Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), 58 pour cent des victimes de la traite des personnes le sont à des fins d’exploitation sexuelle. Les activistes s’inquiètent de ce que ce chiffre n’alimente la tendance de l’opinion publique et des décideurs politiques à faire l’amalgame entre la traite des personnes et le commerce sexuel, au détriment de réponses efficaces.
D’après les activistes, le problème est en partie lié au fait que les programmes de lutte contre la traite des personnes prennent souvent la forme de missions de « raid et de sauvetage » — des opérations au cours desquelles des maisons de prostitution ou d’autres établissements identifiés par les autorités comme pouvant abriter des victimes de la traite des personnes sont pris d’assaut.
Selon une étude de 2012 du Programme de développement des Nations Unies (PNUD) sur le travail du sexe en Asie et dans le Pacifique, ces opérations constituent une ingérence dans la vie privée des personnes et réduisent l’efficacité des programmes de santé publique. Ils provoquent en effet un éparpillement des réseaux de travailleurs du sexe qui, dans certains cas, étaient parvenus à mettre en place des programmes de santé efficaces dirigés par les travailleurs du sexe eux-mêmes.
Quel que soit l’objectif de ces opérations, « les raids de sauvetage dans les établissements qui font le commerce du sexe ont attisé la violence contre les travailleurs du sexe et ont compromis leur sécurité », indiquent l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Coalition mondiale sur les femmes et le SIDA (Global Coalition on Women and AIDS, GCWA).
Cela peut aggraver la criminalisation du commerce du sexe qui, selon l’analyse du PNUD, « légitime les violences et la discrimination contre les travailleurs du sexe (en particulier de la part des autorités chargées de l’application des lois et des fournisseurs de soins de santé) ».
Pour certains responsables des Nations Unies, le problème n’est pas lié aux efforts entrepris pour mettre fin à la traite des êtres humains, mais au fait que le travail de lutte contre la traite des personnes est compliqué et manque parfois de précision.
« Toute opération policière secrète [de lutte contre la traite des personnes] entraîne une intrusion dans la vie privée des personnes qui sont ciblées par l’opération et des personnes qui ne le sont pas », a dit à IRIN Martin Reeve, conseiller régional de l’UNODC pour la traite des personnes en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique.
« Cette intrusion collatérale doit être gérée correctement et les risques doivent être évalués. Dans l’idéal, toutes ces activités seront fondées sur le renseignement, et non pas sur de simples spéculations ».
Sinon, disent les activistes, les droits des travailleurs du sexe continueront d’être violés, et parfois avec violence.
Une partie du travail de protection nécessaire porte sur un changement d’approche dans la lutte contre la traite des personnes, indiquent-ils.
Mauvaises relations avec la police
« Le problème de l’industrie du raid et du sauvetage est qu’elle utilise certains des outils les plus oppressifs dont dispose l’État pour cibler les travailleurs du sexe – la police », a dit à IRIN Meena Saraswathi, directrice de SANGRAM, une organisation communautaire indienne de lutte contre le VIH.
« Que les travailleurs du sexe soient ou pas des victimes de la traite des personnes, leur compréhension des actions de la police est très différente de la compréhension des autres, car ils sont si souvent pris pour cible en tant que travailleurs du sexe, migrants, personnes transgenres ou pour d’autres raisons. »
« Cela a un impact sur la manière dont ils perçoivent toute tentative de la police de leur venir en aide », a-t-elle dit
Ce n’est pas seulement pendant les raids effectués dans le cadre de la lutte contre la traite des personnes que les travailleurs du sexe craignent la police.
Selon des recherches compilées par l’OMS et la Coalition mondiale pour les femmes et le SIDA, près de la moitié des travailleurs du sexe qui exercent dans la rue au Bangladesh ont signalé avoir été violés par des « hommes en uniforme » et 70 pour cent des travailleurs du sexe interrogés en Inde ont indiqué avoir été frappés par des policiers.
Les opérations de lutte contre la traite des personnes qui sont mal exécutées ne contribuent pas à apaiser ces peurs.
Une étude réalisée en 2003 en Indonésie a montré que les travailleurs du sexe arrêtés dans le cadre d’opérations de lutte contre la traite des personnes avaient subi des violences policières, y compris des passages à tabac et des violences sexuelles. Suite à l’adoption d’une loi contre la traite de personnes en 2007 au Cambodge, des descentes ont été effectuées dans des établissements qui font le commerce du sexe dans la capitale du pays, Phnom Penh. Selon des activistes, certaines de ces descentes ont été accompagnées de violences policières contre les travailleurs du sexe.
De la même manière, des travailleurs du sexe malaisiens ont attribué la légère hausse des descentes violentes dans les maisons de prostitution en 2010 à l’adoption d’une loi contre la traite des personnes.
Selon M. Reeve de l’UNODC, ce problème est lié au manque de formation et de contrôle des personnes chargées de l’application des lois qui participent au travail de lutte contre la traite des personnes.
« La manière dont [la lutte contre la traite des personnes] est mise en œuvre dans certains endroits peut se révéler problématique. Certaines initiatives de lutte contre la traite des êtres humains peuvent être trop zélées ou fondées sur des renseignements erronés. »
Des descentes à la rhétorique
Selon les activistes, les interventions violentes ont également un impact négatif sur les efforts entrepris pour renforcer les droits des travailleurs du sexe et les initiatives de lutte contre la traite des personnes.
