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En quoi le bilan des morts est-il important pour ceux qui restent ?

An opponent of the Muslim Brotherhood throws stones at the movement's headquarters of the  in Muqqatam, southeast of Cairo on 30 June, just days before the MB's Mohamed Morsi was ousted as president of Egypt. Saeed Shahat/IRIN
Protester in Cairo, Egypt. (July 2013)
Les bilans variés des affrontements survenus récemment en Égypte nous rappellent que l'obtention de statistiques sur la mortalité dans les situations d'urgence est, encore aujourd'hui, une tâche controversée, compliquée et parfois politisée. Les chercheurs estiment toutefois que ces données peuvent, si elles sont calculées correctement, permettre d'améliorer l'efficacité de l'aide et d'orienter les décisions en matière de financement.

« À la suite d'une catastrophe, les fonds destinés à sauver des gens sont accordés en fonction du nombre de morts », a dit Debarati Guha-Sapir, directrice du Centre de recherche sur l'épidémiologie des catastrophes (CRED, selon son sigle anglais), basé à Bruxelles, ajoutant que le bilan des morts est aussi un bon indicateur du nombre de survivants qui ont besoin d'une aide vitale.

Le bilan des victimes des conflits armés peut être utilisé à des fins politiques, contrairement à celui des catastrophes naturelles. En effet, selon le CRED, qui a mis sur pied une base de données sur la survenue et les effets de plus de 18 000 catastrophes de grande envergure qui se sont produites dans le monde depuis 1900, ces données sont parfois manipulées ou mal utilisées.

La politique des nombres

Les chiffres enregistrés dans le contexte de la crise politique égyptienne varient énormément en fonction des sources. Dans les heures qui ont suivi la dispersion forcée d'un grand sit-in des partisans des Frères musulmans par les forces gouvernementales, le 14 août, le mouvement islamiste a annoncé qu'il y avait eu 500 morts, alors que la télévision d'État ne rapportait que de quatre victimes.

Le gouvernement a porté son bilan à plus de 600 morts depuis ; le nombre de morts rapporté par l'opposition est plus de trois fois plus élevé.

La plupart des victimes ont été amenées dans des hôpitaux improvisés gérés par les Frères musulmans, ce qui a rendu difficile la vérification des chiffres par des personnes extérieures. Le bilan officiel tient seulement compte des corps qui passent par les hôpitaux.

Darfour

Le conflit qui a éclaté il y a dix ans dans la région soudanaise du Darfour et pour lequel un cessez-le-feu a été signé en 2010 a suscité un vif débat sur la façon d'établir le bilan des morts. Les Nations Unies estiment que quelque 300 000 personnes sont décédées pendant le conflit, alors que le chiffre rapporté par Khartoum est plus près de 10 000. En 2006, le Government Accountability Office (GAO), l'organisme d'audit du Congrès américain, a publié une analyse des estimations de mortalité au Darfour. L'objectif était d'examiner les diverses méthodologies utilisées pour établir le nombre de morts.

Au Darfour, les difficultés d'accès à certaines régions affectées par le conflit, l'imprécision des données démographiques et les manipulations des taux de mortalité initiaux (hors temps de crise) ont donné lieu à des données lacunaires et à des estimations controversées, conclut l'analyse.

Le département d'État américain a rapporté que le nombre de décès survenus entre mars 2003 et janvier 2005 oscillait entre 98 000 et 181 000. Cinq autres études ont estimé à près de 400 000 le nombre de décès s'étant produits entre février 2003 et août 2005. Les auteurs de l'étude du GAO ont jugé qu'aucune des estimations n'était exacte, mais que certaines étaient plus fiables que d'autres.

Selon une analyse récente (2010) des estimations de mortalité basée sur des enquêtes rétrospectives, le nombre total de décès « excédentaires » (attribuables aux conditions de crise et non pas seulement au conflit lui-même) survenus au Darfour entre le début de 2003 et la fin de 2008 atteignait 300 000.

