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Quand les humanitaires frayent avec les princes et les banquiers

Des humanitaires au Forum économique mondial

Benedikt von Loebell/World Economic Forum

À vol d’oiseau, 340 kilomètres séparent le camp informel de Rukban, une zone désertique où 80 000 Syriens sont actuellement bloqués en attendant de pouvoir entrer en Jordanie, et les hôtels de la côte jordanienne de la mer Morte où s’est réunie l’élite de la région le week-end dernier à l’occasion du Forum économique mondial sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Le camp de Zaatari, où vivent 80 000 autres réfugiés, n’est qu’à 100 kilomètres de là.

Depuis l’intérieur des salles de conférence où l’on dégustait des petits fours, cela semblait beaucoup plus lointain, même si les questions humanitaires — y compris le sort des réfugiés — figurent désormais à l’ordre du jour officiel du forum au même titre que les sujets plus traditionnels comme la croissance économique. Les directeurs des grandes ONG et les responsables des agences des Nations Unies se sont ainsi mêlés aux monarques, aux banquiers et aux politiques réunis sur la côte de la mer Morte.

En dépit des critiques externes et du malaise éprouvé par certains d’entre eux, les humanitaires sont de plus en plus nombreux à collaborer avec le Forum économique mondial (FEM). Plusieurs considèrent en effet qu’un espace de discussion comme celui-ci peut jouer un rôle crucial dans la résolution des crises complexes qui ébranlent aujourd’hui le monde.

Malaise au sommet

La présence des humanitaires au sommet de Davos — l’événement phare du FEM — et leur participation au forum en général ne sont pas passées inaperçues. Cette année, IRIN a été critiqué à moitié en blague par l’un de ses propres chroniqueurs, rien de moins, pour sa participation à la réunion de Davos. Et peu après que Peter Maurer, le président du Comité international de la Croix-Rouge, a rejoint le conseil d’administration de la Fondation du FEM, en 2014, l’un de ses prédécesseurs au CICR lui a demandé s’il croyait qu’il était approprié qu’il siège au conseil d’une organisation qui compte des fabricants d’armes parmi ses membres. M. Maurer devrait-il occuper les deux postes simultanément ? Cela ne risque-t-il pas de compromettre la neutralité du CICR ?

« Il est extrêmement important de s’adresser à toutes les parties prenantes des conflits », a répondu M. Maurer lors d’un événement organisé en 2015 à Genève. « Les raisons de collaborer avec le secteur privé et d’utiliser une tribune qui réunit les acteurs du secteur privé ne manquent pas […] De la même façon que nous parlons à toutes les parties à un conflit, nous devrions discuter avec les parties prenantes dont les agissements pourraient alimenter le conflit ou qui pourraient être capables de le désamorcer. »

Si certains dirigeants d’organisations humanitaires ont confié à IRIN qu’ils ressentaient un certain malaise au moment d’enfiler un costume pour côtoyer certains des individus les plus riches du monde, la plupart se sont cependant fermement rangés derrière M. Maurer. D’après eux, il est important que les humanitaires puissent participer aux discussions pour faire avancer les choses.

« Je pense qu’à un moment, on arrive à un point où il faut être aussi à l’aise dans un costume que dans nos vêtements de terrain pour réussir à concrétiser les actions qui nous semblent justes », a dit à IRIN le directeur général de Mercy Corps Neal Keny-Guyer, élégamment vêtu d’un blazer bleu orné d’un mouchoir de poche à motifs violets.

Un « monde à parties prenantes multiples »

Faruk Pinjo/World Economic Forum

Alors que le fossé entre les ressources nécessaires et l’argent disponible pour répondre aux crises humanitaires se creuse, on peut également considérer que la présence d’humanitaires aux événements du FEM s’inscrit dans un effort plus large de l’ensemble du secteur pour cesser de travailler de façon isolée et commencer à collaborer plus étroitement avec ceux qui peuvent les aider, qu’il s’agisse d’acteurs du développement ou du secteur privé.

M. Keny-Guyer croit que ni les humanitaires, ni les gouvernements, ni le secteur privé ne réussiront à eux seuls » à résoudre les grands problèmes de notre époque. Les événements organisés par le FEM offrent une occasion de « se réunir, de trouver un terrain d’entente et de travailler ensemble », dans le cadre de ce que lui et d’autres ont décrit comme un « monde à parties prenantes multiples ». « Personne n’a le monopole de la moralité ni de la vérité. Et je pense que le monde sera meilleur si nous pouvons travailler ensemble dans une certaine mesure », a-t-il ajouté.

M. Keny-Guyer n’est pas seul à le penser. Naser Haghamed, directeur d’Islamic Relief, qui, comme MM. Keny-Guyer et Maurer, est membre du Global Future Council du FEM sur l’avenir du système humanitaire, a dit à IRIN que les organisations d’aide humanitaire devaient être représentées au sein du FEM si elles souhaitaient faire avancer les choses.

« Les situations humanitaires actuelles sont trop complexes et trop importantes pour que les ONG puissent les gérer seules », a-t-il dit le lendemain d’une longue soirée de réunions avec d’autres membres du Conseil. « Il serait illusoire de penser que nous sommes capables de répondre à tout et de résoudre tous les problèmes par nous-mêmes. »

Les partenariats public-privé sont aujourd’hui très populaires dans les secteurs de l’aide humanitaire et du développement. Dans ce contexte, M. Haghamed croit que les ONG devraient accepter le fait que les entreprises privées jouent déjà un rôle important en termes d’infrastructures et de services de données et qu’elles sont indispensables pour la fourniture des aides en espèces. Dans certains cas, elles agissent déjà comme sous-traitants pour des bailleurs de fonds importants comme le Département britannique pour le développement international (DIFD) et l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).

