Genzia Mary, 10 ans, regarde avec fascination les bus qui arrivent dans le nord du Sri Lanka et les voyageurs enjoués qui chantent dans une langue qui lui était encore inconnue il y a deux ans.
Melle Mary vit dans le district de Kilinochchi, situé dans une zone communément appelée la région de « Vanni » qui a été particulièrement touchée pendant la guerre. Des milliers d’habitants du sud du pays, pour la plupart des Cingalais (groupe ethnique majoritaire), viennent découvrir les vestiges de la guerre ainsi qu’un célèbre temple bouddhiste dans le nord de la région.
« Il y a beaucoup de monde dans [les bus]. Parfois, il y a quelques grands-mères, toutes habillées en blanc », a-t-elle dit. De nombreuses filles de son âge visitent la région également, le plus souvent pendant les vacances scolaires. « Mais je ne leur ai jamais parlé », a dit Mary, déçue. « Elles ne nous adressent pas la parole ».
Pendant de longues années, le Vanni a été coupé du reste du pays. La région a été le principal théâtre des combats durant les 25 années de guerre civile qui ont vu les rebelles des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) affronter les gouvernements successifs afin d’obtenir un État séparé. La guerre a pris fin en mai 2009 avec la défaite des TLET.
À la fin 2009, certaines parties de la région ont été ouvertes au tourisme et des milliers de voyageurs originaires du sud du pays ont commencé à affluer. Depuis, le nombre de visiteurs a diminué, passant de plus de 100 000 par jour à l’époque à quelques milliers aujourd’hui.
Le tourisme pourrait favoriser le rapprochement des habitants de cette région marquée par la guerre et de la population du reste du pays, mais, jusqu’à présent, cela n’a pas été le cas.
« Les deux communautés vivent toujours chacune dans leur cocon. Elles n’ont quasiment pas de relations », a dit Saroja Sivachandran, directrice du Centre pour les femmes et le développement (Center for Women and Development), un groupe des droits des femmes de Jaffna dans le nord du pays. « Voici un exemple de l’existence de ce fossé : parfois, les voyageurs apportent leur bois de chauffage. Ils adressent la parole aux habitants du Vanni uniquement pour leur demander le chemin », a-t-elle dit.
Militarisation
Mahendran Sivakumar, 61 ans, ancien fonctionnaire de l’éducation nationale, est resté dans le Vanni pendant les années les plus sanglantes du conflit. Il a indiqué que les interactions avec les voyageurs originaires du Sud étaient limitées, car la méfiance demeure après des décennies de carnages et d’isolation.
« Il faudra attendre la prochaine génération pour briser la glace. Malheureusement, personne [parmi les dirigeants] ne fait quoi que ce soit de concret pour les rapprocher », a dit M. Sivakumar.
Il a évoqué le nombre important de soldats – principalement des Cingalais – présents dans le Vanni et l’ingérence de l’armée dans les affaires publiques, ce qui renforce la méfiance des tamouls. Plus de trois ans après la fin de la guerre, l’armée continue de jouer un rôle important dans la vie du village : les soldats assistent aux fêtes dans les écoles et réparent les réseaux de distribution d’eau. « Si l’armée intervient moins dans les activités du secteur public, et que les fonctionnaires et les élus jouent un rôle plus actif, alors la population aura enfin l’impression de ne plus être sous surveillance. Mais cela n’arrivera pas du jour au lendemain ».
Des dizaines de milliers d’officiers des forces de sécurité sont stationnés dans la province du Nord – au moins 80 000, selon les experts présents sur place – mais à part cela il y a peu de Cingalais dans la région.
Les comptes-rendus des médias locaux indiquent que les commerces gérés par l’armée – des barbiers aux restaurants – proposent leurs services à prix faussé et ne laissent aucune chance à la concurrence locale, aggravant un marché de l’emploi déjà maussade dans le Nord.
« Si nous sommes un pays, alors il n’y a pas de gagnants et pas de perdants, seulement des survivants »
Dans la région de Vanni, a indiqué M. Sivakumar, les voyageurs du Sud se mêlent avec les soldats déployés par le gouvernement et d’autres fonctionnaires cingalais. « Il est évident qu’ils sont plus à l’aise avec des personnes qui parlent la même langue ».
Manque de rapprochement
Les occasions de nouer des relations étant rares, les Tamouls et les Cingalais, qui constituent les deux principaux groupes ethniques du Sri Lanka, restent profondément divisés.
« La plupart des bus touristiques traversent les zones dévastées par les combats, où les habitants vivent dans des huttes. Mais ils [les visiteurs] ne semblent pas y prêter attention », a dit Mme. Sivachandran.
Selon elle, cette indifférence est née de l’ignorance. « Les voyageurs ne savent rien de ce qui s’est passé ici ou ne connaissent qu’une partie de l’histoire. Et ceux qui vivent dans la région de Vanni, notamment à l’intérieur, considèrent les touristes comme des étrangers ».
Le fait que la mort de civils n’ait pas été reconnue par le Sri Lanka, ce qui ne permet pas aux habitants du Nord de faire leur deuil convenablement, n’a pas arrangé la situation, a ajouté Mme Sivachandran. « Certains d’entre nous ressentent une douleur fulgurante qu’ils ne peuvent exprimer. Plus ils la contiennent, plus ils souffrent. Il faut également en terminer avec l’idée qu’il y a des gagnants et des perdants. Si nous sommes un pays, alors il n’y a pas de gagnants et pas de perdants, seulement des survivants ».
