Les cinq responsables communautaires se sont entassés dans une Mercedes brinquebalante et se sont préparés à une mission presque impossible. Ils allaient rencontrer les djihadistes qui leur rendaient la vie intenable.
L’objectif de la rencontre était d’obtenir la libération d’un enseignant bien connu, kidnappé par des djihadistes dans un village situé sous la falaise de grès qui traverse le centre du Mali – l’épicentre des violences et des déplacements de populations dans le pays.
Mais quand le leader des cinq hommes – un chef de village, également agriculteur, exaspéré par des années de conflit dans son cercle de Koro – s’est avancé pour récupérer l’enseignant à un point de rencontre dans la brousse, il n’a pas pu retenir ses larmes.
« Pourquoi nous traitons-nous ainsi? », a demandé l’agriculteur, Amadou Guindo*, aux djihadistes. Il reconnaissait un grand nombre d’entre eux qu’il avait vus dans les villes et villages voisins. « Nous sommes frères », a-t-il ajouté. « Nous vivons ensemble depuis des générations. »
Le leader des djihadistes lui a répondu qu’ils ne déposeraient pas les armes simplement parce qu’un agriculteur pleurait. Puis ils ont offert un rameau d’olivier inattendu. « Nous combattons l’Etat, pas vous », a dit le djihadiste.
Les cinq hommes sont repartis peu après avec l’enseignant, mais aussi avec le numéro de téléphone de leur homologue djihadiste et le projet de le rencontrer à nouveau – cette fois, en présence des responsables communautaires de tout le cercle. Une cohabitation plus harmonieuse semblait possible.
Dialogue avec les « fils du Mali »
Les djihadistes se sont enracinés dans le centre du Mali en 2015, après avoir été basés dans le nord désertique. Certaines communautés ont accepté leur loi, mais d’autres dans des cercles comme celui de Guindo – mixtes, au niveau religieux – ont pris les armes et rejoint des milices d’auto-défense.
Les forces de maintien de la paix de l’Onu, les soldats stationnés localement et les frappes françaises sporadiques ayant échoué à inverser la spirale de la violence, des responsables communautaires ont essayé une approche différente : le dialogue avec les djihadistes.
Guindo, qui a une cinquantaine d’années, a été l’un des premiers responsables à tenter l’expérience. Après la libération de l’otage, qui a eu lieu à la mi-2020, il a convaincu d’autres membres de sa commune du cercle de Koro de rencontrer les islamistes proches d’Al Qaïda, que les habitants de la région appellent yimbe ladde, ou hommes de la brousse.
Cette rencontre a débouché sur l’un des premiers pactes de ce type dans le centre du Mali. Les villageois se sont engagés à cesser les combats et à appliquer la charia de manière stricte, tandis que les djihadistes ont promis de laisser les gens travailler la terre et se déplacer librement. D’autres concessions leur ont aussi été arrachées plus tard.
Guindo a décrit l’accord comme un « pacte de survie », nécessaire parce que l’Etat est absent. Il déplore l’obligation d’appliquer la charia, mais il a ajouté que les discussions avaient abouti là où les forces armées et les mouvements internationaux pour la paix, qui disposent de liquidités, avaient échoué : un semblant de sécurité.
A mesure que la qualité de la vie s’améliorait dans la commune où habite Guindo, la nouvelle s’est répandue. Les responsables communautaires de tout le cercle de Koro ont demandé à l’agriculteur de leur organiser des rendez-vous avec les islamistes, et la même chose s’est produite dans les cercles voisins de Bankass et de Bandiagara.
L’agriculteur, submergé de requêtes, a mis sur pied un système. « Quand quatre ou cinq villages me contactaient, je rédigeais une liste et l’envoyais par WhatsApp et par SMS aux djihadistes », a indiqué Guindo. « Une fois qu’ils avaient arrêté une date pour se rencontrer, je réunissais les gens pour conclure un pacte ».
Les pourparlers sont d’une ampleur limitée mais ils ont un poids considérable au-delà du centre du Mali. Ils mettent en évidence un espace de conciliation entre les parties en conflit et un désir de dialogue qui fait que l’on peut se demander si les négociations avec les islamistes ne devraient pas être étendues à tout le pays.
De tels pourparlers ont longtemps été freinés par l’attitude de la France en matière de lutte contre le terrorisme : Paris a envoyé des milliers de soldats au Mali depuis 2013. Mais, alors que l’ancienne puissance coloniale du pays se retire – après s’être brouillée avec la junte militaire au pouvoir – une ouverture politique s’est fait jour.
Vu l’échec des campagnes militaires successives, beaucoup espèrent que le gouvernement saisira cette opportunité. « Si les djihadistes sont des fils du Mali, nous ne voyons pas pourquoi nous ne pourrions pas nous asseoir et négocier », a déclaré Guindo, qui ne s’était jamais exprimé dans les médias avant d’accorder un entretien au New Humanitarian.
Une bouteille de spiritueux et cinq réunions interminables
Au fur et à mesure que les efforts de dialogue se multipliaient dans le centre du Mali, les rangs d’une armée de médiateurs grossissaient : des enseignants et des bergers se mettaient d’accord sur des cessez-le-feu entre djihadistes et milices ; des chauffeurs de bus et des hommes d’affaires formaient des associations qui négociaient des trêves locales.
