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Répandre la haine

Déclarations et chansons provocatrices diffusées sur les ondes des stations de radio vernaculaires et lors des réunions de partis, textos, emails, affiches, prospectus… tous, selon les analystes, ont contribué aux violences qui ont déchiré le Kenya à la suite des dernières élections. Des centaines d’habitations ont été incendiées, plus de 600 personnes ont été tuées et 250 000 autres ont été déplacées.

Si les principaux médias, à la fois anglais et swahilis, ont été félicités pour leur impartialité, les émissions des radios vernaculaires ont été la source de vives préoccupations, compte tenu du rôle joué par la Radio-Télévision libre des Mille Collines de Kigali lors du génocide rwandais de 1994, au cours duquel celle-ci avait incité ses auditeurs à massacrer leurs voisins.

« Beaucoup de propos racistes ont été tenus, parfois à peine déguisés. Les stations de radio vernaculaires sont passées maîtres dans cet art », a expliqué à IRIN Caesar Handa, directeur de Strategic Research. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a fait appel à sa société pour suivre la couverture médiatique des principaux partis politiques kényans, pendant la période qui a précédé les élections présidentielles et législatives du 27 décembre 2007.

Parmi les stations FM soumises à son écoute critique, M. Handa a notamment sélectionné la station Kass, diffusée en dialecte kalenjin, les stations kikuyues Iroono et Kameme et la station luoe Lake Victoria.

« Les émissions où les auditeurs sont invités à s’exprimer sont les plus connues », a expliqué M. Handa. « Les présentateurs ne peuvent pas vraiment s’assurer de ce que les appelants vont dire ».

« Beaucoup de propos racistes ont été tenus, parfois à peine déguisés. Les stations de radio vernaculaires sont passées maîtres dans cet art »

Sur Kass FM, M. Handa a entendu des auditeurs kalenjins émettre des commentaires péjoratifs à l’égard d’autres groupes ethniques, qualifiés de « colons » dans la province de la vallée du Rift, leur patrie traditionnelle.

« Vous entendez certains dire des choses comme "récupérons notre terre. Reprenons notre droit de naissance". Récupérons notre terre, cela veut dire qu’il faut mettre les gens [les autres communautés ethniques] dehors », a indiqué M. Handa.

 Il est difficile de suivre ce qui se dit sur ces radios car le langage qui y est employé est souvent assez subtil et obscur.

Sur Kass FM, notamment, certains affirmaient que le « peuple du lait » devait « couper de l’herbe » et d’autres se plaignaient également que la mangouste était venue et avait « dérobé [leurs] poulets », selon Kamanda Mucheke, haut responsable des droits humains de la Commission nationale kényane sur les droits humains (KNCHR), un organisme public, chargé de surveiller l’émission de propos racistes pendant la période qui a précédé les élections.

Les Kalenjins se donnent eux-mêmes le nom de « peuple du lait » car ce sont des éleveurs par tradition, et la mangouste est une allusion aux Kikuyus, qui ont acheté des terres dans la vallée du Rift, selon M. Mucheke. À une autre occasion, un auditeur avait également souligné qu’il fallait « se débarrasser des mauvaises herbes », des termes qui pourraient être interprétés comme une allusion aux groupes ethniques non-kalenjins.

Une chanson douce…

La musique vernaculaire a également été utilisée pour attiser les tensions ethniques. Les deux stations kikuyus, Kameme et Inooro, ont diffusé des chansons « qui parlaient, de façon très péjorative, de bêtes venues de l’ouest », allusion déguisée à Raila Odinga, leader de l’opposition, et à ses collègues du Mouvement démocratique orange (ODM), originaires de l’ouest kényan, a expliqué M. Handa. Radio Lake Victoria a diffusé une chanson de DO Misiani, interprétée en langue luoe, et qui parlait du « leadership des babouins ».

