Dans cette série en deux volets, IRIN a demandé à trois analystes d’examiner cette dangereuse impasse politique, au cours de laquelle M. Rajoelina a su inciter ses partisans à descendre dans les rues d’Antananarivo pour réclamer la destitution de M. Ravalomanana, dont ils dénoncent les méthodes de gouvernance « autocratiques ».
Les trois analystes sont :
• Richard Marcus (RM), directeur du programme d’études internationales de la California State University, aux Etats-Unis.
• Solofo Randrianja (SR), professeur d’histoire politique à l’université de Toamasina, à Madagascar.
• Stephen Ellis (SE), professeur à la faculté des sciences sociales de l’Université libre d’Amsterdam et chercheur principal au Centre d’étude sur l’Afrique, à Leyde, aux Pays-Bas.
Les racines
Stephen Ellis : « Marc Ravalomanana lui-même a utilisé la mairie d’Antananarivo comme tremplin pour mener son opposition en 2001 [lorsqu’il a gagné les élections présidentielles, mettant ainsi un terme aux 23 années de régime de Didier Ratsiraka]. De plus, depuis les années 1960, la tradition veut qu’Antananarivo soit le siège de l’opposition nationale. Andry Rajoelina agit dans le respect d’une tradition établie.
« Les événements de 2001-02 portaient à croire que le [caractère communautaire] avait perdu l’attrait politique qu’il avait depuis les années 1950 [les politiciens de Madagascar ont souvent exploité l’ethnicité, opposant les "Merina" des hautes terres, aux "Côtiers", majoritaires dans les régions du littoral]. Le fait que les deux hommes [MM. Ravalomanana et Rajoelina] viennent des hautes terres laisse penser que [ce facteur] continue de perdre de l’importance ».
Richard Marcus : « Il y a là quelque chose d’important, pour deux raisons : la base de soutien de M. Rajoelina s’est créée au cœur même de celle du président Ravalomanana, d’un point de vue ethnique, mais aussi, et c’est peut-être encore plus important, d’un point de vue géographique. M. Rajoelina a su rassembler d’anciens partisans mécontents de M. Ravalomanana dans la sphère politique.
Marc Ravalomanana L’histoire du président Marc Ravalomanana est celle, classique, d’un « pauvre devenu riche » : autrefois, il parcourait Antananarivo, la capitale, à bicyclette pour vendre des yaourts faits maison ; aujourd’hui, il possède la plus grande entreprise de l’île. D’abord maire d’Antananarivo, il est arrivé à la présidence en 2002, à la suite d’un bras de fer violent et prolongé avec Didier Ratsiraka, à la tête du pays depuis 23 ans. Si les indicateurs économiques semblent indiquer que Madagascar a bien réussi sous sa direction, la plupart des Malgaches moyens ne profitent toujours pas de la stratégie économique de M. Ravalomanana, favorable aux entreprises. Son style « autoritariste » et les incertitudes relatives à ses intérêts économiques privés ont fait l’objet de critiques de plus en plus vives, dans un pays qui reste parmi les plus pauvres du monde. |
« M. Ravalomanana a été l’un des premiers politiciens malgaches à transcender le clivage Merina/Côtiers. Il l’a fait en se servant de ses ressources personnelles pour transformer son réseau national d’affaires en un réseau politique. Célèbre à l’échelle régionale, il s’est hissé très rapidement, grâce à cela, au premier plan national, en 2001. M. Rajoelina est un chef d’entreprise, mais il ne dispose pas d’un tel réseau national ; il n’a pas les fonds personnels nécessaires et, à 34 ans, il n’a pas l’expérience ni l’habileté qu’il faut pour réussir cela ».
Solofo Randrianja : « L’élection de M. Rajoelina à la mairie de la capitale était un avertissement pour M. Ravalomanana et son régime, il y a un an. La ville d’Antananarivo et ses provinces abritent la majorité des électeurs... donc, c’est un facteur important. M. Ravalomanana et son régime avaient été avertis sur certains aspects de [leurs antécédents en termes de gouvernance]. Alors, derrière l’élection de [M. Rajoelina], il y avait une aspiration au changement démocratique ».
