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Conflits fonciers mortels dans la vallée du Rift

La province de la vallée du Rift, grenier du Kenya, a été le théâtre d’affrontements ethniques parmi les plus sanglants observés depuis le scrutin contesté de décembre 2007. Mais ces violences n’ont rien de nouveau dans cette région instable.

Plus de 220 personnes ont été tuées dans la province depuis les élections, selon les statistiques de la police, et au moins 30 d’entre elles, dont bon nombre d’enfants, ont trouvé la mort le 1er janvier, lorsque l’église dans laquelle ils avaient trouvé refuge a été incendiée, dans un village situé près d’Eldoret.

Des centaines d’habitations et de fermes ont été incendiées, et les fruits des dernières récoltes ont également été dérobés.

Ces violences ont incité près de 170 000 personnes à fuir dans d’autres régions du pays pour chercher refuge dans des camps de fortune ou, pour ceux qui en avaient la possibilité, chez des amis ou des parents. D’autres n’ont nulle part où aller.

La plupart des personnes touchées appartiennent à l’ethnie des Kikuyus, la plus importante et la plus puissante du pays, qui est aussi celle du président Mwai Kibaki, maintenu en fonction au terme d’élections controversées.

Divers problèmes de longue date, toujours non résolus, liés à l’évolution de la propriété foncière et de l’occupation des terres fertiles de la province (et aux expulsions à grande échelle de leurs occupants) tendent à provoquer des flambées de violence en période électorale, lorsque les candidats s’engagent, dans le cadre de leurs campagnes, à corriger les « injustices » du passé, pour s’assurer le soutien des électeurs.

Au cœur du problème

C’est la Grande-Bretagne, ancienne puissance coloniale, les politiques foncières appliquées après l’indépendance, et la tendance des populations à envisager les moindres détails de la politique à travers le prisme de l’ethnicité, qui sont à l’origine des conflits fonciers qui secouent aujourd’hui la vallée du Rift.

Les conflits sur l’exploitation des terres et la propriété foncière ont été alimentés par les politiciens dans leur propre intérêt depuis le rétablissement de la démocratie multipartite en 1991, selon les analystes. Sous le régime britannique, de vastes étendues de terres arables, baptisées White Highlands (Hautes terres blanches), ont été réservées aux colons européens dans la vallée du Rift. Les communautés pastorales, essentiellement Kalenjin et Massaïes, ont tout simplement dû s’installer ailleurs.


Photo: UNOSAT
Carte UNOSAT des foyers d'incendie actifs dans une région de la province de la vallée du Rift. Elle montre les zones ayant probablement été le théâte d'incendie et de violence post-électorales le 4 janvier 2008
Pendant la période qui a précédé l’indépendance en 1963, les partis politiques kenyans ont débattu pour décider si ces terres devaient être rendues aux populations indigènes dans le cadre d’un système gouvernemental fédéraliste ou maintenues sous le contrôle strict d’un Etat centralisé.

Ceux qui privilégiaient la deuxième option, sous la forme de l’Union nationale africaine du Kenya (KANU), qui devait constituer par la suite le gouvernement du président Jomo Kenyatta, de l’ethnie des Kikuyus, ont eu gain de cause.

La KANU « recommandait de contrôler cette région de manière centralisée, pour tenter d’anticiper [l’adoption d’une] législation locale qui limiterait le transfert des terres aux natifs de la région, et maintenir ainsi la position des partisans kikuyus du parti sur le marché foncier de la vallée du Rift », expliquait Jennifer Widner en 1992, dans son ouvrage The Rise of A Party-State in Kenya: From "Harambee!" to "Nyayo!" [L’Ascension d’un Etat-parti au Kenya : De "Harambee!" to "Nyayo!"].