Les auteurs ont toutefois reconnu que les limites des données et les problèmes d'interprétation qui affectaient le calcul des bilans précédents persistaient dans leurs statistiques.

Syrie

Le conflit syrien présente un autre cas problématique pour les statisticiens de la mortalité.

Dans un conflit armé complexe comme celui qui sévit en Syrie, le bilan des morts est parfois au coeur de la controverse politique, car chacune des parties au conflit cherche à minimiser le nombre de victimes civiles.

En août 2011, le Conseil des Nations Unies pour les droits de l'homme (CDH) a mis sur pied une commission internationale indépendante pour enquêter sur les violations des lois internationales et des droits de l'homme en Syrie. Les difficultés d'accès ont cependant entravé les efforts de la commission, qui a dû s'en remettre essentiellement aux informations tirées des entretiens menés dans des camps et des hôpitaux des pays voisins de la Syrie.

« Nous avons d'abord adopté une méthodologie qui exigeait qu'un des deux critères suivants soit satisfait pour comptabiliser le décès : A) le témoin avait vu de ses yeux le mort et connaissait son nom ; ou B) le témoin était un membre de la famille et savait que son proche était décédé », a dit Vic Ullom, conseiller juridique auprès de la commission d'enquête.

« Nous croyions ainsi mettre la barre suffisamment haute pour éviter les faux témoignages ou les récits exagérés. Nous n'avons toutefois pu comptabiliser qu'un faible pourcentage du nombre total de victimes, car nous ne pouvions nous entretenir qu'avec un faible pourcentage de la population de réfugiés », a-t-il ajouté.

Selon le Centre de documentation des violations en Syrie, un site internet d'opposition, quelque 69 000 personnes sont mortes depuis le début du conflit. L'Observatoire syrien des droits de l'homme, un organisme géré par un Syrien qui a fui son pays il y a 13 ans et qui vit aujourd'hui au Royaume-Uni, estime quant à lui à environ 106 000 le nombre de victimes du conflit. Les deux réseaux rapportent des décès des deux côtés et disent obtenir leurs informations des activistes et des groupes de défense des droits de l'homme en Syrie.

Les experts estiment toutefois qu'il peut être difficile, dans un conflit comme celui qui sévit en Syrie, d'entretenir un réseau fiable sur le terrain, même si celui-ci permet d'obtenir des statistiques relativement correctes.


« [Ces réseaux] doivent être actifs et mobiles, et ils doivent eux-mêmes disposer de bons contacts dans la région qu'ils couvrent. Les gens qui travaillent sur le terrain en situation de conflit sont exposés à toutes sortes de pressions. Ils peuvent par exemple être tentés de manipuler les chiffres pour atteindre certains objectifs politiques », a dit M. Ullom, de la commission d'enquête, ajoutant qu'il est « extrêmement » difficile pour ces observateurs d'obtenir l'accès à certaines régions sans favoriser un camp ou l'autre.

Harmoniser les méthodes de calcul

Dans les urgences humanitaires, la collecte, l'interprétation et l'utilisation adéquates des données de mortalité peuvent permettre de sauver des vies. En effet, selon les chercheurs, les humanitaires planifient leurs interventions en fonction de ces données.

Le taux de mortalité se définit comme « le nombre de décès survenant dans une population à risque donnée au cours d'une période spécifique qu'on appelle aussi 'période de rappel' ». Dans les situations d'urgence, on parle généralement de x décès par 10 000 personnes par jour.

Le taux de mortalité brut (TMB) et le taux de mortalité des moins de cinq ans (TMM5) sont des indicateurs importants qui permettent d'évaluer et de surveiller la gravité d'une situation d'urgence. Ils sont exprimés en nombre de morts par jour.

Le TMB se définit comme le nombre de décès survenant dans toutes les catégories d'âge, toutes causes confondues, tandis que le U5MR correspond au nombre de décès sur 1 000 naissances vivantes survenant pendant une année donnée chez les enfants de moins de cinq ans.

