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Faire porter ses responsabilités à l’État islamique

Variant of the jihadist black flag. This particular version is used by the "Islamic State of Iraq" and by al-Shabaab in Somalia. It shows the shahada in an arrangement that includes the image of the historical "seal of Muhammad" (more precisely, the "seal Wikimedia Commons
Le tollé international provoqué par les atrocités ouvertement commises en Irak par le groupe djihadiste qui s’est donné le nom d’État islamique (EI, anciennement EIIL ou EIIS) a donné lieu à des appels en faveur d’enquêtes et de sanctions. Après le meurtre du journaliste James Foley, le président américain Barack Obama a notamment dit que « justice serait faite ». 

Ces appels ont entraîné une réaction directe : une campagne de frappes aériennes a été lancée par les États-Unis et une coalition internationale a été créée pour lutter contre le groupe islamiste. On peut se demander s’il existe, au-delà de cette forme sommaire de « justice » militaire, des mécanismes permettant de passer de l’enquête à la poursuite en justice et d’ainsi faire officiellement porter leurs responsabilités aux leaders de l’EI. Quels sont les crimes commis par les combattants de l’EI et, ce qui est peut-être plus important encore, quelle est la probabilité que ces combattants aient à en assumer la responsabilité ?

Qui mène les enquêtes ?

On rapporte que plusieurs équipes d’enquêteurs recueillent actuellement des preuves des atrocités commises, entre autres la Commission internationale d’enquête pour la Syrie, une équipe d’enquêteurs financée par le gouvernement britannique (couvrant la Syrie). Des propositions sont par ailleurs actuellement examinées à Washington et à Londres pour la création d’une équipe basée à Erbil et ayant pour mandat d’enquêter sur l’EI.

Le Conseil des Nations Unies pour les droits de l’homme (CDH) a en outre accepté, le 1er septembre, d’envoyer en Irak une équipe de 11 enquêteurs. La décision intervient quelques jours à peine après la publication d’un rapport (27 août 2014) associant des membres de l’EI à des atrocités de masse et des actes « assimilables à des crimes contre l’humanité » ayant été perpétrés en Syrie pendant la première moitié de l’année. 

On peut également citer, parmi les efforts mis en oeuvre pour enquêter sur les atrocités commises récemment en Syrie et en Irak, la création de la Commission syrienne pour la justice et la redevabilité (Syrian Commission for Justice and Accountability, SCJA), du Centre syrien de justice et de redevabilité (Syrian Justice and Accountability Centre, SJAC) et de la Commission pour la justice et la redevabilité internationales (Commission for International Justice and Accountability), dirigée par l’enquêteur canadien William Wiley. 

De quel type de crimes s’agit-il ?

Les critiques de l’EI accusent le groupe d’une longue liste de crimes, incluant des exécutions publiques, des kidnappings, des actes de torture, des conversions forcées, des abus sexuels, des meurtres de soldats captifs et des sièges de communautés.

Nombre de ces atrocités – ouvertement revendiquées par le groupe sur Internet – vont à l’encontre du code pénal irakien, qui continue d’être appliqué par les cours pénales fonctionnelles (c’est-à-dire dans les zones contrôlées par le gouvernement). Même si l’EI prétend le contraire, la plupart des observateurs s’entendent pour dire que les crimes présumés ont lieu sur le territoire irakien et que le droit irakien devrait normalement s’appliquer.

Il n’est cependant pas réaliste de penser que des enquêtes ou des poursuites puissent avoir lieu sur le territoire national pour le moment, car l’EI contrôle près d’un tiers du territoire irakien. Le droit international autorise par ailleurs certains actes violents interdits en temps de paix dans les pays qui, comme l’Irak actuellement, sont aux prises avec un conflit armé. Les avocats de l’EI pourraient ainsi affirmer que les règles valables en temps de paix ne s’appliquent plus.

Qu’en est-il des crimes de guerre ?

Il est devenu de plus en plus courant d’accuser l’EI de crimes de guerre, soit de crimes généraux techniquement définis comme des violations graves du droit international humanitaire (DIH) – aussi appelé « droit des conflits armés ». Le 2 septembre, Amnesty International a publié un document d’information intitulé Ethnic Cleansing on a Historic Scale Nettoyage ethnique dans des proportions historiques et accusant le groupe de crimes de guerre ainsi que d’autres atrocités. 

Les règles de la guerre sont établies par des instruments tels que les quatre Conventions de Genève (1949) et les deux Protocoles additionnels (1977), ainsi que par la pratique coutumière.

