Formulées après plusieurs décennies de menaces d’une « guerre de l’eau » qui ne s’est jamais concrétisée, les déclarations contradictoires de M. Annan illustrent la complexité des liens entre l’eau et les conflits.
À l’approche d’un sommet sur la sécurité de l’approvisionnement en eau, intitulé Forum 2014 sur l’aide humanitaire et le développement international, qui se tiendra en Malaisie les 23 et 24 avril, IRIN a interrogé des experts pour en apprendre plus sur la question.
« Si vous abordez le problème en analysant l’eau comme n’importe quelle autre ressource, vous observerez une absence de conflit dans de nombreuses situations dans lesquelles vous pourriez vous attendre à en rencontrer », a expliqué Janani Vivekananda, responsable des volets environnement, changement climatique et sécurité des programmes de consolidation de la paix d’International Alert, une organisation basée à Londres.
En réalité, certains universitaires considèrent que la seule véritable « guerre de l’eau » remonte à un conflit babylonien, il y a 4 500 ans.
Mais si un cinquième de la population mondiale est confronté à un manque d’eau et que 1,6 milliard de personnes vivent dans des pays où les infrastructures sont trop faibles pour faire parvenir l’eau là où le besoin s’en fait sentir, pourquoi cette précieuse ressource n’occasionne-t-elle pas plus de violence ? Et à quel point faut-il s’inquiéter lorsque la Central Intelligence Agency américaine lance des avertissements tels que : « au cours des dix prochaines années, de nombreux pays [...] seront confrontés à des problèmes d’eau – pénuries, mauvaise qualité, inondations – qui risquent de les déstabiliser, de fragiliser les gouvernements et d’accroître les tensions régionales » ?
En réponse à ces questions, les spécialistes mettent en avant les caractéristiques uniques de l’eau : c’est une ressource naturelle, ce qui lui donne une grande valeur, mais fait qu’il est difficile de la contrôler ; il existe un cadre juridique international qui encourage la coopération locale à ce sujet ; et tout le monde sait qu’un accès durable à l’eau est littéralement vital.
Gérer les tensions liées à l’eau
« La question de la guerre de l’eau est plus qu’un simple parallèle avec d’autres ressources », a expliqué David Michel, directeur du programme de sécurité environnementale du centre Stimson, une organisation de recherche sur la paix et la sécurité basée à Washington. « Il est important de faire la distinction entre les différents types de ressources et les voies par lesquelles elles peuvent contribuer aux conflits », a-t-il dit.
« L’eau – contrairement aux autres ressources de conflits tels que les diamants – ne peut pas être pillée, ce n’est pas une ressource que l’on peut ramasser et emporter », a expliqué M. Michel en précisant qu’un mètre cube d’eau pèse une tonne.
« Ce n’est pas non plus une ressource géographiquement fixe comme le bois. Dans ce dernier cas, si le territoire sur lequel se trouve la forêt vous appartient, vous contrôlez complètement cette ressource. »
D’autres affirment cependant que l’eau reste inextricablement liée aux moyens de subsistance, à la cohésion sociale et aux tensions politiques.
Dans un rapport de 2012 sur les relations indo-pakistanaises, par exemple, International Crisis Group a cité les différends liés à l’eau comme une entrave à la coopération entre les deux pays.
Selon le rapport, la multiplication des besoins énergétiques de l’Inde pour alimenter sa croissance économique se heurte à la dépendance des agriculteurs pakistanais à l’eau partagée par les deux pays. « Maintenant que l’Inde construit plusieurs barrages dans le bassin de l’Indus, l’armée pakistanaise et les groupes djihadistes identifient les différends liés à l’eau comme un problème essentiel, au même niveau que le Cachemire, qui doit être résolu pour [que les deux pays] puissent retrouver des rapports normaux. »
Sur un autre continent, une longue et sanglante bataille oppose des groupes tribaux vivant dans la région du lac Turkana, qui chevauche la frontière entre le Kenya et l’Éthiopie, longue de 861 km. Les violences ont repris ces dernières années au sujet de la disponibilité hydrique et de l’accès à l’eau.
« Les autochtones de la basse vallée de l’Omo et du lac Turkana sont extrêmement pauvres, mais bien armés. Cela fait longtemps qu’ils connaissent des conflits liés à l’eau, à la pêche et aux pâturages », a expliqué International Rivers, une association américaine de défense de l’environnement.
« En temps de sécheresse, les populations vont là où se trouvent les ressources. Cela déclenche souvent des conflits [...] Durant les années de pénurie, de tels conflits ont lieu presque tous les jours. Les conflits liés à l’eau vont-ils se multiplier ? Certainement. Mais il existe toutes sortes de solutions », a expliqué Jeanine Cooper, ancienne chef du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) au Kenya, dans une interview publiée par l’École de foresterie et d’études sur l’environnement de l’Université Yale.
