114,5 : c’est le nombre magique. Au Liban, une famille syrienne qui a un score supérieur doit, de manière générale, se débrouiller seule. Une famille qui a un score de vulnérabilité inférieur est éligible à l’aide en espèces ; elle peut dépenser cet argent comme elle le souhaite.
Au cours des semaines à venir, les réfugiés recevront un ensemble de prestations sous la forme d’une carte de retrait, car cette opération d’aide humanitaire qui nécessite la collecte de nombreuses données mise tout sur les espèces et la consolidation.
« C’est une opération complexe », reconnait Tatiana Audi de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) qui, cette semaine, s’est engagée à doubler les fonds d’ici 2020 pour l’aide en espèces aux réfugiés à travers le monde.
Le HCR espère que la coordination des programmes d’aide en espèces — tels que le projet pilote mis en place au Liban — offrira une alternative à l’approche fragmentée de l’actuelle politique d’aide. Cela permettrait de consolider les opérations et d’injecter des dizaines de millions de dollars dans la poche des familles syriennes chaque mois.
Mais la mise en œuvre du programme a fait apparaître les limites de ces opérations. Ainsi, elles ne permettent pas de répondre aux besoins que les marchés ne peuvent satisfaire ; de mettre en place des institutions locales ; de traiter tous les cas difficiles ou de donner aux organisations non gouvernementales (ONG) locales la capacité de jouer un rôle plus important. Les bailleurs de fonds n’ont pas, eux non plus, les moyens de régler les sommes nécessaires pour empêcher les populations les plus vulnérables de sombrer dans la pauvreté.
Fonctionnement de l’opération
Jamal Abubaker (nom d’emprunt) est âgé de 80 ans. Son score de vulnérabilité n’a pas encore été calculé, mais le score du village qui l’accueille temporairement a été compté. M. Abubaker vient de jeter de l’éponge après 5 ans de guerre civile. Lui, sa femme et sa fille ont quitté leur domicile de la périphérie rurale d’Alep il y a deux semaines, car le dernier chapitre en date de la guerre menaçait la région. Ils ont rejoint des proches installés au Liban, dans le camp informel numéro 51267-01-019.
Le camp « 51267-01-019 » accueille les réfugiés syriens à Bar Elias, dans la plaine agricole de la Bekaa. Il offre des abris en plastique de forme rectangulaire, quelques latrines partagées, un commerce géré par le chef de la communauté (on y trouve des yaourts, de la Super Glue et des sucettes), des réservoirs d’eau communaux avec le nom des agences d’aide humanitaire peints à la bombe, des poubelles municipales et un système d’alimentation en électricité d’apparence sommaire. Quelques poulets et moutons se promènent dans le camp. Le jeune Mahmoud a adopté un chaton errant. Du linge étendu sur une corde sèche au soleil d’automne.
Mais la météo annonce de la pluie : l’hiver approche et ces quelques dizaines de familles, pour la plupart originaires de la même région de Syrie, vivront bientôt dans la boue et le froid. Les emplois occasionnels dans les fermes de la région se feront plus rares et les nouvelles du pays ne devraient pas s’améliorer.
La nouvelle maison de Faisal commence à prendre forme. La charpente a déjà été montée ; il reste à clouer le bois de récupération avant d’installer la bâche et les feuilles de plastique qui serviront de cloisons internes et de murs extérieurs. Le moment venu, cet abri rudimentaire aura un numéro et il s’ajoutera aux 40 000 abris répertoriés dans l’une des nombreuses bases de données et feuilles de calcul qui alimentent l’opération de secours.
Il existe plusieurs milliers de camps informels, mais ils n’accueillent qu’une petite partie du million de réfugiés syriens enregistrés au Liban – environ 225 000 réfugiés. La plupart d’entre eux payent un peu plus pour louer une partie d’une maison, d’un appartement, d’un garage ou un logement en construction dans le pays.
Le Liban a durci les conditions d’entrée et de séjour des Syriens. Mais les réfugiés comme Jamal continuent d’arriver dans le pays en empruntant des routes illégales ou restent dans le pays après l’expiration de leur titre de séjour. Les nouveaux arrivants, qui n’ont pas le statut officiel de réfugiés (le Liban utilise le terme de « Syriens déplacés »), se retrouvent dans un flou juridique. Mais le HCR leur fait passer des entretiens, les enregistre et examine leur situation.
La photo de Jamal et le motif unique de son iris seront scannés et conservés. Un numéro de dossier lui sera attribué et ses informations personnelles seront compilées dans la grande base de données du HCR, ProGres. Il sera également enregistré dans une autre base de données, baptisée système d’information sur l’assistance aux réfugiés (Refugee Assistance Information System), et, grâce à une application mobile, le personnel du HCR pourra scanner son code-barres et consulter les informations relatives à son éligibilité. (Son vrai nom n’apparaitra pas sur l’écran de l’application – c’est l’une des mesures mises en œuvre pour protéger la confidentialité de ce système de collecte de données personnelles). Jamal recevra un document doté d’un film holographique : un lien fragile avec son statut plus ou moins légal. Parker
Eu égard à son âge, son handicap et au fait qu’il a à peine des vêtements de rechange, Jamal devrait avoir un score supérieur au seuil critique de vulnérabilité de 114,5. Sa famille proche et lui pourront alors bénéficier d’un ensemble de services d’aide, financés par les bailleurs de fonds internationaux.
Il recevra ensuite un texto l’invitant à se rendre au centre du HCR le plus proche ; sur place, il se verra remettre une carte de retrait au logo des Nations Unies et un code PIN. Une nouvelle photo sera prise afin que le logiciel de reconnaissance faciale puisse la comparer à la précédente. Une fois les vérifications effectuées, on lui expliquera ce à quoi il peut s’attendre, comment utiliser un distributeur automatique, comment acheter de la nourriture dans les magasins et supermarchés agréés, et on lui donnera la marche à suivre s’il perd son code PIN.
Espèces sonnantes et trébuchantes
Malgré une situation politique fragile (après deux ans d’impasse, le Parlement vient d’élire un président cette semaine), le Liban a une économie fondée sur l’esprit d’entreprise, des routes et des réseaux de télécommunication décents, et il ne manque ni de banques ni de distributeurs automatiques. Les réfugiés peuvent bénéficier de nombreux services d’aide grâce aux transferts d’argent et aux cartes de paiement électroniques. « C’est la manière la plus digne » de distribuer de l’aide, explique Yara Chehayed, qui travaille pour le Lebanon Cash Consortium, un groupe de six ONG qui gère environ la moitié des programmes d’aides en espèces, en collaboration avec le HCR.
Sur les millions de Syriens enregistrés, environ deux tiers reçoivent de l’argent pour acheter de la nourriture, mais seulement un quart d’entre eux bénéficient d’une aide en espèces tout au long de l’année. L’hiver, certaines familles reçoivent une aide supplémentaire en espèces pour payer le chauffage et acheter les vêtements dont elles ont besoin. D’autres familles bénéficient également d’aides en espèces pour leurs enfants. Au total, plus de 26 millions de dollars sont versés chaque mois aux Syriens du Liban sous forme d’allocations annuelles ou de coupons alimentaires, et 22 millions de dollars supplémentaires sont versés l’hiver.
« les gens savent ce dont ils ont besoin ». - Lebanon Cash Consortium
Dans les pays où les marchés sont suffisamment prospères pour maintenir les prix bas et assurer la disponibilité des marchandises, les études ont montré que les aides en espèces présentent peu d’inconvénients. Mme Chehayed explique qu’elles sont rapides, efficaces, peu coûteuses et fondées sur des données factuelles. Après tout, ajoute-t-elle, « les gens savent ce dont ils ont besoin ».
Une étude commandée par l’Union européenne (UE) et le Royaume-Uni au Liban s’est appuyée sur un ensemble d’indicateurs pour montrer que les familles bénéficiant d’une aide en espèces étaient, sans surprise, plus heureuses et avaient une meilleure situation que les familles qui avaient la malchance d’être juste au-dessus du seuil. Rares sont ceux qui remettent en cause l’idée selon laquelle le fait de permettre aux réfugiés dans le besoin de retirer de l’argent à un distributeur automatique proche de chez eux, d’établir un budget familial et de déterminer leurs priorités est une manière digne et efficace de distribuer l’argent des bailleurs de fonds.
Qui a besoin d’argent ?
Selon les nombreux documents émanant des Nations Unies, le nombre 114,5 – le seuil qui sépare ceux qui bénéficient d’aides en espèces sans condition et les autres – est le résultat obtenu grâce « au profil multisectoriel des ménages réalisé à l’aide d’un modèle économétrique de prévision relatif aux aides sociales et basé sur une stratégie de ciblage (Proxy Means Testing).
Plusieurs critères sont utilisés pour évaluer la vulnérabilité des familles : comptent-elles des jeunes enfants ou des personnes âgées ? Leurs membres ont-ils accès à des emplois rémunérés ? Ont-ils des besoins de santé ? Le chef de famille est-il une femme ? Des informations sont collectées sur chaque famille lorsqu’elle s’enregistre auprès du HCR pour la première fois et elles sont mises à jour régulièrement.
Il y a quatre catégories de vulnérabilité : sévère, modérée, faible et « minimale ». Le classement repose sur des méthodes statistiques permettant de traiter toutes les variables et d’obtenir un score unique. Les agences des Nations Unies ont collaboré avec l’Université américaine de Beyrouth et, au mois d’août, elles ont adopté une pondération calculée qui évalue le score de vulnérabilité en s’appuyant sur ces données, selon les responsables du HCR. La méthode précédemment utilisée, qui consistait à effectuer des enquêtes en porte à porte et à distribuer des questionnaires, était trop lente et fastidieuse.
Selon cette « formule », 50 pour cent des réfugiés syriens sont très vulnérables – soit environ 500 000 personnes. Leurs besoins sont calculés sur la base du seuil de pauvreté légèrement inférieur au seuil de pauvreté établi par le gouvernement libanais pour ses citoyens : la somme de 435 dollars par mois est jugée suffisante pour couvrir les besoins d’une famille de cinq personnes. Le travail temporaire et les coupons alimentaires fournis par le PAM représentent une somme estimée à 260 dollars. Avec 175 dollars de plus par mois, une famille ne s’endette pas, elle garde son niveau de vie, reste en bonne santé et évite les mécanismes d’adaptation risqués. Le programme d’aide en espèces à usages multiples géré par le HCR et les ONG offre donc une aide de 175 dollars.
Le système d’aide fragmenté du Liban, qui a accepté cette formule unique, essaye désormais de rationaliser les prestations en proposant une carte de retrait aux familles de réfugiés éligibles. Cette carte peut être créditée par différentes sources et propose un « porte-monnaie » virtuel pour les différentes prestations.
Auparavant, les réfugiés syriens pouvaient bénéficier d’une carte bleue fournie par le PAM et d’une carte blanche délivrée par le HCR. Au début de l’année prochaine, toutes les familles de réfugiés syriens bénéficieront d’un nouveau système : une carte rouge. Il sera géré par une seule banque, la Banque Libano-Française, qui a remporté un appel d’offres pour diriger le processus.
Jamal Awad, spécialiste des technologies de l’information pour le HCR, a dit à IRIN que le processus était en marche, mais il a ajouté qu’il s’attendait à recevoir « beaucoup d’appels de la part des familles » qui auront des questions lorsqu’elles recevront leur nouvelle carte.
Au-delà de l’argent
Les prestations, les technologies de l’information et les infrastructures bancaires sont coordonnées, mais la dernière étape de la mise en œuvre du processus dépendra des ONG sur le terrain qui traitent les dossiers, en assurent le suivi et fournissent des services complémentaires qui ne peuvent être remplacés par des allocations, comme les cliniques de soins, l’éducation, l’eau et l’assainissement, et les améliorations apportées aux abris.
Plusieurs dizaines d’ONG internationales sont présentes au Liban, mais la plupart des réfugiés ne font pas la distinction entre les diverses agences. Yara du Lebanon Cash Consortium le reconnait, « ils appellent tout le monde les Nations Unies ».
Il arrive que les réfugiés passent entre les mailles du filet : s’ils choisissent de ne pas se faire enregistrer pour des raisons de sécurité, par exemple, ils ne bénéficieront pas des aides. Il faut également prendre en compte le fait que le marché ne peut répondre de manière efficace à tous les besoins des réfugiés. Il faut du personnel qualifié pour répondre aux besoins de santé et aux problèmes juridiques, fournir une attention personnelle, et cela ne s’achète ni ne se vend facilement.
Le Liban compte également des milliers de petites ONG, dont beaucoup comblent les lacunes de l’opération des Nations Unies, qui est orientée par les données et n’est pas en mesure de corriger les insuffisances. La transition rapide vers un modèle basé sur l’allocation d’espèces met une partie de ces petits acteurs, qui favorisent une approche plus personnelle, mal à l’aise. Virginie Lefèvre de l’association Amel a dit que les ONG locales telles que la sienne « ne sont pas de fervents défenseurs des aides en espèces ».
Lors du Sommet humanitaire mondial de mai, on a dit aux ONG locales qu’elles gagneraient en influence et qu’elles recevraient plus de fonds. Mais cette tendance en faveur des programmes d’aide en espèces de grande échelle pourrait avoir un effet inverse. Kamel Mohanna, fondateur de l’association Amel, n’est pas très impressionné par les résultats du Sommet humanitaire mondial. « Il y a eu de beaux discours », a-t-il dit. « Mais la réalité est tout autre ».
Y a-t-il assez d’argent ?
La méthode élaborée avec précision pour déterminer quelles personnes ont besoin d’aide et les sommes d’argent dont elles ont besoin se heurte à la question du montant des fonds disponibles.
Les fonds internationaux permettent de verser une allocation mensuelle de 175 dollars à la moitié des personnes ayant « des besoins sévères » seulement - 250 000 réfugiés ne peuvent donc pas bénéficier des programmes d’aide en espèces à usages multiples. La majorité des appels passés aux lignes téléphoniques dédiées aux réfugiés concernent les doléances des personnes exclues des programmes, selon les travailleurs des ONG et du HCR.
« Les bailleurs de fonds sont peut-être fatigués, mais les réfugiés sont épuisés ».
Les niveaux de financements étaient bons en 2016, mais un responsable du HCR a dit à IRIN que les perspectives restaient incertaines. Etant donné les politiques restrictives mises en place par le Liban à l’égard des Syriens qui souhaitent travailler, les bailleurs de fonds doivent payer une facture exorbitante et susceptible de s’alourdir pour la distribution des aides : l’appel lancé par les Nations Unies en 2016 s’élevait à 2,4 milliards de dollars. Il est peu probable que les réfugiés « atteignent » l’autosuffisance, car les principales opportunités d’emploi sont pourvues via le marché noir et les réfugiés ne peuvent pas se déplacer dans le pays sans le document de résident qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter, selon les travailleurs humanitaires.
Les bailleurs de fonds sont peut-être fatigués, mais les réfugiés sont épuisés. Le programme d’aide en espèces pourrait être étendu, mais il suffit à peine aux réfugiés pour se maintenir à flot ; ils continuent donc de sombrer dans l’endettement. « Ils dépendent de plus en plus de l’aide », a dit Mme Audi du UNHCR. « Il y a un sentiment de frustration. Ils sont fatigués…ils perdent espoir ».
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