Quelque 40 000 civils ont trouvé la mort au plus fort des combats, avant que le gouvernement ne déclare la fin de la guerre, selon un groupe d’experts des Nations Unies.
Le rythme effréné de la reconstruction cache le manque de rapprochement entre les Tamouls et les Cingalais, a dit Ruki Fernando, défenseur des droits de l’homme et ancien coordinateur du programme « Droits humains dans les situations de conflit » au sein de la Law and Society Trust (LST), une organisation nationale militante.
« [Les énormes projets de développement] donnent un faux sentiment de changement ici. En réalité, peu de choses ont été faites pour que les habitants de Vanni aient à nouveau confiance dans le Sud ».
Selon des responsables, il faudra de longues années pour finir la reconstruction. La réconciliation ethnique et les réparations matérielles sont tout aussi nécessaires pour dépasser le conflit, mais la première n’est pas une priorité, a dit M. Fernando.
Réparer les liens
Quelques efforts ont été réalisés à la base pour combler le fossé ethnique et culturel entre les Tamouls et les Cingalais. Des programmes développés à petite échelle et de manière temporaire peuvent élargir la perspective des habitants.
Depuis janvier 2011, l’organisation non gouvernementale (ONG) International Alert a organisé trois visites dans le pays – notamment dans le Nord – pour la diaspora sri lankaise installée au Royaume-Uni.
Johann Rebert, représentante de l’ONG au Sri Lanka, a indiqué que la diaspora sri lankaise peut jouer un rôle important dans l’effort de réconciliation. « La viabilité sera renforcée et on pourra obtenir de meilleurs résultats si on les inclut au lieu de les exclure ».
L’ONG Sri Lanka Unites, basée à Colombo, a également tenté de rapprocher les jeunes des deux communautés, notamment lors d’une conférence organisée à Jaffna en août dernier.
Prashan de Visser, président de Sri Lanka Unites, indique que l’organisation compte environ 10 000 membres au Sri Lanka, dont 30 pour cent sont originaires du Nord. « Nous vivons dans une société ségrégationniste. Nous essayons d’aider les jeunes à mettre fin [à la] ségrégation », a-t-il dit.
M. De Visser a indiqué que l’ONG invitait 25 jeunes leaders du pays à participer à sa tournée nationale organisée durant un mois chaque année. Cette expérience, a-t-il dit, permet aux jeunes Cingalais de prendre « enfin » conscience de l’ampleur des destructions dans le Vanni. « Les trois représentants de Hambantota [le district le plus au sud du pays] se sont engagés à collecter 300 000 roupies [environ 2 300 dollars] pour financer nos actions dans la région [du nord]. Il y a beaucoup de désinformation ».
Mme Sivachandran, qui défend les droits des femmes, a salué ces initiatives. Elle a toutefois souligné que, sans l’aide du gouvernement, les résultats des efforts déployés seront limités. « Les agences et les militants qui travaillent dans le domaine de la défense des intérêts ont toujours des difficultés à intervenir avec efficacité dans la région ».
Où commencer ?
Les militants et les autorités s’interrogent sur la manière de rétablir les liens qui existaient entre les communautés avant que les rebelles des TLET ne tuent 13 soldats en 1983, entraînant des émeutes anti-tamouls dans d’autres régions du pays.
Après 18 mois d’enquête, la Commission pour la réconciliation (dénommée « Lessons Learnt and Reconciliation Commission ») instaurée par le gouvernement en mai 2010, a conclu que « la question des droits de l’homme est déterminante dans le processus de réconciliation ».
Le gouvernement a indiqué que 2 635 personnes portées disparues dans la province du Nord entre janvier et mai 2009 étaient « introuvables ». Le bureau du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) du Sri Lanka a signalé 747 cas de disparitions d’enfants entre décembre 2009 et la mi-2012.
« Il est temps de répondre aux questions qui entourent les disparitions de personnes, les décès et les allégations de violences une fois pour toute », a dit M. Fernando, défenseur des droits de l’homme.
Ce dernier a également reproché au principal parti politique tamoul, l’Alliance nationale tamoule, d’avoir fait de la dévolution du pouvoir une condition préalable à la réconciliation. Les dirigeants politiques tamouls ont demandé une décentralisation du pouvoir pour mettre fin à la discrimination qui, selon eux, a engendré le conflit. Cependant, un groupe influent au sein du gouvernement réclame l’abandon d’un amendement constitutionnel de 1987 qui a initié un mouvement de décentralisation en créant des conseils provinciaux aujourd’hui perçus comme inefficaces.
« C’est très bien s’il y a une véritable dévolution du pouvoir, mais en se focalisant sur cette question, nous oublions l’importance des problèmes sous-jacents », a dit M. Fernando.
La question de la réconciliation ethnique est complexe, mais elle peut être résolue, a dit M. de Visser, président de Sri Lanka Unites. « Nous avons hérité d’une situation catastrophique, mais cela nous donne l’opportunité de renforcer la place des jeunes et de promouvoir l’unité ».
ap/pt/rz-mg/amz
This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions