Décrit comme le plus vaste programme de restauration de mangroves au monde, le projet du delta du Saloum, dans l’ouest du Sénégal, vise à réparer les dégâts causés pendant des décennies à cet écosystème vital. Ses détracteurs estiment toutefois que le programme dépossède la communauté locale et ne constitue rien de plus qu’une forme d’« appropriation des océans ».
Le changement climatique (les faibles précipitations, la montée du niveau des océans et les graves sécheresses) ainsi que l’exploitation humaine non viable ont entraîné la destruction d’environ 40 pour cent des mangroves du Sénégal depuis les années 1970.
Le delta du Saloum abrite une biodiversité très riche : quelque 2 000 espèces de poissons, de mollusques et de crustacés vivent parmi les racines et dans la boue des mangroves. Pour Ablaye Marone, qui travaille comme guide bénévole et garde-forestier pour le parc national qui couvre 76 000 des 146 000 hectares du delta, la mise en œuvre de programmes de reboisement est « une question de survie ».
« Les mangroves sont notre seul moyen de subsistance », a-t-il expliqué. « Prenez mon cas, par exemple. En plus de mes activités de guide, j’installe des ruches dans les mangroves pour recueillir le miel. L’argent que je fais de cette façon me permet de joindre les deux bouts. Si les mangroves disparaissent, les abeilles disparaîtront elles aussi. »
Adjarata Diouf, qui vit dans le village de Bagadadji, où habite également M. Marone, explique de quelle façon les mangroves « offrent une source de revenus essentielle pour les femmes d’ici ».
« Elles offrent des conditions idéales pour la reproduction des poissons, des crustacés et des mollusques. Notre principale activité, qui est de ramasser des huîtres, nous apporte un revenu important », a-t-elle dit à IRIN.
L’extraction de sel et l’écotourisme sont des sources importantes de revenus dans les zones de mangroves du Sénégal. Des centaines de milliers de personnes vivent dans le labyrinthe formé par les affluents et les îles fluviales.
Une exploitation non viable
Le terme « mangrove » fait à la fois référence aux arbres et arbustes qui poussent dans les eaux maritimes côtières et à l’écosystème plus large où prédomine ce type de végétation.
Les méthodes utilisées par les locaux pour tirer leur subsistance des mangroves sont souvent aussi à l’origine de dommages irréversibles. Pour ramasser les huîtres et certains autres mollusques, il faut parfois couper les racines auxquelles ils s’accrochent sous l’eau. Les branches des palétuviers sont par ailleurs coupées pour servir de combustible pour le chauffage, la cuisine et le fumage du poisson, ainsi que comme matériau pour construire des maisons et fabriquer des outils agricoles et des bateaux.
Les résidents locaux ne sont pas les seuls à exploiter les mangroves : les richesses de ces forêts attirent des citoyens d’autres parties du Sénégal, mais aussi d’autres pays comme la Guinée, la Guinée-Bissau, le Niger, le Nigeria et la Sierra Leone.
Les opportunités de subsistance diminuent avec la disparition progressive des mangroves.
« Avant, chaque femme récoltait jusqu’à 10 kilos de fruits de mer chaque fois qu’on sortait en bateau », a raconté Mme Diouf. « Mais aujourd’hui, on réussit à peine à ramasser cinq kilos. Nos revenus ont beaucoup diminué. »
La disparition progressive de la mangrove entraîne par ailleurs la salinisation des eaux douces, contaminant les sols et empêchant toute culture. La perte de productivité agricole qui en résulte – celle du riz, surtout – nuit à la sécurité alimentaire. La diminution de la mangrove accroît aussi la vulnérabilité des terres intérieures à l’érosion et aux tempêtes atlantiques. La restauration des mangroves est donc l’affaire de tout le monde.
Un programme ambitieux
Les mangroves absorbent le carbone à un rythme jusqu’à 10 fois supérieur à celui des forêts pluviales. On les considère donc de plus en plus comme des outils précieux, voire lucratifs, dans les efforts internationaux pour atténuer le changement climatique.
Le programme de reboisement mis en œuvre dans le delta du Saloum, décrit par certains comme la plus vaste initiative du genre au monde, a permis la plantation de 79 millions d’arbres et la restauration de 7 920 hectares de forêts de mangrove. Il s’agit d’un projet de Livelihoods Funds, une « entreprise sociale » basée à Paris et financée par 10 grandes sociétés, notamment Danone, le Crédit Agricole, Michelin et Hermès.
