Le contenu d’une garde-robe est éminemment politique. C’est particulièrement vrai dans le nord-est du Nigeria, une région au centre d’un conflit djihadiste de plus d’une dizaine d’années et où la façon de s’habiller des femmes est examinée de très près.
La plupart des musulmanes de la ville de Maiduguri, où Boko Haram a vu le jour, estiment que leur religion les exhorte à couvrir leurs cheveux, et elles portent au minimum un foulard appelé hijab, habituellement associé à une longue robe.
L'épaisseur et la longueur du hijab, l'ampleur de la robe, imprimée ou unie, dépendent des perceptions culturelles sur la manière dont une femme du nord doit s'habiller.
A l'autre extrémité du spectre, on trouve les jihadistes, qui sont obsédés par le contrôle des femmes et de leurs corps. Selon leur idéologie puritaine, les femmes doivent essentiellement être confinées chez elles et, quand elles sortent, être aussi anonymes que possible.
Voiles, foulards et autres robes aux couleurs vives – même les chaussettes et les gants pour les plus conservatrices : ce que portent les musulmanes est le reflet d'une culture de « pudeur» et une notion négociée et changeante de ce qu'est une tenue appropriée.
Le passage du Coran recommandant le port de ce qu'aujourd'hui on comprend être un hijab signifie que le fait de se « couvrir » est généralement interprété comme un devoir religieux. Même chez les femmes du nord-est qui disent être féministes, la discussion porte moins sur les arguments pour et contre cette injonction, que sur la question plus large – et évolutive – de la place des femmes dans la société.
Les musulmanes ont le choix entre diverses sortes de hijab et de robes qui expriment des différences de région et de classe : du long voile appelé gele au corsage moulant, l'atampa, confectionné dans un tissu imprimé africain connu sous le nom d'ankara, en passant par l'abaya, plus conservatrice, typique des pays du Golfe.
Quand on joue avec les longueurs, les assortiments et les formes, une tenue liée à une culture peut être réinventée de manière créative.
Mais une nouvelle génération de femmes dans le nord-est du Nigeria rejette cette conviction masculine. Elles déclarent choisir de s'habiller de manière pudique, une façon d'exprimer leur identité religieuse, en aucun cas un code vestimentaire imposé par les djihadistes ou encore un symbole de leur amoindrissement, comme certaines personnes perçoivent le hijab.
The New Humanitarian a rencontré quatre jeunes femmes qui ont bénéficié de l'ascenseur social – Aisha Muhammed, Fatima Lawan, Samira Othman et Zainab Sabo – pour leur demander leur avis sur les changements en cours dans les relations entre les femmes et les hommes dans le nord-est, et sur la manière dont ils sont reflétés dans la mode.
Les quatre femmes ont été photographiées dans la gare ferroviaire désaffectée par Fati Abubakar, une photojournaliste native de Maiduguri qui a notamment documenté l'impact de la guerre sur sa région d'origine.
La gare se trouve en face d'un tas de gravats autrefois connu sous le nom de Markas ou « centre », l'ancien siège de Boko Haram à l'époque où le mouvement n'était encore qu'une secte extrémiste. L'endroit a été rasé au bulldozer par l'armée en 2009, peu après l'insurrection menée par Boko Haram qui a marqué le début de son jihad.
« Près de la gare ferroviaire, les fillettes ne pouvaient pas aller et venir librement [à l'époque de Boko Haram] », a déclaré Zainab Sabo, qui gère une entreprise de boulangerie. « Boko Haram a trouvé quelque chose de nouveau et d'extrême ; ils imposaient leur point de vue aux gens. »
Mais ici, dix ans plus tard, ces diplômées sont fières de porter le hijab, et déterminées à imprimer leur marque sur la société. En revendiquant pleinement le foulard, elles en ont fait un article de haute couture, à porter avec style et panache.
« Les choses ont changé depuis dix ans [quand Boko Haram opérait à Maiduguri]. A l'époque, on nous faisait avoir honte de ne pas être habillée correctement », a ajouté Aisha Muhammed, qui travaille pour une ONG locale. « Mais aujourd'hui, je porte mon petit voile, et je me sens libre! »
Ces femmes embrassent un mouvement pour la pudeur mondial selon lequel il n'est pas nécessaire de se découvrir ou de remettre sa foi en cause pour suivre la mode. Elles ont évoqué la manière dont les réseaux sociaux permettent de partager au niveau panafricain l'esthétique du hijab – une affirmation valorisante de leur identité en tant que musulmanes qui transcende l'esprit de clocher de Boko Haram.
