À Sana’a, le guichet est pris d’assaut. On s’agite pour tenter d’atteindre la tête de la file d’attente, composée de Yéménites de classe moyenne et supérieure jouant des coudes pour obtenir une place à bord du prochain avion quittant le pays.
Seule une liaison commerciale est ouverte : un vol quotidien reliant Amman, la capitale jordanienne. Réserver aujourd’hui offre une chance de quitter le pays dans six semaines au plus tôt.
D’après l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), plus de 100 000 personnes ont fui le Yémen depuis que la coalition menée par l’Arabie saoudite a commencé à bombarder le pays en mars pour chasser les rebelles houthis pro-iraniens du pouvoir.
Sur ces 100 000 personnes, seules 40 000 environ sont yéménites. Les 60 000 restants sont des ressortissants étrangers, majoritairement originaires de la Corne de l’Afrique, qui sont rentrés chez eux.
Le porte-parole du HCR, Andreas Needham, a dit à IRIN que ces chiffres étaient probablement en deçà de la réalité, car l’Agence pour les réfugiés et les autorités yéménites ne disposent que du décompte des personnes s’adressant à eux pour obtenir de l’aide.
À l’intérieur du pays, 1,5 million de personnes ont fui leur foyer. Le président de la Croix-Rouge internationale a dit qu’en cinq mois seulement, l’intensité du conflit avait laissé le Yémen dans les mêmes conditions que la Syrie après cinq ans.
Au guichet, rares sont les personnes prévoyant de rester en Jordanie une fois là-bas. Au nombre des nombreuses destinations convoitées figurent les États-Unis, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou encore la Malaisie.
Osama Nabil, un ingénieur de 32 ans, projette de rejoindre les Émirats avec sa femme et leur enfant.
« J’ai perdu mon emploi dans une entreprise de télécommunications. La coalition saoudienne a pris notre quartier de Sana’a pour cible, et frappé notre village du gouvernorat d’Ibb. Je n’ai pas d’autre choix que de quitter le pays et d’essayer de trouver un endroit sûr pour protéger ma famille. »
Ameen Mohammed a dit que son jeune fils devait être pris en charge médicalement de toute urgence, sans souhaiter donner plus de détails. Rencontré dans les bureaux de la Yemenia Airways, il nourrissait l’espoir de monter à bord du prochain avion. Il lui a été demandé de revenir dans un mois et demi.
La route européenne
Alors, les Yéménites constitueront-ils la prochaine vague de migrants à vouloir atteindre les côtes européennes ? En bref, la réponse est probablement : pas encore.
Et cela pour de nombreuses raisons.
La première a trait aux visas. Pour les Yéménites, obtenir un visa pour l’Europe est presque impossible. Et, contrairement aux Syriens, l’obtention d’un visa pour la Turquie - d’où partent la plupart des réfugiés et migrants cherchant à atteindre l’Europe - n’est pas systématique. Rallier le point de départ de cette route migratoire illégale leur est donc déjà extrêmement difficile. Jusqu’à présent cette année, les garde-côtes grecs ont enregistré l’arrivée de 94 Yéménites seulement. Une autre alternative possible est la route libyenne, autrement plus périlleuse. Mais une fois encore, atteindre la Libye est un défi en soi, sans parler des dangers de la traversée de la Méditerranée une fois là-bas.
De plus, le Yémen est beaucoup plus pauvre que la Syrie. Les billets d’avion pour quitter le pays sont inaccessibles au plus grand nombre. Naif Mohammed, agent de vente à la Yemenia, expliquait que le prix d’un billet pour Amman avoisine les 700 dollars par personne, une somme à la portée des plus riches seulement. À ce problème s’ajoute un autre, exposé par un agent de voyage : seuls sont désormais acceptés les paiements en dollars, pourtant presque introuvables dans le pays.

Même pour ceux qui n’envisagent pas de prendre l’avion, les prix sont élevés. Hanibal Abiy Worku, qui gère le Norwegian Refugee Council au Yémen, a dit à IRIN que même les bateaux les plus délabrés ralliant Djibouti – souvent des bateaux de transport de bétail reconvertis – n’étaient accessibles qu’aux plus riches.
« Dans une large mesure, les Yéménites sont coincés – rares sont ceux qui ont les ressources pour s’enfuir et, pour des motifs strictement géographiques, rejoindre l’Europe est bien compliqué que pour un Syrien ou un Libyen, par exemple », a dit Adam Baron, un expert du Yémen invité au Conseil européen des relations étrangères. « Cela étant dit, bon nombre des Yéménites que je connais envisagent d’entreprendre le voyage d’un point de vue théorique. »
Certains quittent le pays par voie terrestre - en particulier par la frontière nord avec l’Arabie saoudite - mais leurs chances de rallier l’Europe sont faibles, car cela impliquerait de traverser la Syrie.
Mohammed Nassar, 45 ans, a expliqué voyager avec sa mère, sa femme et leurs trois enfants pour vivre avec son frère en Arabie saoudite. « Mon pays est entièrement détruit et je sais qu’il est impossible qu’il se relève avant plusieurs décennies, et qu’il n’y a aura pas d’éducation, d’emploi ou d’économie viable. Alors mieux vaut partir maintenant et recommencer une nouvelle vie dans un pays sûr pour élever nos enfants convenablement. »
Abiy Worku, du Norwegian Refugee Council, s’est dit inquiet de l’intensité du désespoir. « La raison pour laquelle les gens ne bougent pas est qu’ils n’en ont pas les moyens. S’il existait des itinéraires sûrs, ils le feraient certainement », a-t-il dit en ajoutant qu’une fois que davantage de Yéménites auront atteint l’Europe, il se pourrait que les vannes s’ouvrent.
« Jusqu’à présent, il n’existe pas de groupe de personnes ayant réussi à atteindre l’Europe ». Une fois que ce genre d’histoires commencera à s’ébruiter, cela en encouragera d’autres.
« Ça peut arriver à tout moment. Si la nouvelle revient jusqu’au Yémen, des gens prendront cette même route. »
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