taux d’alphabétisation atteint à peine les 61 pour cent, selon le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF). Les étudiants sont ensuite catapultés sur un marché du travail où le taux de chômage s’élève à 40 pour cent et où la moitié des diplômés ne travaillent pas à plein temps.

Le président Ali Abdullah Saleh est au pouvoir depuis l’enfance de M. Habdul, mais la tempête de manifestations politiques qui a soufflé sur l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient a désormais atteint le Yémen.

Depuis le début du mois de février, les Yéménites sont descendus dans la rue pour réclamer le départ du président Saleh, au pouvoir depuis 32 ans, la fin de la corruption, et la création d’emplois supplémentaires. Le 3 février, des étudiants ont organisé un sit-in devant l’université de Sanaa, sur une place auparavant inconnue, prenant exemple sur les tactiques qui ont permis à la Tunisie et à l’Egypte d’obtenir le changement.

Heyel Habdul se joindra-t-il à eux ? Il partage les sentiments des manifestants, a-t-il dit, mais il hésite encore à descendre dans la rue. Et ce, en partie parce qu’il s’inquiète des conséquences potentielles du changement.

Le président Saleh est en effet perçu comme un habile manipulateur au sein d’un système clientéliste centralisé qui influe à la fois sur la politique officielle et sur les institutions, et permet de définir l’équilibre tout aussi important du soutien tribal, estiment les analystes. Rongé par des rivalités préexistantes, le Yémen, où circulent un nombre d’armes phénoménal au sein de la population, risque ainsi de prendre le chemin de la Libye plutôt que celui de l’Egypte.

« Je crains qu’en raison de l’analphabétisme de notre peuple et de la nature tribale de la société yéménite, le pays ne se divise en États plus petits », s’inquiète M. Habdul.

Il reconnaît ce que le gouvernement a construit, notamment les routes et les infrastructures ; c’est même grâce à un programme public gratuit qu’il a pu faire ses études et devenir enseignant alors qu’il n’avait pas achevé son cycle d’études secondaires. Mais le gouvernement met en garde contre le chaos que causerait le départ du président Saleh et ce sont ces avertissements qui trouvent un écho chez M. Habdul.

« Vivre en sécurité » est un de ses principaux souhaits pour le Yémen.

Une accumulation de problèmes

Ces dernières années, l’autorité du gouvernement semble s’être fragilisée, parallèlement à la diminution des revenus pétroliers qui servent à huiler les rouages du système de clientélisme yéménite. Le gouvernement est en effet confronté à des troubles sécessionnistes de plus en plus violents dans le sud du pays, et se trouve contraint, depuis 2004, de livrer une guerre intermittente contre les séparatistes de la région de Saada, dans le nord.

La « Rencontre commune », une coalition de groupes d’opposition, ainsi que des citoyens ordinaires se sont rapidement joints à la manifestation étudiante initiale. Des défections ont également été constatées au sein du Congrès général du peuple, le parti au pouvoir.

S’ajoutent à cela les messages de solidarité du mouvement sécessionniste du sud et des rebelles Houthis du nord, que les manifestants hostiles au gouvernement ont accueillis favorablement, affirmant qu’il s’agissait d’un signe positif d’union nationale.

Les manifestations yéménites étaient initialement marquées par la violence. Le 22 février, une attaque menée par les partisans du gouvernement dans le quartier universitaire a fait deux morts, sans compter les échauffourées, bien plus meurtrières, qui ont opposé les manifestants aux forces de l’ordre dans la ville d’Aden (sud). Au total, plus de 19 personnes auraient trouvé la mort, bien que le gouvernement affirme désormais respecter le droit de la population à manifester.

Pro-government protesters in Tahrir Square, Sana’a
Photo: Obinna Anyadike/IRIN
Des partisans du gouvernement venus manifester sur la place Tahrir
Garder le cap dans la tempête ?

