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Comment les travailleurs humanitaires ont pu commettre des abus sexuels en toute impunité lors de l’épidémie d’Ebola au Congo

Illustration d’un artiste basée sur une photo d’un véhicule utilisé lors de l’épidémie d’Ebola au Congo Robert Flummerfelt/TNH
Illustration d’un artiste basée sur une photo d’un véhicule utilisé lors de l’épidémie d’Ebola au Congo. Plus de 50 femmes ont accusé des hommes qui se disaient des travailleurs humanitaires d'Ebola d'exploitation et d'abus sexuels.

Les arrangements impliquant des rapports sexuels en échange d’un emploi étaient un secret de polichinelle lors de la récente épidémie d’Ebola en République démocratique du Congo : c’est ce qu’ont déclaré une demi-douzaine de hauts fonctionnaires de l’ONU et de membres d’ONG à The New Humanitarian et à la Fondation Thomson Reuters lors d’un exposé publié cette semaine.

  • Les arrangements impliquant des rapports sexuels en échange d’un emploi étaient largement connus pendant l’épidémie d’Ebola
  • Plus de 50 femmes accusent des travailleurs sociaux d’exploitation sexuelle
  • Les experts pointent du doigt une opération dominée par les hommes et un manque de confiance

Les stratégies mises en place par les Nations Unies et d’autres ONG pour mettre fin à de tels comportements ont largement échoué lors de l’épidémie de 2018 à juin de cette année, selon les responsables et les travailleurs humanitaires, les analystes des questions de genre et les chercheurs.

51 femmes ont déclaré au cours de l’enquête, qui a duré près d’un an, qu’elles avaient été exploitées ou abusées sexuellement par des hommes en grande partie étrangers s’étant présentés comme des travailleurs humanitaires à Beni, le centre de l’épidémie.

Aucune n’a dit connaître de numéro d’aide, d’adresse électronique ni de personne à contacter pour signaler les incidents.

« Ayant conscience de la pauvreté de la population, de nombreux consultants se sont amusés à utiliser le chantage sexuel à l’embauche », a déclaré un employé de l’Organisation mondiale de la Santé qui s’est exprimé sous le couvert de l’anonymat par crainte de représailles.

Le plus grand nombre d’accusations révélées au cours de l’enquête concernait des hommes qui se sont présentés comme faisant partie de l’OMS. L’organisation a, en effet, été citée par une trentaine de femmes.  

Plus → EXCLUSIF - Plus de 50 femmes accusent des travailleurs humanitaires d'abus sexuels lors de l'épidémie d'Ebola en RDC

L’ONU figurait également parmi les autres organisations citées ainsi que le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), Médecins Sans Frontières, Oxfam, World Vision, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), l’organisation caritative médicale ALIMA et le ministère de la Santé du Congo.

L’OMS s'est engagée cette semaine à enquêter sur les plaintes mises au jour, mais elle n'a pas voulu dire si elle avait reçu des plaintes contre son personnel ou ses contractants lors de l’opération de lutte contre l’épidémie d’Ebola. ALIMA et World Vision se sont également engagées à lancer une enquête.

La plupart des autres organisations citées ont déclaré qu’elles avaient besoin de plus d’informations pour ouvrir une enquête. La police a entendu des rumeurs sur ces abus mais aucune victime ne s’est manifestée, a affirmé le commandant Lokango Ebaleongandi à Beni.

Dans le cadre d’une enquête, 18 organisations impliquées dans l’opération de lutte contre le virus Ebola ont déclaré n’avoir reçu aucune plainte pour exploitation sexuelle. Six groupes ont déclaré avoir reçu un total de 20 plaintes, dont cinq ont été confirmées.

« Si l’on ne reçoit aucune plainte, c’est que quelque chose ne va pas », a déclaré Jane Connors, employée de longue date de l’ONU à New-York qui, en 2017, est devenue la première défenseuse des victimes de l’organisation.

Les experts du secteur de l’aide ont pointé du doigt une opération dominée par les hommes, avec peu de fonds pour combattre les abus sexuels, de vastes déséquilibres de revenus et de pouvoir, et un échec à gagner la confiance de la population locale : des problèmes observés dans de nombreuses autres opérations d’aide d’urgence.

De la Bosnie à Haïti, les scandales d’abus et d’exploitation sexuels ont ébranlé le secteur de l’aide humanitaire pendant des décennies, mettant ainsi à mal la confiance des populations locales, des donateurs et des contribuables.

« La peur de la vengeance est immense. Elles doivent avoir une grande confiance dans le système dans son ensemble pour oser s’exprimer ».

Les Nations Unies et les ONG ont à plusieurs reprises promis d’intensifier leurs efforts pour réprimer l’exploitation et les abus sexuels, mais l’année dernière, les Nations unies ont déclaré que 175 plaintes de ce type avaient été déposées contre leur personnel.

Au Congo, peu de femmes croyaient pouvoir obtenir justice. Beaucoup ont expliqué qu’elles ne pouvaient pas se permettre de perdre leur emploi, tandis que d’autres craignaient d’être stigmatisées par leur famille ou leur communauté.

« La peur de la vengeance est immense », a déclaré Alina Potts, chercheuse au Global Women’s Institute de l’université George Washington et ancienne travailleuse humanitaire. « Elles doivent avoir une grande confiance dans le système dans son ensemble pour oser s’exprimer ».