Bien que leur culture leur impose de se « couvrir », elles affirment avoir fait ce choix en tant que musulmanes – malgré la pression sociale et les notions très controversées de « choix » et d'autonomie.
Un combat à plus grande échelle
En se conformant au code vestimentaire, les musulmanes du nord-est mènent un combat à plus grande échelle. Elles peuvent affronter la concurrence sur le marché du travail et, ainsi, jouir d'une indépendance accrue et assurer leurs arrières au niveau financier – une abomination pour les djihadistes.
L'augmentation des fonds pour l'aide au développement alloués au nord-est a mené à la création de postes que les femmes ont occupés avec enthousiasme. Les rôles respectifs – ultra-conservateurs - des hommes et des femmes dans la société ont été érodés davantage par les retombées économiques du conflit : à Maiduguri, on part maintenant du principe que tous les membres d'un foyer contribuent à ses revenus.
« Tu ne peux pas dépendre de ton père ou de ton mari en tant que seul soutien de famille, tu dois développer tes qualités d'entrepreneure », a déclaré Fatima Lawan, qui travaille pour une ONG. Une allusion à la multitude de nouvelles entreprises à domicile qui vont de la vente de parfum et de cosmétiques à la prestation de services informatiques.
« Tout le monde fait quelque chose », a-t-elle ajouté en hochant la tête. « C'est toujours très difficile [à cause de l'état dans lequel se trouve l'économie], mais le nombre de femmes qui ont des compétences et qui travaillent – c'est le summum.»
Il est indubitable que la culture change – tantôt rapidement, tantôt lentement. Historiquement, les voiles étaient rares dans le nord-est. A la place, des coiffures variées, tant chez les hommes que chez les femmes, étaient des indicateurs importants de l'âge et du statut, en particulier chez les Kanuris, la plus grande communauté de la région.
Mais les années 1970 ont vu se répandre une doctrine wahhabite austère venue d'Arabie saoudite. Des responsables religieux qui avaient étudié dans le Golfe ont préconisé le port du hijab, accueilli favorablement par l'élite instruite de Maiduguri qui le considérait comme partie intégrante d'un renouveau religieux en pleine expansion.
Le mouvement prônant des tenues pudiques donne une tournure nouvelle au port du hijab : depuis le foulard influencé par le hip-hop et par la mode qui prévaut dans les rues commerçantes en occident, jusqu'aux vêtements plus conservateurs du Golfe et de la Turquie que plébiscitent les femmes de Maiduguri.
Mais il y a eu une réaction à la mode pudique dans le monde entier du côté de certains trolls masculins. Ils affirment qu'en portant des hijabs fantaisie et en étant extrêmement visibles sur Instagram, les femmes ne respectent pas l'essence même du foulard.
Cette voix négative, normative, se fait aussi entendre à Maiduguri, a indiqué Sabo.
Autour d'une table de conférence dans un domicile privé converti en salles d'atelier – un exemple modeste de l'impact de l'industrie du développement – ces femmes ont indiqué qu'elles ont bien plus d'occasions que leurs mères n'en ont jamais eu d'avoir un impact sur la société.
« Personne ne peut nous arrêter. Nous allons de l'avant », a dit Aisha Muhammed, exaltée par l'atmosphère positive de la rencontre. « Une fois que l'on a goûté la liberté – en particulier l'indépendance financière – personne ne veut revenir en arrière. »
Au-delà de la ville
Tout cela fait très « classe moyenne ». Mais les rôles féminins et masculins sont aussi en train d'être timidement redéfinis dans les camps de déplacés, bondés de personnes qui ont fui les zones rurales où la guerre se déroule – un conflit qui a fait au moins 35 000 morts et a fait fuir plus de deux millions de personnes.
Les foyers dont le chef de famille est une femme sont monnaie courante, époux et fils étant décédés – ou détenus par les forces de l'ordre. Même quand un homme est présent, les épouses perçoivent les aides directes, ce qui fait qu'elles ont leur mot à dire sur les dépenses de la famille, jusqu'à un certain point.
Yakura Abakar coud des calots traditionnels en complément de la ration alimentaire qu'elle reçoit dans le camp de déplacés de Dalori, aux abords de Maiduguri. Elle envoie désormais sa fille à l'école, ce qui n'était pas le cas dans son village, près de la ville de Dikwa, à la frontière avec le Cameroun.