Mais ils sont peu nombreux, ceux qui ont passé autant de temps et déployé autant d’efforts que Guindo. Son vécu met en lumière le courage dont font preuve au quotidien les responsables sur le terrain qui tentent de protéger leurs communautés, ainsi que les cas de conscience et les risques encourus qu’ils doivent gérer tout au long du processus.
Quand The New Humanitarian a demandé à des humanitaires locaux, des mouvements de la société civile et aux autorités s’ils pouvaient lui fournir les coordonnées de personnes impliquées dans des dialogues dans le centre du Mali, c’est le nom de Guindo qui revenait le plus souvent.
« Il est le premier à avoir mené des négociations directes avec les djihadistes », a indiqué le directeur d’une ONG malienne qui œuvre à construire la paix dans le centre du pays.
« S’il y a un problème, il le règlera », a déclaré une personne de la région qui fait campagne pour les droits des femmes.
Les problèmes ne manquaient pas à Koro avant les dialogues. L’arrivée des djihadistes avait empoisonné les relations entre les bergers fulanis, marginalisés, de la région – dont un grand nombre avaient rejoint les rangs des islamistes – et des membres de la communauté dogon de Guindo, qui s’étaient joints aux milices.
Avec le soutien de l’Etat, les milices dogons ont massacré et assiégé des villages fulanis. Puis des djihadistes et des mouvements de défense fulanis ont fait de même dans des communautés dogons, où l’islam, le christianisme et les croyances traditionnelles se côtoient.
C’est pendant cette période que l’enseignant, un Dogon, a été enlevé. Il était en train de chercher du fourrage pour le bétail aux abords de son village quand il est tombé sur des djihadistes. L’ami qui l’accompagnait avait une arme à feu et il a appuyé sur la gâchette : les islamistes, des Fulanis, ont riposté et l’ont tué.
Quand l’enseignant a disparu, ses proches ont contacté Guindo. Il faisait partie d’une association de militants pour la paix basée à Koro qui commençait à avoir la réputation de régler les problèmes. Guindo connaissait personnellement l’enseignant et il a cherché à obtenir sa libération.
La première chose qu’a faite l’agriculteur a été de composer le numéro de téléphone de l’enseignant, qui a répondu et lui a passé ses ravisseurs djihadistes. Guindo leur a alors fait une proposition très simple : en échange de l’enseignant, un Dogon, il s’est proposé de trouver un prisonnier fulani détenu par des milices de Koro.
« Mon doigt est dans ta bouche, et le tien est dans la mienne. J’espère que nous n’allons pas nous mordre », a dit Guindo à ses interlocuteurs djihadistes.
« Je suis très impressionné par ta façon de parler », a répondu le djihadiste.
L’islamiste a donné trois jours à Guindo pour retrouver un jeune fulani kidnappé par une milice dogon quelques semaines plus tôt à Koro. L’agriculteur l’a cherché partout, en vain. Puis, le jour où le délai accordé touchait à sa fin, il a fait une découverte : trois miliciens lui ont dit qu’ils savaient où se trouvait l’enfant.
Les combattants sont venus chez Guindo mais leur leader était de mauvaise humeur « Il m’a tout de suite stoppé net, en disant qu’il ne voulait pas en entendre parler », a dit Guindo. Mais la bière de mil, le spiritueux et des rations de spaghettis fournies par une ONG aidant, il a changé d’avis.
Après avoir procédé à l’échange des otages avec ses quatre amis – et la Mercedes vétuste – Guindo a eu à convaincre d’autres personnes de sa commune de rencontrer les islamistes. Il a dû assister à cinq réunions épuisantes et faire face à tout un tas d’objections.
Au cours d’une réunion, des miliciens dogons – pour qui les Fulanis et les djihadistes ne font souvent qu’un – sont arrivés avec les restes d’un islamiste. Les miliciens ont affirmé que le djihadiste s’était fait exploser par accident alors qu’il était en train de poser une mine.
« Voilà les gens avec qui vous faites la paix », ont dit les combattants. « Ils veulent vous tuer ».
« Il nous faut essayer », a répondu l’agriculteur. « Si ça marche, ça marche. »
Alors que les conversations s’éternisaient, Guindo a puisé sa force dans ce que lui a transmis son défunt père – un chef de village influent connu pour ses compétences en matière de médiation. Il s’est aussi tourné vers le souvenir de son neveu, tué dans les violences quelques années plus tôt.
« Je savais que le conflit m’affecterait à nouveau si je ne faisais rien », a déclaré l’agriculteur, qui porte une calotte, une tunique épaisse et un chèche noir effrangé, même en pleine chaleur.
Le message d’un islamiste : « Vivez votre vie »
Finalement, des responsables de villages ont accepté de se rendre avec Guindo dans la zone broussailleuse où l’échange des otages avait eu lieu. Toutefois, certains se sont retirés au dernier moment car ils se méfiaient des motivations des islamistes.