« Le débat sur la lutte contre le travail du sexe a pris le pas sur le débat crucial sur la manière de lutter contre la traite des personnes. Nous nous retrouvons avec peu de bonnes solutions pour lutter contre la traite des personnes », a dit à IRIN Mme Saraswathi, affirmant que les politiques telles que celle récemment abrogée aux États-Unis, qui imposait aux organisations de lutte contre le VIH percevant des fonds du gouvernement américain « de prêter allégeance à la politique d’éradication de la prostitution du gouvernement », ont brouillé la compréhension du travail du sexe.
Selon l’analyse sur le travail du sexe dans la région, réalisée en 2012 par le PNUD, « Le langage utilisé par certains instruments internationaux et régionaux a donné à entendre qu’il y avait un lien fort entre la traite des personnes et le travail du sexe ou a fait l’amalgame entre ces concepts ».
D’autres experts partagent cet avis.
« Il s’agit de ne pas se laisser abuser par le marketing des programmes anti-prostitution comme stratégie de lutte contre la traite des personnes », a dit à IRIN Julie Ham, analyste au sein de l’Alliance mondiale contre la traite des femmes (Global Alliance Against Trafic in Women, GAATW).
« Lors des négociations sur le Protocole des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée [visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants], les États ont refusé d’inclure la prostitution au nombre des formes de traite. Assimiler le travail du sexe à l’exploitation néglige cela […] et entrave les efforts de lutte contre la traite ».
Selon les activistes, les programmes visant à « mettre fin à la demande » qui sont mis en œuvre dans le monde pour punir les personnes payant pour des services sexuels sont un exemple de ce « marketing ». Ils ont été critiqués, car ils ne permettent pas de lutter efficacement contre la traite et portent atteinte aux droits des travailleurs du sexe.
« Les initiatives visant à “mettre fin à la demande” sont souvent soit le produit de lois punitives qui criminalisent le travail du sexe, soit l’approche utilisée par ceux qui souhaitent l’adoption de lois punitives. Ces lois ne limitent pas l’ampleur du travail du sexe, mais elles rendent les travailleurs du sexe plus vulnérables », selon le Programme commun des Nations Unies sur le SIDA (ONUSIDA).
« La promotion des approches visant à “mettre fin à la demande de prostitution” comme stratégie de lutte contre la traite en est un exemple parfait. Lorsque l’on entre dans les détails, il ne s’agit pas tant de mettre fin à la traite que de mettre fin au travail du sexe et de rendre cette idée plus acceptable socialement », a dit Mme Ham.
L’ONUSIDA recommande « de passer d’une stratégie de réduction de la demande de travail du sexe à la réduction de la demande de rapports non protégés rémunérés » en responsabilisant les travailleurs du sexe, ce qui, comme cela a été démontré, permet de réduire les risques de transmission du VIH pour eux et leurs clients.
Changer d’approche
Une solution, selon les observateurs, est d’assurer une meilleure compréhension du commerce du sexe et de la traite des personnes – indépendamment l’un de l’autre.
« Alors que les spécialistes de la traite et même les responsables de la santé sont distraits par des discussions morales sur le travail du sexe, nous essayons de faire de la question une question de travail et de droits du travail », a dit Liz Hilton d’Empower Foundation, un groupe de défense des travailleurs du sexe en Thaïlande qui a récemment rendu public un rapport soutenant « dans l’industrie du sexe thaïlandaise, il y a plus de femmes victimes d’abus liés aux pratiques de la lutte contre la traite que de femmes exploitées par des trafiquants ».
Selon Mme Ham de la GAATW, il faut davantage d’actions pour protéger les travailleurs du sexe en tant qu’employés – en dehors de la matrice de la traite des êtres humains. « Étant donné la stigmatisation et la haine des travailleurs du sexe, la mise en place de protections contre la discrimination serait particulièrement importante pour les travailleurs du sexe », a dit Mme Ham.
La première étape, disent les experts, est de faire des travailleurs du sexe des partenaires dans les débats sur la politique et les programmes de lutte contre la traite des personnes.
« Les groupes de défense des droits des travailleurs du sexe devraient être impliqués dans le travail de lutte contre la traite, car, au bout du compte, ils connaissent leur industrie et leurs espaces et ils sont plus efficaces », a dit Mme Saraswathi de SANGRAM.
« Finalement, lorsque l’on parle de traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle, les services de police augmentent leurs chances de réussite lorsqu’ils nouent des relations fortes et créent un lien de confiance avec les différentes parties prenantes – y compris les travailleurs du sexe et les organisations non gouvernementales (ONG) », a dit M. Reeve de l’UNODC.
Selon le rapport sur la traite des personnes de 2013 du département d’État américain, on compte jusqu’à 27 millions d’hommes, de femmes et d’enfants victimes de la traite des personnes.
Toutefois, en 2012, les gouvernements n’ont identifié que 40 000 personnes entrées en contact avec les autorités pour avoir été victimes de la traite des personnes.
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