Pour que le DIH puisse s’appliquer, les violences doivent être légalement considérées comme étant associées à un conflit armé international ou non international, des catégories techniques que les évaluations menées par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) contribuent à établir.

Selon le CICR, la crise en Syrie peut être définie comme un conflit armé non international (une guerre civile, en d’autres mots), ce qui signifie que tout un éventail d’actes violents commis dans le pays peuvent être considérés comme des crimes de guerre, même s’ils sont perpétrés loin des lignes de front. 

Les lois s’appliquent à la conduite des combattants du groupe djihadiste et prévoient la protection des civils dont ils ont la charge, que l’EI accepte ou non les règles. Sans cette reconnaissance légale de l’existence d’un conflit armé (par opposition à d’autres types de violences), les poursuites potentielles pour crimes de guerre ne seraient pas possibles.

En juillet 2012, le CICR a qualifié pour la première fois la situation en Syrie, où l’EI est également présent, de « conflit armé interne », ce qui signifie que le DIH s’applique aux activités des forces du régime et de l’EI dans ce pays. 

Ces jugements se fondent sur deux critères : l’intensité des combats et le niveau d’organisation des parties au conflit.

Il y a à peine douze mois, l’EI n’était qu’un groupe militaire peu organisé. Il s’agit pratiquement aujourd’hui d’un État en construction. L’EI se distingue ainsi des organisations qui pratiquent un terrorisme de faible niveau ailleurs dans le monde. 

Évidemment, si le conflit armé était légalement considéré comme un conflit armé international, un éventail plus important de règles de guerre s’appliquerait (bien que les différences entre les deux catégories se soient atténuées au cours des dernières années), notamment la protection officielle des prisonniers de guerre. Il faut, pour parler d’un conflit armé international, que deux États distincts soient impliqués. L’EI se considère comme un État (ou un « califat », dans ses termes), mais, pour l’heure, l’absence de reconnaissance de la part de la communauté internationale nuit à la crédibilité de leurs revendications.

Le conflit comporte un élément international certain (et de plus en plus important). L’EI contrôle de vastes régions de l’Irak et de la Syrie et se bat contre les gouvernements de ces deux pays. Plus récemment, une coalition internationale dirigée par les États-Unis et impliquant plus de 50 pays a été créée. Or le conflit, même s’il est internationalisé, ne peut pas être considéré comme international, du moins dans les termes du CICR, à moins d’impliquer des États reconnus des deux côtés.

Au-delà des crimes de guerre, les combattants du groupe devront probablement répondre à des accusations de crimes contre l’humanité, et notamment à des accusations de nettoyage ethnique/religieux, voire de génocide, vu les tentatives apparentes d’éliminer des communautés comme les Yazidis. Le Statut de Rome de 1998 définit les crimes contre l’humanité comme « des infractions particulièrement odieuses, car elles constituent de graves atteintes à la dignité humaine ou des humiliations ou dégradations graves d’un ou de plusieurs êtres humains » commises dans le cadre « d’une pratique généralisée ou systématique ».

Ces crimes feront-ils l’objet de poursuites ?

Le travail d’enquête mené actuellement n’est évidemment pas une finalité en soi. Les efforts menés par des organes tels que la Commission d’enquête sur la Syrie, le Conseil des Nations Unies pour les droits de l’homme (CDH), les équipes et les groupes de défense des droits de l’homme soutenus par les gouvernements occidentaux comme Amnesty International et Human Rights Watch (HRW) pourraient permettre de fournir le matériel nécessaire pour prouver en cour les atrocités commises et, ce qui est plus important encore, pour établir des liens entre les actes répréhensibles et les responsables au plus haut niveau de la structure de commandement de l’EI, en particulier le calife autoproclamé, Abou Bakr al-Baghdadi.

L’un des défis que devrait relever une éventuelle équipe de poursuites serait d’établir un lien de culpabilité entre les principaux commandants et les atrocités commises par leurs subordonnés. L’expérience passée a démontré que la période des conflits était cruciale pour la collecte des preuves, mais qu’il fallait généralement attendre qu’ils se terminent pour que le lent processus des poursuites soit mis en oeuvre.

Tribunaux nationaux

Les enquêtes permettront de donner l’impulsion nécessaire à l’organisation de procès, en plus d’accumuler des preuves matérielles. En effet, en vertu du principe de juridiction universelle, les États signataires ont la responsabilité de poursuivre les auteurs d’infractions graves au DIH même si celles-ci n’ont pas eu lieu sur leur territoire ou qu’elles n’impliquent pas leurs citoyens.

Pour certains pays toutefois, les poursuites risquent fort d’impliquer certains de leurs propres citoyens, vu la composition internationale des forces de l’EI. On estime en effet qu’elles comprennent jusqu’à 11 000 combattants étrangers originaires d’au moins 74 pays. 