Peter Gleick, président de l’Institut Pacific, un groupe de réflexion américain qui s’intéresse aux problèmes liés à l’eau douce, s’est montré préoccupé par « un monde dans lequel l’eau est une ressource de plus en plus rare et où la politique joue un rôle puissant dans l’allocation de l’eau – à travers les frontières et, peut-être plus grave encore, au sein même des pays. »
L’institut Pacific gère une chronologie des conflits liés à l’eau, une base de données qui retrace 5 000 ans d’histoire dans ce domaine. Le principale cadre juridique concernant les eaux douces internationales est la Convention des Nations unies de 1997 sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, mais une autre base de données de l’université d’État de l’Oregon, aux États-Unis, recense 3 600 traités et accords liés à l’eau, ainsi que des exemples de modes indigènes de résolutions des conflits liés à l’eau.
« Nous avons besoin d’institutions fortes – programmes pour une nouvelle répartition économique équitable, gestion des communications et lois – pour gérer les tensions liées à l’eau », a dit M. Gleick. « J’ai peur que la coopération que nous avons observée par le passé ne se maintienne pas à l’avenir si nous ne commençons pas à prêter une plus grande attention aux différends relatifs à l’eau qui n’ont que faire des frontières internationales et de la diplomatie. »
Droit international et coopération locale
Patricia Wouters, professeure de droit, fondatrice du Centre sur la législation, les politiques et les sciences relatives à l’eau à l’Université de Dundee, en Écosse, et présidente d’une table ronde intitulée Gouvernance de l’eau et perspectives de collaboration à la conférence de Kuala Lumpur, a expliqué que « la sécurité de l’approvisionnement en eau est moins une question de sécurité militaire que de compréhension de ce que signifie la coopération juridique. »
« Mettre l’accent sur l’analogie militaire empêche de trouver de nouvelles règles juridiques et de nouveaux modes de gestion [...] et contrecarre ainsi toute approche pouvant apporter de nouvelles idées pour résoudre des problèmes complexes anciens, mais en évolution », a dit Mme Wouters dans un article intitulé « Reframing the Water Security Dialogue » (reformuler le dialogue sur la sécurité de l’approvisionnement en eau).
« Le principe de légalité prend un sens légèrement différent dans chaque lieu, tout comme les stratégies de diplomatie progressive – mais le système juridique international entérine la coopération en faveur de la gestion de l’eau et des tensions ou conflits qui y sont associés, et non une analyse de type militaire », a dit Mme Wouters à IRIN.
Selon Mme Wouters, la convention des Nations Unies de 1997 met l’accent sur l’utilisation de l’eau dans l’immédiat : « Ce cadre juridique oblige les États à utiliser les ressources en eau de manière équitable et raisonnable. Les États doivent se demander “qu’est-ce qui est raisonnable et équitable pour telle utilisation de cette rivière à l’heure actuelle ?” »
Ceci étant, même en l’absence de cadre juridique ferme, on a observé des exemples de coopération au sujet de l’eau.
Deux tiers des voies navigables et aquifères transfrontaliers du monde ne sont pas régis par un cadre juridique officiel de gestion coopérative.
« Une grande énergie est consacrée à essayer de défendre des accords transfrontaliers sur les voies navigables non existants ou fragiles », a dit Mme Vivekananda d’International Alert. « Mais ce qui maintient la paix [...] c’est souvent qu’au niveau local et politique, les parties prenantes savent que l’eau doit être partagée pour le bien de tous. »
Plus importante que le pétrole
« J’ai interviewé des gens au Kenya, dans des endroits où les champs pétroliers sont constamment source de tensions, et ils m’ont quand même dit que l’eau est plus importante à leurs yeux », a dit Mme Vivekananda. « Le pétrole ne sera peut-être pas toujours source de revenus et de prospérité, disent-ils, mais l’eau est nécessaire à la survie », a-t-elle souligné, ajoutant que comprendre cela peut expliquer pourquoi aucun conflit international n’a encore éclaté au sujet de l’eau.
« C’est une ressource tellement importante que les parties au conflit savent qu’elles doivent coopérer. Ne pas coopérer serait trop risqué », a-t-elle dit.
Selon M. Michel, pour comprendre le lien entre l’eau et les conflits, il faut comprendre la complexité de cette ressource.
« L’eau c’est la production de nourriture, la boisson, la pêche et le transport. Elle sert de solvant, d’assainissant, de refroidissement et elle a une signification religieuse, a-t-il dit. Lorsque vous gérez l’eau, vous gérez également tout cela. »
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