Selon les lignes directrices humanitaires connues sur le nom de normes Sphère, on parle d'urgence de santé publique « significative » lorsque le TMB ou le TMM5 atteint le double du taux enregistré avant la crise.

L'un des vieux problèmes de l'établissement du bilan des morts dans les conflits armés est de savoir s'il faut comptabiliser les décès dus aux « causes liées à la guerre », incluant la famine associée aux difficultés d'accès aux terres agricoles situées sur la ligne de front ou les maladies traitables et les blessures mineures qui n'ont pu être soignées.

Plusieurs efforts ont été mis en oeuvre pour harmoniser les méthodologies, notamment la création du Standardized Monitoring and Assessment of Relief and Transitions (SMART), un réseau d'organisations et de professionnels de l'humanitaire qui, ensemble, ont publié un protocole pour les évaluations en matière de nutrition et de mortalité.

Reste à savoir comment obliger les professionnels du milieu à appliquer ces normes sur le terrain.

Rareté des ressources et préoccupations en matière de sécurité

« Pour l'heure, [les humanitaires] ne s'entendent pas sur la méthodologie ou les lignes directrices qu'il convient d'adopter. Celles-ci pourraient pourtant aider les travailleurs qui sont sur le terrain à estimer le nombre de morts », a ajouté Mme Guha-Sapir, du CRED.

Depuis deux ans, les chercheurs du Harvard Project on monitoring, reporting and fact finding tentent d'établir des lignes directrices pour harmoniser la méthodologie d'enquête pour l'établissement de statistiques de mortalité. Ils s'intéressent essentiellement au travail des missions d'information et des commissions d'enquête mandatées par les Nations Unies et des entités telles que l'Union européenne (UE).

Ces missions ne compilent pas elles-mêmes les données brutes et doivent s'appuyer sur des statistiques souvent peu fiables collectées par d'autres organisations.

« Les mandats des commissions d'enquête sont souvent larges et elles doivent obtenir des résultats dans les délais impartis et avec des ressources limitées », a dit à IRIN Rob Grace, agent de programme pour le Programme sur la politique humanitaire et la recherche sur les conflits (HPCR, selon le sigle anglais) de l'École de santé publique de l'université de Harvard.

« Pour cette raison, il arrive souvent qu'elles n'aient pas les capacités nécessaires pour entreprendre un examen complet de l'ensemble des incidents survenus dans le contexte pertinent. La plupart des commissions d'enquête mandatées pour collecter des informations au sujet des violations des droits de l'homme s'efforcent d'obtenir des données sur certains incidents qui sont représentatifs des violations commises. La collecte d'informations quantitatives précises au sujet des victimes ne fait généralement pas partie des tâches indiquées dans les mandats des commissions d'enquête. »

Les restrictions sécuritaires sont un autre problème.

« Les difficultés d'accès dans les situations où le pays hôte n'a pas autorisé la commission à pénétrer sur le territoire et les restrictions d'accès ad hoc imposées, par exemple, par les groupes armés qui contrôlent un territoire sont d'autres obstacles », a dit M. Grace.

Mme Guha-Sapir croit qu'il faut procéder à un examen systématique de la façon dont les gouvernements et les organisations, incluant la Croix-Rouge et les Nations Unies, calculent le nombre de morts.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ne mène pas d'enquête sur la mortalité durant les conflits. Selon l'unité du CICR chargée de la santé, l'organisation se fie plutôt aux données de mortalité récoltées par les centres de santé qu'elle soutient. Pour les données hors conflit, elle dépend des autorités de santé nationales, des groupes de la société civile et des organisations non gouvernementales (ONG) nationales et internationales.

« Ils [les gouvernements et les organisations] font sans doute de leur mieux dans des conditions très chaotiques, mais il est malgré tout important de connaître leurs méthodes. Cela nous permet de mieux identifier les contraintes et de tirer parti de leur expérience », a dit Mme Guha-Sapir.

fm/pt/cb-gd/amz


This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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