D’après M. Haghamed, Islamic Relief compte aussi des employés qui ne souhaitent pas que le secteur privé soit impliqué dans le travail de l’organisation. « [M]ais plus je collabore avec [des entreprises privées], plus je vois ce qu’elles font et plus je suis convaincu que nous avons réellement besoin d’elles », a-t-il cependant ajouté. « Si tu ne peux pas les battre, rallie-toi à eux. On ne fait pas partie de leur clique, mais on peut tenter d’en tirer le meilleur parti », a-t-il résumé.

Une occasion manquée ?

Une responsable d’une ONG de développement des pays du Sud qui n’a pas participé à l’événement du FEM (et qui n’a pas été invitée, a-t-elle précisé) a dit à IRIN qu’en principe, elle est d’accord pour dire que « les crises sont de plus en plus souvent de nature politique et que leur résolution exige généralement l’intervention de plusieurs acteurs ».

Elle a par ailleurs reconnu que le désir des humanitaires de s’asseoir à la même table que les puissants de ce monde, y compris ceux qui jouent un rôle dans le déclenchement des crises, est justifiable. Elle craint cependant que les grandes ONG internationales « ne soient pas réellement là pour attirer l’attention sur l’impasse politique et ses répercussions négatives sur la situation humanitaire et qu’elles se contentent de frayer avec les élites. Si c’est le cas, ce n’est pas un espace dans lequel nous sommes la conscience de ce qui se passe dans le monde ».

Loin de « demander des comptes aux puissants », elle s’inquiète simplement que personne ne cherche le moyen d’empêcher les crises prolongées d’éclater.

Résoudre le « problème de perception »

Ce n’est pas la première fois que le FEM est décrit comme un espace essentiellement réservé aux mieux nantis. Selon Andrej Kirn, qui gère la majeure partie de la programmation humanitaire du FEM dans le cadre de son rôle de leader communautaire pour la branche du forum chargée des relations avec les gouvernements et les organisations internationales, « il y a un problème de perception » par rapport au FEM et à sa mission.

Selon M. Kirn, c’est en partie grâce à des membres du conseil d’administration comme M. Maurer et la reine Rania de Jordanie que le FEM a « adopté, au cours des dernières années […] une approche plus systématique qui permet à un public plus large de participer à des rencontres comme le sommet de Davos [ou des événements régionaux] ».

M. Kirn a ajouté que le FEM avait changé au cours des dix dernières années et qu’il ne s’agissait plus simplement d’une institution réunissant les acteurs de la finance. « Si l’on s’intéresse aujourd’hui au travail humanitaire, ce n’est pas parce qu’on s’est dit que ce serait une bonne chose et que ça nous permettrait de polir notre image. [Cette évolution est plutôt due à] une prise de conscience que tous les secteurs auxquels s’intéresse le FEM ne progresseront pas aussi rapidement si l’on ne parvient pas à résoudre certains des problèmes les plus complexes. »

M. Kirn croit que le fait de parler de l’action humanitaire avec une communauté plus large dans le cadre des événements du FEM permet d’« aborder les problèmes sous un angle différent. Et cela est parfois nécessaire quand on souhaite promouvoir un changement à l’extérieur du groupe qui est favorable au changement en question ».

Le secteur humanitaire suscite aussi de plus en plus d’intérêt, a poursuivi M. Kirn, surtout depuis que les participants au Sommet humanitaire mondial ont signé le « Grand Bargain » (Grande négociation ou Grand compromis) et que le FEM s’est engagé, à Istanbul, à paver la voie et à établir des principes pour l’association des secteurs public et privé en vue de fournir des aides en espèces.

Mais tout cela importe-t-il vraiment à ceux à qui le système humanitaire est supposé venir en aide, à ceux qui ne sont pas là pour les poignées de main et les beaux discours ? Les solutions abordées et développées à l’occasion des réunions au sommet (y compris dans le cadre du FEM) entraînent de réels changements sur le terrain : il suffit de penser aux scans oculaires mis en place pour permettre aux réfugiés de se procurer des vivres, par exemple. Mais il est aussi vrai que les réunions autour de petits fours n’ont pas encore permis de résoudre les grands problèmes d’aujourd’hui comme la crise des réfugiés et les famines imminentes.

L’approche pragmatique adoptée par M. Haghamed, d’Islamic Relief, offre un certain soulagement à ceux qui ne sont pas à l’aise avec l’idée de voir les dirigeants des organisations humanitaires se mêler avec des individus puissants dont les agissements alimentent parfois les crises. « Nous ne prenons pas parti, nous nous contentons de parler aux diverses parties », a-t-il dit à IRIN. « Si vous bloquez l’accès à un lieu auquel je dois accéder, je dois m’adresser à vous [pour résoudre le problème]. »

[PHOTO D’EN-TÊTE : Le roi Abdallah II Ben Al-Hussein et la reine Rania Al-Abdullah de Jordanie, le roi Felipe VI d’Espagne et Hilde Schwab, présidente et co-fondatrice de la Fondation Schwab pour l’entrepreneuriat social, basée en Suisse, lors de la session plénière d’ouverture du Forum économique mondial sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord 2017. Benedikt von Loebell/Forum économique mondial]

as/ha/ks-gd/ld

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