Au moment de l’indépendance, de nombreux colons ont décidé de retourner en Grande-Bretagne. M. Kenyatta, qui tenait à rassurer ceux qui restaient, ne les a pas dépossédés de leurs terres. Au contraire, ces terres ont été rachetées à ceux qui souhaitaient les vendre, grâce à un prêt contracté auprès du gouvernement britannique, et revendues aux Kenyans.

Les Kikuyus sont sortis gagnants de cet arrangement. Selon Mme Widner, en 1971, plus de 50 pour cent de la superficie cultivée par de grands exploitants agricoles aux alentours de Nakuru, une ville de la vallée du Rift, étaient occupés par des Kikuyus.

Cela s’expliquait en partie par la présence, dans la province de la vallée du Rift, d’une importante population de squatteurs kikuyus, chassés de la Province centrale voisine par les colons européens. De nombreux Kikuyus avaient également perdu leurs terres lorsqu’ils avaient pris les armes contre le régime colonial pendant la rébellion Mau Mau.

« En se servant de l’avantage politique et économique dont ils disposaient pendant le régime Kenyatta, les ethnies kikuyues, embues et merues, mais tout particulièrement les Kikuyus, ont tiré parti de la situation en créant de nombreuses sociétés foncières.

Ces sociétés devaient, au fil des années 1960 et 1970, faciliter l’installation de centaines de milliers de Kikuyus dans la vallée du Rift », avait écrit Walter Oyugi dans Politicised Ethnic Conflict in Kenya: A Periodic Phenomenon [Les conflits ethniques politisés au Kenya : un phénomène périodique].

Selon M. Oyugi, les Kisiis, les Luos et les Luhyas faisaient également partie des nouveaux entrants. Les étrangers ont aussi acquis plus de 400 000 hectares de terres pendant les quatre premières années d’indépendance, bien que ces transferts aient été interdits, selon Mme Widner.

Mais les premières communautés pastorales de la province, notamment les Massaïs et les groupes de population connus sous le nom de Kalenjin, ont eu tôt fait de protester. En 1969, Jean Marie Seroney, éminent politicien nandi – les Nandis sont un sous-groupe des Kalenjins – a notamment rédigé la Déclaration des collines nandis, qui revendiquait, au nom des Nandis, l’ensemble des terres colonisées du district.


Photo: IRIN
Femme fuyant un incendie provoqué par des militants de l'opposition pendant les violences post-électorales à Eldoret
Mais ses revendications sont restées lettre morte. Inspiré par l’exemple des colons britanniques, le gouvernement Kenyatta a choisi de « diviser pour régner », neutralisant cette opposition en répartissant les terres entre les autres groupes ethniques de façon à s’assurer leur allégeance. Daniel arap Moi, vice-président de l’époque, qui devait ensuite gouverner le Kenya pendant plus de deux décennies, « a veillé à ce que les fermes des colons situés dans la forêt de Lembus et sur le promontoire d’Essageri soient distribuées à son propre petit sous-groupe, malgré les offres concurrentes des Nandis », a expliqué Mme Widner. M. Moi est un Tugen, autre sous-groupe des Kalenjins.

Les terres (et les voix) aux amis
 
Pendant plusieurs décennies, les patronages politiques corrompus ont permis aux ministres du cabinet ainsi qu’à d’autres personnalités influentes de prendre possession de terres publiques ou communes dans la vallée du Rift et ailleurs au Kenya, dont certaines étaient exploitées depuis plusieurs générations par des communautés pastorales.

Selon le Rapport Ndung’u (2004) de la Commission d’enquêtes sur l’affectation illégale/irrégulière de terres publiques créée par le président Kibaki, des terres publiques ont été illégalement distribuées à des dizaines de personnes, qui entretenaient de bonnes relations dans le milieu politique.

Autre source de ressentiment : la tendance à laisser inexploitées de vastes étendues de terre de la vallée du Rift, en particulier celles détenues par des propriétaires absents, où celles dont la propriété est source de litiges.