« Les femmes font désormais preuve de beaucoup de sagesse, elles sont très actives », a-t-elle déclaré au New Humanitarian. « Ces jeunes femmes [des ONG] nous apprennent à faire des choses, et, à certains égards, nous avons changé de comportement à leur contact. »
Mais il s'agit davantage de changements par petites touches que d'une révolution. L'autoritarisme austère de Boko Haram en matière de genre est profondément ancré dans la société traditionnelle. Quel que soit l'assouplissement qui a pu avoir lieu, la dynamique liée au genre, sur le fond, signifie que les hommes – comme c'est le cas partout dans le monde – ont toujours un pouvoir considérable aux niveaux politique, économique et culturel.
« En tant que femme, tu es jugée en permanence », a déclaré Samira Othman, l'une des quatre femmes interviewées. « Les hommes font des choses bien pires, des choses qui sont vraiment haram [interdites], mais du point de vue du patriarcat, c'est toujours la femme qui est dans son tort ».
Dans le sud du Nigeria, à majorité chrétienne, le port du hijab est aussi devenu politisé. Pour certaines personnes, le foulard est synomyme d''islamisation', il fait partie d'un complot qui viserait à renverser la constitution laïque du pays : les salles de classe dans les écoles sont devenues un point de friction particulier.
Des crises provoquées en partie par des tensions identitaires se sont aggravées sous le gouvernement du président Muhamadu Buhari, dirigé par des responsables politiques originaires du nord : le conflit djihadiste, le banditisme en pleine expansion lié à de jeunes bergers musulmans et les revendications sécessionnistes croissantes du sud-est chrétien militant.
« Les détracteurs du hijab doivent comprendre qu'on ne le porte pas pour autrui : il est porté par des musulmanes qui veulent se couvrir et faire preuve de pudeur au titre de leur liberté d'expression », a indiqué Rahama Baloi, spécialiste des conflits, au New Humanitarian.
Elle a ajouté que quand elle travaillait dans la capitale cosmopolite, Abuja, des collègues plaisantaient parfois en lui disant que son hijab dénotait une affinité avec Boko Haram.
« Je ne me positionne pas politiquement du fait que je porte le hijab », a-t-elle expliqué. « Mon hijab ne définit pas ce à quoi je crois – mais on a grandi avec, on se sent bien avec. »
Pourtant, les femmes réunies autour de la table sont convaincues de défendre une nouvelle vision musulmane du féminisme – qui remonte aux tout débuts de leur foi et des idéaux d'égalité contenus dans le Coran. Ce qui a été passé sous silence, c'est le sort des femmes dans le nord-est qui transgressent, qui dépassent les limites culturelles – et qui décide du châtiment qui leur est réservé.
Le retour du bâton
Hauwa Mahdi, une universitaire qui a réalisé un travail clé sur le hijab au Nigeria, a déclaré au New Humanitarian qu'elle se souvient être passée à pied près d'une mosquée à Maiduguri dans les années 1980, un jour où elle portait un hijab, mais aussi des jeans. Sa tenue a provoqué les cris furieux d'hommes du quartier qui l'ont accusée de « faire preuve d'un manque de respect ».
« Dans un pays musulman, tu ne peux pas sortir comme ça ; on jugera rapidement que tu as de mauvaises manières », a ajouté Muhammed, expliquant à quel point la conformité au réglement est un sujet sensible. « Cela a trait à la culture du nord du pays. Cette culture, quelle que soit la religion, veut que l'on se couvre. Même les chrétiens [dans le nord-est] sont plus à leur aise quand ils sont couverts. »
Aishatu Kabu a quitté son poste au sein d'une ONG internationale pour lancer sa propre organisation d'autonomisation des femmes. Dans une région qui enregistre les pires indicateurs sociaux et sanitaires du pays concernant les femmes, la liberté de s'habiller à sa guise ne figure pas sur sa liste de priorités.
« Nous nous battons contre le mariage des enfants, pour que les filles aillent à l'école, pour la santé liée à la reproduction – nous n'avons pas encore dépassé ce stade », a dit Kabu au New Humanitarian.
Elle craint que les avancées actuelles en matière de genre ne soient fragiles. Elle redoute aussi un retour du bâton, certains hommes ayant du mal à accepter ce qu'ils considèrent comme une perte de contrôle, qui va des camps de déplacés – où des hommes s'opposent à ce que la fourniture de l'aide s'articule autour des femmes – au domicile marital.
Mahdi, l'universitaire, est elle aussi inquiète. « Si les femmes ne sont pas organisées pour préserver leurs acquis [en termes d'autonomisation], alors, dès que la paix reviendra, elles devront retourner à la cuisine », a-t-elle expliqué. « C'est ainsi que le patriarcat fonctionne. »
Mais Sabo, la boulangère, insiste pour dire que sa génération de femmes est « woke » et différente.
« Je dirai à ma fille : 'connais tes droits, aime-toi toi-même et sois toujours autonome financièrement'. »