L’armée n’intervient pas
RM : « C’est merveilleux de voir à quel point l’armée a été disciplinée, à Madagascar, au fil des années. Les mouvements sociaux ne peuvent avoir lieu que parce que l’armée reste dans ses casernes. Bien sûr, en 2002, un clivage s’est formé au sein de l’armée entre les partisans de M. Ravalomanana et ceux de M. Ratsiraka... Mais le bilan des morts, relativement léger compte tenu de l’ampleur du conflit, a montré à quel point l’armée pouvait se contenir. [Sept mois de violences avaient suivi les élections présidentielles de décembre 2001, jusqu’à ce que la Cour suprême soutienne la victoire de M. Ravalomanana et que M. Ratsiraka fuie en France].
« La possibilité d’une "troisième voie" avait été brièvement évoquée en 2002 – en gros, un coup d’Etat qui aurait stabilisé le pays jusqu’à ce que de nouvelles élections puissent être organisées. Ce sont les dirigeants de l’armée eux-mêmes qui avaient rejeté cette option. Cette retenue militaire est bien visible aujourd’hui ».
SR : « [Le gouvernement veut] réformer l’armée : en retirant les généraux vieillissants, dont bon nombre demandent à partir à la retraite. Un colonel gagne autant qu’un simple policier, par exemple. Cela explique pourquoi l’armée n’a rien fait le 26 janvier, lorsque [des manifestants] ont commencé à se livrer à des pillages. L’armée est profondément divisée ».
Exploiter le désespoir des Malgaches
RM : « Un grand nombre de mes collègues ont soulevé des questions importantes sur la pauvreté qui continue de régner dans le pays et le programme de réforme économique. Ce n’est pas que je ne sois pas d’accord, mais je voudrais juste nuancer ces propos. Madagascar n’est pas en plus mauvaise posture qu’en 2002. La pauvreté a même diminué, et les indicateurs économiques globaux ont considérablement augmenté. Mais le facteur de déstabilisation, c’est la répartition.
« Le MAP [Plan d’action Madagascar, la stratégie nationale de réduction de la pauvreté] était un point de la ligne politique adoptée par le TIM [le parti "Tiako-I-Madagasikara" – "J’aime Madagascar" – de M. Ravalomanana] et un programme caractéristique de M. Ravalomanana. Cette approche descendante peut faire du Président un héros, s’il réussit.
Andry Rajoelina Ancien disc-jockey reconverti dans la politique, Andry Rajoelina, jeune homme au physique avenant, a été élu maire d’Antananarivo en décembre 2007, après avoir remporté une victoire écrasante, avec 63 pour cent des voix, face au candidat de Marc Ravolamanana. Brillant entrepreneur et millionnaire parti de rien, à la tête d’une agence de publicité, M. Rajoelina s’est attiré un soutien immédiat. Dès les premiers temps, il s’est fait l’un des plus véhéments critiques du gouvernement, exploitant un sentiment d’hostilité envers ce dernier. En février 2009, M. Rajoelina a été démis de ses fonctions de maire après plusieurs semaines de troubles politiques au cours desquels plus de 100 personnes ont trouvé la mort. M. Ravalomanana a accusé M. Rajoelina d’avoir incité à la violence les foules rassemblées lors de ses manifestations. |
SR : « M. Rajoelina manipule le prolétariat d’Antananarivo. [Il exploite] cette misère, réelle, qui [touche] en particulier les jeunes. Chaque année, 500 000 personnes arrivent sur le marché du travail. Elles ne profitent pas des avantages des politiques d’ultra-libéralisation que [M. Ravalomanana] a choisies pour développer l’économie ».