M. Saleh cherche à « surmonter cette mauvaise passe » en acceptant un certain nombre de concessions, selon Hafez Al-Bukari, analyste au Centre de sondage du Yémen, un organisme d’étude de l’opinion publique. Le président a annoncé qu’il ne se présenterait pas aux élections présidentielles de 2013 et que son fils Ahmed ne lui succèderait pas ; il a également appelé à engager des négociations en vue de la formation d’un gouvernement d’union nationale.

Le gouvernement a annoncé la création de 50 000 emplois en faveur des personnes diplômées (une nouvelle que certains ont accueillie avec scepticisme, se demandant de quelle manière le gouvernement comptait procéder) et appelé les dignitaires religieux à assurer la médiation.

M. Saleh avait précédemment rassemblé les membres de sa tribu sur la place Tahrir, située dans le quartier central des affaires, privant habilement la coalition pour le changement de ce qui aurait pu être un symbole important. Les manifestations contre le gouvernement se sont accompagnées d’autant de manifestations pro-Saleh, bien qu’à en croire l’opposition, certains partisans aient été transportés sur place en cars.

« Nous admettons qu’il y a eu des erreurs et qu’il y a des problèmes, mais ils peuvent être résolus par le dialogue », a dit à IRIN un partisan du président Saleh, homme d’affaires et cheikh, sous couvert de l’anonymat. Il a néanmoins averti qu’il n’approuverait pas la destitution du président.

« Si la crise actuelle n’est pas résolue dans une ou deux semaines, il va y avoir des assassinats dans les deux camps et nous ciblerons ceux qui ont envoyé les manifestants… Je suis prêt à mobiliser mes partisans pour lutter pour le président ».

Hamid Al-Ahmar, issu d’une des familles les plus riches et les plus puissantes du Yémen, est une figure de proue de l’Islah ; ce parti islamique modéré, dominant au sein de la « Rencontre commune », représente la formation d’opposition la plus importante et la mieux organisée. M. Al-Ahmar a également envoyé les membres de sa tribu à l’université pour protéger les manifestants.

Au vu des soutiens importants dont jouissent les deux camps, la crise politique yéménite serait en réalité, de l’avis général, un bras de fer entre M. Saleh et les membres de la famille Al-Ahmar, en particulier Hamid. « Il y a des individus qui soutiennent les manifestants, des hauts dirigeants de l’opposition, mais ils vont finir par négocier », a dit le cheikh.

Les étudiants rassemblés devant l’université, en revanche, ne veulent pas entendre parler d’un accord politique. Ils parlent de révolution, et non d’un réaménagement du gouvernement : « Nous ne faisons pas confiance à l’opposition ; ils font partie du régime », a déclaré à IRIN Adil Al-Aswar, membre d’un comité formé pour coordonner le mouvement de protestation. « Nous voulons un gouvernement qui se préoccupe de la pauvreté et de la corruption ; pas uniquement de la religion ».

Des rumeurs d’accords

Un léger vent de liberté souffle sur les tentes des manifestants, ornées d’affiches satiriques du président. Des petits groupes se mettent à scander des slogans impromptus, à jouer du tambour et à danser, tandis que l’on entend crier dans les haut-parleurs « Saleh doit partir » ; mais il s’agit d’une révolution au ralenti.

« Certaines révolutions mettent des années à s’accomplir », a dit M. Al-Bukari du Centre de sondage du Yémen. « Chaque régime a un point de basculement ; au Yémen, nous n’en sommes pas encore à ce stade critique, mais cela pourrait bientôt arriver ».

Adil Al-Aswar, organisateur des manifestations étudiantes, craint pour sa part qu’un accord ne soit finalement conclu entre la « Rencontre commune » et M. Saleh, tenant ainsi à l’écart le mouvement de protestation. Selon lui, les manifestants ne pourront exercer de pressions qu’en restant dans leur « cité des tentes », mais il reconnaît la faiblesse de la société civile yéménite et sait qu’il risque d’avoir des difficultés à peser sur les événements.

Mustafa Altayan, étudiant en première année de médecine, est néanmoins déterminé à poursuivre le combat. « Et si le successeur de Saleh est corrompu, nous descendrons de nouveau dans la rue ».

oa/bp – nh/amz


This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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