En finançant la plantation de pousses de palétuviers, réalisée en partenariat avec l’ONG sénégalaise Océanium, « les investisseurs reçoivent des crédits carbone à forte valeur sociale. Ils peuvent ensuite utiliser ces crédits carbone pour compenser une partie des émissions inévitables », indique le site internet du Livelihoods Funds.
Les investisseurs s’attendent à ce que le programme de 30 ans permette de générer un demi-million de tonnes de crédits carbone pendant sa durée de vie. Les crédits peuvent servir à compenser les émissions des investisseurs, mais aussi être échangés et vendus à d’autres sociétés ou gouvernements qui cherchent à respecter les plafonds d’émissions.
Les principaux objectifs de ce vaste projet, auquel ont participé quelque 300 000 résidents de 350 communautés – des femmes, pour la plupart –, est de protéger les terres arables de la contamination saline, restaurer les rizières et reconstituer les stocks halieutiques jusqu’à obtenir une production supplémentaire de 18 000 tonnes supplémentaires par an.
Marie-Christine Cormier-Salem, une universitaire française qui a passé 35 ans à étudier les écosystèmes de mangroves partout dans le monde et dont l’étude de terrain sur le delta du Saloum a été publiée en août, est cependant loin d’être convaincue.
« La charte signée par les acteurs et les communautés rurales stipule que la mangrove replantée restera sous le contrôle des donateurs (par ex. Danone) pendant 30 ans et qu’elle ne pourra donc pas être exploitée par d’autres », écrit-elle.
« Les [locaux] n’ont plus le droit d’exploiter les zones reboisées et sont [dépossédés] de leurs terres. » Ils se voient simplement offrir « l’espoir ou la promesse que la densification et l’expansion des forêts de mangroves permettront à leurs petits-enfants d’y avoir accès dans un avenir incertain ».
Livelihoods Funds n’a pas répondu à la demande de commentaire d’IRIN, mais les découvertes de Mme Cormier-Salem vont dans le même sens que les critiques formulées plus largement à l’encontre des programmes dits « de crédits de carbone bleu » (la couleur bleue est utilisée pour faire référence au CO2 stocké dans les écosystèmes côtiers).
« De plus en plus, les efforts de conservation, qui sont censés tenir compte des besoins des plus démunis, des intérêts lucratifs et des préoccupations environnementales, sont l’un des principaux processus par lesquels l’appropriation des océans a lieu », écrit Mads Barbesgaard, un géographe suédois, dans un article publié par le Transnational Institute et intitulé Blue Carbon : Ocean Grabbing in Disguise?.
« Au lieu de créer une situation profitable pour tous les acteurs impliqués, cette marchandisation [des écosystèmes de carbone bleu] renforce les inégalités de pouvoir et facilite l’appropriation des ressources et/ou l’expulsion des communautés locales. »
L’affaire de tous
Qu’ils soient en faveur ou non de l’implication à grande échelle des multinationales, les résidents du delta du Saloum sont déterminés à apporter leur contribution pour que leur écosystème continue de prospérer pour les générations à venir.
Comme son frère Ablaye, Mamadou Marone, un enseignant à l’école primaire (et apiculteur à temps partiel), a décidé de participer à un projet de reforestation à petite échelle à Bagadadji et dans trois villages voisins.
« Nous sommes conscients des effets du changement climatique sur nos vies », a-t-il dit à IRIN. « Quand nous étions enfants, la mangrove était beaucoup plus vaste. Elle a considérablement diminué, ce qui a entraîné la disparition de certaines espèces de poissons et de crustacés. »
Les frères Marone ont rejoint les centaines de locaux qui participent au projet, permettant ainsi l’ajout de cinq hectares de forêts de mangroves autour de chacun des quatre villages, soit 20 hectares au total.
« Il est de notre devoir de trouver le moyen de protéger la mangrove pour les générations futures », a dit Nicolas Gomis, inspecteur auprès de la Direction des parcs nationaux. « La population locale est ravie des projets de restauration qui ont été mis en œuvre. »
Ce projet à petite échelle a été mené en partenariat avec le Service des parcs nationaux, l’agence environnementale de la région et Wetlands International, une organisation à but non lucratif basée aux Pays-Bas.
Wetlands International a pris soin d’établir des partenariats avec les autorités et les communautés locales, notamment en créant la Mangrove Platform, une plateforme de partage de connaissances et de pratiques exemplaires, en collaboration avec le gouvernement du comté. Les multinationales sont encouragées à suivre cet exemple.
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