Un manque de choix
SR : « M. Rajoelina est de plus en plus isolé, et ses fonds s’amenuisent. Il a désormais été contraint d’adopter une position extrême. M. Ravalomanana n’a pas besoin de négocier, M. Rajoelina est isolé. M. Ravalomanana tente de répondre à des griefs légitimes sur la corruption, etc. Pour les gens qui vivent [à Madagascar], il y a une grande différence entre aujourd’hui et les précédents régimes ; mais la corruption ne disparaîtra pas du jour au lendemain ».
SE : « On ne sait pas vraiment ce que M. Rajoelina va pouvoir faire à présent ; dans un sens, M. Ravalomanana et lui vont tous deux sortir perdants de la crise actuelle. Des violences pourraient aisément éclater dans les chefs-lieux des provinces, à Mahajanga [ouest] ou à [Antsiranana, nord], par exemple.
« En ce qui concerne M. Rajoelina, on ne sait pas s’il jouit d’un soutien international ; les puissances étrangères semblent soutenir le Président actuel, qui après tout a été légitimement élu et qui en outre ne risque guère d’être renversé, à court terme, semble-t-il ».
RM : « À la fin du mois de janvier, [M. Rajoelina] réalisait des avancées considérables. On aurait dit qu’il allait peut-être pouvoir s’appuyer sur l’opposition modérée pour se créer une base [de soutien] nationale. D’ailleurs, il semblait tenter de reprendre un grand nombre de tactiques déjà utilisées par M. Ravalomanana en 2001.
« Stratégiquement, M. Ravalomanana a donc dû agir rapidement. Il ne pouvait pas arrêter M. Rajoelina, car cela aurait fait de lui un martyre et lui aurait donné raison [de dénoncer « l’autocratisme » de M. Ravalomanana], mais il l’a destitué [M. Rajoelina a été démis de ses fonctions de maire le 3 février]. M. Rajoelina, pour sa part, a trop présumé de sa situation.
« Le tournant a eu lieu lorsqu’il s’est décrété "responsable" [du gouvernement] après avoir répété pendant plusieurs semaines qu’il ne souhaitait pas diriger le pays, mais plutôt défendre les populations pour apporter des changements au gouvernement de M. Ravalomanana, ou pour créer un gouvernement de transition dirigé par quelqu’un d’autre. Du jour au lendemain, il a perdu les trois quarts du soutien dont il jouissait de la part du peuple. La construction d’une base [de soutien] nationale viable était désormais compromise.
« Ce qui est important, ici, bien que les choix qui s’offrent à M. Rajoelina soient aujourd’hui de plus en plus limités, c’est que celui-ci a exploité un malaise vaste et croissant. Même les partisans de M. Ravalomanana le voient comme une force centrifuge. [M. Ravalomanana] est un réformateur, mais la transparence de la gouvernance s’est émoussée, les libertés politiques ont diminué, et il a amalgamé les secteurs privé et public de manières novatrices qui ne sont pas profitables pour Madagascar, ni ne sont perçues comme telles.
« Ces questions de gouvernance ont amené l’Union européenne et la Banque mondiale à suspendre leur soutien budgétaire à M. Ravalomanana en décembre. C’est très important, parce qu’une bonne partie de la force acquise par M. Ravalomanana ces quelques dernières années lui venait du soutien international indéfectible dont il jouissait. M. Rajoelina, quant à lui, jouit d’un très large soutien dans ses critiques envers le gouvernement ; mais il ne peut tout simplement pas mettre l’alternative à exécution. En revanche, il a ouvert la voie, pour que quelqu’un le fasse.
« En deux mots, les choix qui s’offrent à M. Rajoelina sont en train de disparaître rapidement, mais il a acculé M. Ravalomanana. Soit M. Ravalomanana va devoir commencer à changer ses méthodes de gouvernance [de façon à assurer à la fois plus d’inclusivité et plus de transparence], soit il va devoir centraliser davantage, à un point qui équivaudra à une régression démocratique considérable ».
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