Pour la KNCHR, la chanson kikuyue de Miuga Njoroge, diffusée sur Inooro FM, est particulièrement préoccupante. « J’ai entendu dire qu’elle avait été appuyée par le Parti de l’unité nationale [le parti au pouvoir] », a indiqué M. Mucheke. « La chanson dit, en substance, que Raila [Odinga] est un assassin. Qu’il est assoiffé de pouvoir.

Qu’il se moque des autres tribus. Que seule sa propre tribu, la communauté luoe, l’intéresse. Elle dit que les Luos sont des fainéants. Qu’ils ne travaillent pas. Que ce sont des hooligans. Que lorsqu’ils louent des maisons, ils ne paient pas leur loyer ».

En permettant que de tels sentiments soient exprimés sur les ondes, estiment les observateurs, on leur confère un degré de légitimité qui peut être invoqué pour justifier les attaques commises contre d’autres groupes ethniques.

« Les propos racistes contribuent grandement à inciter les gens à agir pour exprimer la colère qu’ils ressentent individuellement. Une personne peut éprouver un sentiment isolé, mais lorsque des communautés entières se rallient à une cause, les gens trouvent une justification et découvrent que la communauté serait prête à les soutenir, si [par exemple] ils incendiaient la maison d’un Kikuyu. Ce n’est pas un acte que la communauté désapprouverait », a observé M. Handa.


Photo: Julius Mwelu/IRIN
Une femme victime d'une agression à la bombe lacrymogène durant une manifestation dans le bidonville de Mathare à Nairobi
Selon M. Mucheke, la KNCHR a néanmoins constaté « une diminution remarquable » des cas d’incitation à la haine dans les médias en 2007, par rapport à l’année 2005, au cours de laquelle un référendum avait été organisé au sujet de la nouvelle constitution.

Cette période marquait une accentuation particulièrement importante de la polarisation des électeurs kényans, divisés en deux blocs ethniques : la plupart des Kikuyus, des Embus et des Mérus, qui soutenaient le gouvernement, avaient voté en faveur du nouveau projet de constitution, tandis que les autres communautés, en particulier les Luos, les Kalenjins et les Luhyas, avaient soutenu l’opposition, qui faisait campagne contre cette constitution.

Selon les analystes, la diminution des cas d’incitation à la haine s’explique par le fait que les stations de radio sont désormais sous surveillance. Trois jours avant le référendum de novembre 2005, Kass FM avait été interdite de diffusion par le gouvernement, qui affirmait qu’elle incitait ses auditeurs à la violence. La station de radio n’a été autorisée à reprendre ses activités qu’après avoir soumis les enregistrements de ses émissions au gouvernement.

Mais la préoccupation principale de la KNCHR, pendant la période qui a précédé les élections de 2007, concernait les propos racistes tenus par les politiciens. Dans un rapport publié en octobre et intitulé Still Behaving Badly [Les comportements regrettables se poursuivent], la KNCHR a cité les commentaires émis par Mutahi Kagwe, ancien ministre de l’Information, lors d’un meeting organisé à Mukurweini, sa circonscription, le 13 octobre.

« On nous dit que les gens ne paieront plus leur loyer [si l’ODM remporte les élections]. Même votre lait, qui se vend aujourd’hui à 17 shillings, sera déclaré gratuit. Depuis l’indépendance, nous n’avons jamais vu de personnage aussi dangereux [que Raila Odinga, leader de l’opposition] qui cherche à détruire notre gouvernement », avait déclaré M. Kagwe.

M. Kagwe avait également comparé M. Odinga à Idi Amin Dada et à Hitler, avertissant son auditoire que le leader de l’opposition les « réprimerait » comme ces dictateurs s’il remportait les élections.

Messages de haine

Autre façon, plus anonyme, de propager la haine : les emails et les textos.

On pouvait notamment lire, dans un texto envoyé avant le début, le 16 janvier, de trois jours de manifestations lancées par l’ODM, parti d’opposition : « Le sang des Kikuyus innocents ne coulera plus ! Nous les massacrerons ici même, dans la capitale.