« Certains "exploitants à distance" gardent ces terres comme nantissement et ne les exploitent pas. Faites un tour en voiture dans la vallée du Rift : vous verrez beaucoup de terres en jachère qui appartiennent à un propriétaire en possession d’un titre de propriété. Personne ne profite de ces terres alors que tant de Kenyans n’ont pas de terres pour faire de l’agriculture de subsistance », a indiqué à IRIN John Oucho, auteur d’Undercurrents of Ethnic Conflicts in Kenya (Conflits ethniques sous-jacents au Kenya, 2002).

Un passé tourmenté

Dans Divide and Rule: State Sponsored Ethnic Violence in Kenya (Diviser pour régner : violences ethniques sous les auspices de l’Etat au Kenya, 1993), l’organisation non-gouvernementale (ONG) Human Rights Watch affirmait que le gouvernement Moi avait quatre raisons principales d’attiser les conflits ethniques : prouver que le retour à la démocratie multipartite aboutirait au chaos ; punir les électeurs kikuyus, luos et luhyas en faveur de l’opposition ; terroriser et intimider les non-Kalenjins et les non-Massaïs pour les inciter à quitter la province afin que les Kalenjins et les Massaïs puissent prendre possession de leurs terres ; et soutenir les appels renouvelés en faveur d’un système de gouvernance fédérale destiné à autonomiser les premières communautés pastorales de la vallée du Rift.

La responsabilité directe de l’Etat dans les affrontements qui ont déchiré la province de la vallée du Rift en période électorale a été amplement expliquée au sein du Rapport Kiliku, rédigé en 1993 par la Commission parlementaire sur les affrontements ethniques.


Photo: Manoocher Deghati/IRIN
Déplacés internes venus se réfugier au champ de foire de Nakuru après avoir fui leurs habitations détruites pendant les violences post-électorales
Une nouvelle vague de dépossessions a également eu lieu dans la province après que M. Kibaki eut succédé à M. Moi à la présidence, en 2002, et bien que M. Kibaki ait promis, dans son manifeste électoral, d’aider les personnes déplacées de la province au cours des précédents affrontements.

« Les expulsions orchestrées par le gouvernement ont également aggravé les tensions ethniques ; dans une région, la forêt de Mau, elles ont [même] provoqué le déplacement de quelque 15 000 personnes », pouvait-on lire dans ‘I am a Refugee in My Own Country’: Conflict-Induced Internal Displacement in Kenya ["Je suis un réfugié dans mon propre pays" : Le déplacement interne provoqué par les conflits au Kenya], un rapport de l’Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC), une organisation sise à Genève et créée par le Norwegian Refugee Council.

Bien que ces expulsions aient été destinées à protéger les captages d’eau et les milieux environnementaux fragiles, elles ont été « caractérisées par des violences, des déplacements forcés, ainsi que d’autres violations des droits humains », selon le rapport, publié en décembre 2006 ; toujours selon ce rapport, un grand nombre des personnes expulsées de force étaient en possession de titres de propriété en bonne et due forme.

Et s’il est vrai que le rapport Ndung’u recommandait ces expulsions, les mesures de réinstallation préconisées au sein du même rapport ont été en grande partie ignorées, à en croire l’IDMC.

Pour l’évêque Cornelius Korir de la cathédrale d’Eldoret, qui a accueilli bon nombre des personnes déplacées de la vallée du Rift depuis les dernières élections, ces inégalités doivent être corrigées si l’on veut instaurer une paix durable dans la région.

« D’un côté, vous avez des gens riches qui ont pris des étendues de terres. De l’autre, des gens pauvres qui n’ont rien. L’écart se creuse entre les riches et les pauvres. La plupart des gens qui recourent à la violence sont jeunes et pauvres, et se font utiliser par les dirigeants à des fins déplorables. Si l’on ne fait pas en sorte que les structures permettent une répartition égale, ce problème va s’aggraver », a-t-il prévenu.

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This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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