« Six d’entre eux ont dit qu’ils n’allaient pas y aller, et ils se sont retirés », a indiqué un ami proche de Guindo, qui a assisté à la rencontre. « Ils ont dit : ‘Ces djihadistes nous roulent. Ils ont des armes et ils vont nous tuer’ ».
Guindo a indiqué que les djihadistes étaient arrivés à moto et à bord de pick-ups. Ils avaient des armes lourdes et des drapeaux noirs, leur signe distinctif. Pourtant, la rencontre a été amicale, comme lors de l’échange d’otages.
« Nous en avons assez des fusils et du bruit », a dit Guindo aux islamistes.
« Nous nous battons pour instaurer la charia », lui a répondu le commandant djihadiste. « S’il n’y a pas de problème, vivez votre vie. »
Après la rencontre, les marchés ont rouvert et les agriculteurs ont pu travailler dans leurs champs pratiquement sans restriction. Lors de discussions qui ont aussi eu lieu plus tard, Guindo a arraché aux islamistes d’autres compromis qui ont rendu la vie un peu plus supportable.
Lors d’une rencontre en janvier, l’agriculteur a demandé aux djhadistes d’arrêter d’attaquer les tours des télécoms en avançant que cela avait un impact sur les besoins en communication, et des communautés, et des islamistes. Il leur a aussi demandé de cesser de poser des mines près des zones civiles.
Quand des djihadistes ont volé le véhicule d’une ONG médicale internationale qui travaillait dans la région de Koro, c’est Guindo qui a fait en sorte qu’il lui soit restitué. Les combattants ont même offert de payer le remplacement d’une fenêtre brisée, mais l’ONG a répondu qu’elle s’en chargerait.
Même les questions religieuses sont abordées pendant les discussions. Guindo a indiqué qu’à l’issue de deux mois de négociations, les djihadistes ont récemment accepté d’autoriser les femmes et les hommes à s’asseoir les unes à côté des autres sur certains itinéraires empruntés par des bus, une pratique interdite jusqu’alors.
« Vous réglez une question, et vous en trouvez une autre juste après », a dit Guindo. « C’est un problème qui existe depuis longtemps. Ce n’est pas une conversation qui va tout résoudre ».
Séparer les chèvres des lions
La charia est appliquée différemment selon les endroits après la conclusion d’accords. Guindo a indiqué que les djihadistes avaient une approche permissive dans sa commune – une conséquence de la confiance qui s’est installée entre eux. Pourtant, des écoles sont restées fermées et les femmes ont été voilées de force dans d’autres zones où des pactes avaient aussi été conclus.
Beaucoup ont le sentiment que ces sacrifices sont nécessaires par souci de stabilité. Mais les accords ont leurs détracteurs : les soldats traitent souvent ceux qui les attaquent comme s’ils étaient des djihadistes, tandis que les milices dans certaines régions considèrent les pactes comme une forme de soumission.
Ce qui engendre des risques pour Guindo et les autres médiateurs. La famille de l’agriculteur a reçu l’instruction de ne pas révéler où il se trouve à des personnes inconnues. Et, chaque fois qu’il organise une mission, il craint que ce ne soit la dernière.
Guindo a indiqué qu’un responsable de son association a survécu à une récente fusillade (on ne sait pas qui a tiré), tandis qu’un autre a vu des miliciens perturber la bonne marche de son entreprise de transport. Aujourd’hui, ce dernier vend des pièces détachées de vieilles voitures dans une ville située à des centaines de kilomètres de là.
« Nous courons beaucoup de risques et nos vies sont en danger », a dit Guindo. « Quand nous nous déplaçons, nous avons peur. »
Et les efforts déployés par Guindo ne sont pas bien rémunérés. L’agriculteur affirme que pendant longtemps, il s’est déplacé à pied pour organiser des dialogues. Son association parvient maintenant à récolter quelques centaines de dollars par mois auprès de ses membres – mais les fonds ne couvrent pas grand-chose.
Ces questions financières ont un impact sur la capacité qu’a Guindo de veiller à ce que les pactes soient respectés. Dans de nombreux cercles, les accords n’ont pas tenu, les djihadistes et les milices n’ayant pas respecté leurs termes et leurs conditions.
Pourtant, Guindo peut toujours compter sur sa force de persuasion quand il tente de convaincre des civils de ne pas prendre les armes. « Dans un combat entre deux lions (l’armée et les djihadistes), une chèvre n’a pas sa place », dit-il aux communautés dans le cadre des discussions qui se tiennent à Koro. « Un homme pauvre ne devrait pas intervenir dans la discorde entre deux rois », ajoute-t-il souvent.
Edité par Andrew Gully. Illustrations de Dramane Diarra, un artiste malien installé à Bamako. Le dessin du haut dépeint un dialogue entre des djihadistes et des responsables communautaires. Le deuxième représente le véhicule utilisé par Guindo et ses amis pour obtenir la libération de l’enseignant enlevé. Le troisième montre une autre scène de dialogue.
*Guindo est un pseudonyme. Son vrai nom n’est pas employé pour des raisons de sécurité. Les noms de villages et de communes, ainsi que d’autres détails, sont aussi occultés.