Jusqu’à 80 % des survivantes dans le monde (et pas seulement ceux des crises humanitaires) ne signalent pas les agressions sexuelles, pour toute une série de raisons, a déclaré Miranda Brown, ancienne collaboratrice du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme.

« En général, les survivantes et les victimes n’utilisent pas les mécanismes de signalement standard mais s’adressent plutôt à des personnes de confiance ».

Un agent de santé porte l’équipement de protection individuelle à Beni
Baz Ratner/REUTERS
Un agent de santé porte l’équipement de protection individuelle au centre de traitement Ebola ALIMA à Beni en 2019.

« Je ne savais pas à qui m’adresser »

Les organisations d’aide ont déployé des milliers de travailleurs dans l’est du Congo lors de l’éruption du virus Ebola, après avoir essuyé des critiques concernant la lenteur de leur action lors de l’épidémie de 2014-16 en Afrique de l’Ouest.

Mais un réseau de prévention des abus sexuels n’a été mis en place que 14 mois après le début de la crise, selon un rapport interne du réseau inter-agences de prévention de l’exploitation et des abus sexuels (PSEA) consulté par les journalistes.

Malgré les promesses des Nations Unies de travailler plus étroitement avec les populations locales, ce rapport indique que la communication sur ce qui constitue un abus sexuel et sur la manière de le signaler est insuffisante.

Les organisations avaient chacune leurs propres numéros d’aide, adresses mail et boîtes à idées pour recevoir les plaintes, ce qui était déroutant pour les victimes, a expliqué Fidélia Odjo, coordinatrice des Nations Unies pour la prévention des abus et de l’exploitation sexuels au Congo.

« Je ne savais pas à qui m’adresser pour le dénoncer et je n’avais pas assez confiance dans la police », a déclaré une femme, qui a affirmé qu’un médecin qui disait travailler pour l’OMS lui avait demandée un rapport sexuel. Elle a refusé et s’est vu refuser un emploi. Son amie, qui a accepté le rapport sexuel, a été engagée.

Alors que quelque 700 millions de dollars ont été dépensés pour la lutte contre l’épidémie d’Ebola, le réseau de lutte contre les abus a été paralysé par le manque de financement, ne recevant que 40 000 dollars des Nations Unies trois mois avant la fin de l’épidémie, selon le rapport du réseau PSEA.

Une section « leçons tirées » indique que les organisations doivent parler à leur personnel des abus sexuels au début de toute opération.

Une partie du problème est due au fait que l’opération est dominée par des hommes, selon les experts en matière de genre. Les hommes représentaient 81 % des personnes employées par l’OMS dans l’opération de lutte contre l’épidémie d’Ebola, selon un rapport publié en 2019, tandis que 15 des 18 autres organisations interrogées ont déclaré que leurs équipes étaient majoritairement masculines.

« Augmenter le nombre de femmes occupant des postes à responsabilité dans les milieux opérationnels permettrait clairement de réduire le nombre de cas d’exploitation et d’abus sexuels », a déclaré Mme Brown, qui a témoigné devant le Sénat américain au sujet du scandale ayant mis au jour des abus sexuels d’enfants en République centrafricaine (RCA).

Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a lancé une série d’initiatives après qu’un rapport de 2016 ait déclaré que l’ONU n’avait pas pris de mesures concernant les plaintes impliquant des soldats de la paix en RCA.

« Nous ne pouvons pas continuer à mettre les femmes et les filles dans ces situations risquées et à attendre que les résultats changent ».

Afin de renforcer la transparence, Guterres a demandé en 2017 à toutes les entités de l’ONU de signaler les plaintes d’abus dans une base de données en temps réel.

L’OMS vient tout juste d’accepter d’y publier ses plaintes, selon le porte-parole du Secrétaire général des Nations Unies, Stéphane Dujarric.

Fadéla Chaib, porte-parole de l’OMS, a déclaré que l’organisation avait signalé chaque année des plaintes fondées à son organe directeur, l’Assemblée mondiale de la Santé.

Le dernier rapport mondial de l’OMS fait état de 10 enquêtes sur l’exploitation et les abus sexuels depuis 2017, dont une en 2020.

Pour l’avenir, une étude sur l’aide humanitaire au Congo commandée par le gouvernement britannique a recommandé d’augmenter le financement des groupes locaux de femmes afin d’encourager les victimes à porter plainte.

Impliquer davantage de femmes dans les opérations d’aide d’urgence pourrait également contribuer à changer la dynamique du pouvoir dans la fourniture de cette aide, selon Mme Potts. 

« Nous ne pouvons pas continuer à mettre les femmes et les filles dans ces situations risquées et à attendre que les résultats changent », a-t-elle déclaré.

Plus → EXCLUSIF - Plus de 50 femmes accusent des travailleurs humanitaires d'abus sexuels lors de l'épidémie d'Ebola en RDC

(Ont également contribué à ce reportage Sam Mednick à Beni et Butembo, Guylain Balume à Goma, Philip Kleinfeld, Paisley Dodds et Izzy Ellis à Londres. Une journaliste et une chercheuse congolaises ont aussi contribué mais sous couvert d'anonymat pour des raisons de sécurité. Édité par Katy Migiro, Andrew Gully, Belinda Goldsmith et Josephine Schmidt. Cet article a été traduit par la Fondation Thomson Reuters.)

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