Au Royaume-Uni, Boris Johnson, le maire de Londres, a suggéré que les combattants djihadistes (pas seulement ceux de EI) soient présumés coupables jusqu’à ce que leur innocence soit prouvée. Le gouvernement s’inquiète par ailleurs que les djihadistes britanniques qui rentrent au pays depuis la Syrie ou l’Irak organisent des attentats terroristes. 

Les poursuites concerneraient essentiellement des infractions liées au terrorisme (par ex., voyager à l’étranger dans le but de planifier ou de commettre un acte terroriste) plutôt que des atrocités spécifiques au regard du DIH. On estime en effet que la majeure partie des combattants occidentaux qui appartiennent à EI se voient confier des tâches subalternes en raison de leur manque d’éducation militaire et religieuse. Il existe cependant quelques exceptions, notamment celle du citoyen britannique qui semble avoir joué un rôle important dans les vidéos des décapitations de Foley et d’autres étrangers.

Pourquoi ne pas passer par la CPI ?

Le plus logique serait de passer par la Cour pénale internationale (CPI) pour engager des poursuites contre les responsables de ces crimes. Créée il y a moins de deux décennies, la CPI, qui cherche encore ses repères, a le mandat de poursuivre les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes d’agression.

Or, ni l’Irak ni la Syrie n’ont adhéré à la CPI, ce qui signifie que le Conseil de sécurité des Nations Unies doit demander une saisine de la CPI pour qu’une enquête soit menée. En 1998, lorsque le Statut de Rome – c’est-à-dire le document prévoyant la création de la CPI –, l’Irak était l’un des sept pays (incluant les États-Unis) ayant voté contre. La Syrie a signé le document le 29 novembre 2000, mais elle ne l’a pas encore ratifié.

Le procureur de la CPI avait malgré tout ouvert des enquêtes préliminaires en Irak. Des enquêtes peuvent en effet être menées pour des crimes impliquant potentiellement des citoyens des États ayant accepté la juridiction de la CPI. Ces enquêtes ont été closes le 9 février 2006 en raison d’un manque de preuves, mais elles ont ensuite été rouvertes le 14 mai 2014. Les enquêtes rouvertes   semblent toutefois concerner des allégations à l’encontre d’agents britanniques plutôt qu’à l’encontre de responsables de l’EI. 

L’ancienne procureure des Nations Unies Carla del Ponte a appelé à saisir la CPI de la situation en Syrie, mais la Chine et la Russie ont opposé leur veto au projet de résolution allant en ce sens en mai 2014. La CPI n’a encore jamais enquêté de manière approfondie sur des crimes commis à l’extérieur du continent africain.

Une action en justice contre l’EI rappellerait de plusieurs manières l’une des premières affaires soumises à la CPI, c’est-à-dire la mise en accusation de plusieurs leaders de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), une organisation qui a commis (et continue de commettre) des actes horribles à l’encontre de civils dans le nord de l’Ouganda. Le leader Joseph Kony, qui est toujours en liberté, est accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Des enquêteurs pourraient également faire un suivi en ce qui concerne les allégations d’atrocités commises par des forces autres que l’EI, et notamment par les forces gouvernementales de l’Irak et de la Syrie.

Puisque ni l’Irak ni la Syrie n’ont officiellement adhéré à la CPI, la création de tribunaux ad hoc pourrait constituer une autre solution potentielle. L’Irak a notamment créé son propre Tribunal pénal suprême afin de juger les auteurs d’une série de crimes similaires (commis par des Irakiens entre 1968 et 2003). Les tribunaux nationaux, moins éloignés que des institutions comme la CPI d’un point de vue géographique, offrent généralement une plus grande visibilité et une plus grande proximité aux procès.

On compte par ailleurs, parmi les institutions ayant été créées récemment par les Nations Unies pour jouer ce genre de rôle (parfois en collaboration avec certains États), les Tribunaux internationaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens pour les crimes des Khmers rouges et le Tribunal spécial pour le Liban (TSL).

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

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Les poursuites, bien qu’extrêmement longues et onéreuses, pourraient contribuer à dénoncer et à délégitimer l’EI et peut-être même dissuader d’autres organisations de commettre ce genre d’atrocités. La perspective de poursuites contre les auteurs de ces crimes peut sembler lointaine – et peut-être même irréaliste –, mais il s’agit d’un domaine jeune qui évolue rapidement et il arrive souvent que les dossiers paraissent irréalistes lorsqu’ils sont déposés pour la première fois.

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This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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