Au nom de la justice, faites la liste de tous les Luos et les Kaleos [expression argotique désignant l’ethnie des Kalenjins] que vous connaissez sur votre lieu de travail, sur votre propriété, n’importe où à Nairobi, en indiquant également où et comment leurs enfants vont à l’école. Nous vous donnerons un numéro pour envoyer ces informations par SMS ».

La plupart des Kikuyus soutenaient le président Kibaki, tandis qu’une majorité écrasante de Luos et de Kalenjins ont voté pour l’ODM.

De nombreux Kényans, habitués à tenir des propos désobligeants envers d’autres groupes ethniques, ne sont pas conscients des conséquences de leurs actes, selon Linda Ochiel, responsable principal des droits humains à la KNCHR.


Photo: Manoocher Deghati/IRIN
Une déplacée interne reçoit une ration alimentaire pour elle et son fils au champ de foire de Nakuru
« Les gens trouvent cela très drôle. Ils ne savent pas que de tels stéréotypes finissent pas rester gravés dans l’esprit des gens lorsqu’ils commencent à tuer. C’est l’un des déclencheurs de la violence dans ce pays. Quand on commence à déshumaniser les autres Kényans et à les dépeindre comme des animaux, c’est facile de prendre une machette et de les massacrer », a-t-elle expliqué à IRIN.

Autre problème grave : la circulation de prospectus sommant certaines communautés ethniques de quitter leurs régions.

Il a notamment été rapporté que des prospectus avaient été distribués dans la ville de Bungoma et aux alentours, le 10 janvier, exhortant les Kikuyus, les Mérus et les Embus à quitter la région immédiatement.

On pouvait notamment y lire le message suivant : « Avis à tous les propriétaires. Veillez à ce qu’aucun membre de la mafia du mont Kenya ne compte parmi vos locataires, ou vous auriez à en subir les conséquences. Remettez-leur un avis de congé immédiatement et sans hésitation. Suivez ces instructions immédiatement ! ».

La mafia du mont Kenya est une expression couramment employée pour désigner les politiciens kikuyus, mérus et embus influents, qui figurent parmi les plus proches collaborateurs du président Mwai Kibaki. Bungoma se situe dans la Province occidentale, qui soutient l’opposition.

Le 21 janvier, le journal Daily Nation rapportait que la main d’un homme, tué par un gang, avait été retrouvée sur la route qui relie Ukunda à Lunga Lunga, près de la municipalité côtière de Mombasa. Un « message effroyable [y était] attaché […] qui ordonnait aux membres de deux communautés de quitter la région ».

Inertie du gouvernement

Les analystes se sont plaints du peu de volonté politique consacré à la résolution de ce problème.

Après le référendum de 2005, la KNCHR a tenté d’engager des poursuites à l’encontre des membres du Parlement qui avaient tenu des propos racistes mais le Procureur général avait classé l’affaire. En 2007, la commission des droits humains a tenté de faire approuver par le Parlement une loi contre l’incitation à la haine. Celle-ci a été rejetée par les députés, qui ont estimé qu’elle constituerait un obstacle à leur liberté d’expression.

Cela a contribué à créer une culture de l’impunité.

« Lorsqu’on n’agit pas pour sanctionner les personnes qui émettent ouvertement des commentaires provocateurs, les gens continuent de le faire, car ils savent qu’ils ne seront pas inquiétés », selon Mme Ochiel.

« Nous voulons que ces personnes soient poursuivies en justice. Nous aimerions qu’elles soient tenues responsables. Elles sont responsables de la mort de [nombreuses] personnes », a-t-elle ajouté. Le gouvernement a envoyé un texto à l’ensemble de la population nationale le 3 janvier, indiquant « que l’envoi de messages de haine et d’incitation à la violence est un délit passible de poursuites judiciaires ».

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This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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