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Une route semée d’embûches pour la minorité tawergha en Libye

Children at the site for people displaced from the town of Tawergha during the 2011 Libyan civil war. "Airport Road / Turkish compound" site in Tripoli, November, 2011. Heba Aly/IRIN
Children at the site for people displaced from the town of Tawergha during the 2011 Libyan civil war
Pour la Libye qui émerge de neuf mois de guerre civile, l’un des plus grands défis va être la réconciliation et l’intégration de milliers de Tawergha accusés d’avoir tué et violé les habitants de Misrata, à la demande de l’ancien leader Mouanmar Kadhafi.

Leur cas va constituer le test de réconciliation nationale le plus difficile pour un gouvernement qui va devoir intégrer plusieurs groupes de partisans de Kadhafi, dont ceux des villes de Bani Walid et de Syrte, si la révolution veut être une réussite.

« Ce principe est extrêmement important, » a déclaré Emmanuel Gigneac, directeur de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en Libye. « Le pays n’aura aucune stabilité s’il comprend des communautés qui ont été rejetées. »

La minorité tawergha, à la peau foncée – d’anciens esclaves amenés en Libye aux 18 et 19è siècles – habitait jusqu’à récemment la ville côtière du même nom, située à 250 kilomètres à l’est de la capitale Tripoli.

Maintenant que les rebelles sont au pouvoir, les Tawergha sont aux abois. Leur ville est vide, les portes enfoncées et les maisons incendiées. Le panneau qui mène à la ville indique désormais New Misrata (la Nouvelle-Misrata) et la population a reçu l’ordre de ne pas revenir.

Selon les travailleurs humanitaires, un harcèlement continuel et des attaques motivées par un souci de vengeance menacent de ranimer le conflit.

Sur la route de l’aéroport de Tripoli, dans des bâtiments abandonnés qui appartenaient à une entreprise turque, plus de 1 500 déplacés tawergha passent leurs journées à éloigner les mouches et à regarder leurs enfants qui jouent avec des pistolets en plastique au milieu des tas d’ordures.

Là, des femmes et des enfants se blottissent en pleurant, assis sur les matelas sans draps sur lesquels ils dorment. Ils sont arrivés début novembre, après un voyage qui les a épuisés physiquement et moralement ; chassés de Tawergha, ils avaient été déplacés par des hommes armés chaque fois qu’ils s’installaient quelque part.

Chacun a une histoire à dire sur un père, un fils ou un frère, morts ou en prison.

« Si nous allons autre part, ils nous tueront à petit feu… Si le nouveau gouvernement refuse [de nous laisser revenir], nous prendrons les armes et nous reprendrons [notre ville] par la force »
L’une des femmes a reçu des nouvelles du Comité International de la Croix-Rouge, l’avisant que son fils, Ali Bakara Ammar, était mort en détention : il était accusé d’avoir enlevé des femmes de Misrata, mais elle insiste : « Il ne savait même pas conduire une voiture ! » Elle raconte aussi qu’elle a vu un homme pendu au plafond par les chevilles.

Près d’elle, une autre femme dit que ses trois fils, dont aucun, selon elle, ne s’était battu durant la guerre, ont été emmenés en détention à Misrata. Elle craint de ne jamais plus les revoir.

Dans un coin du sombre vestiaire où ils vivent, une petite fille, Brega, pleure la mort de son père qui a été battu sous ses yeux.

Une autre jeune femme rapporte des histoires de détenus tawergha recevant des chocs électriques, des jets d’eau froide ou brûlés à coup de cigarettes par les révolutionnaires de Misrata qui les retenaient prisonniers. « C’est Abu Ghraïb, pas la Libye !… Nous n’avons rien fait de mal. S’ils continuent à nous battre et à nous attaquer sans raison, ça va provoquer un cycle [de violence], » a t-elle dit.

Manifestations

A plusieurs reprises en novembre, des rebelles sont entrés avec des armes lourdes dans les camps de déplacés tawergha de Tripoli et de Benghazi à l’est, pour arrêter des habitants soupçonnés d’avoir commis des crimes durant la guerre.

Pour essayer de « terroriser » les gens, comme l’a expliqué un travailleur humanitaire, ils ont enfoncé les portes, tiré des coups de feu en l’air, mis brutalement tous les hommes d’un côté et prononcé des paroles « indicibles » a indiqué un chef tawergha, avant d’entraîner plusieurs hommes avec eux.

Les travailleurs humanitaires n’ont pas pu empêcher ces incursions, en raison du grand nombre de brigades opérant de façon indépendante et du caractère fragmenté du commandement militaire.

La situation s’est améliorée au cours des derniers jours : Il n’y a pas eu d’incursions agressives, certains prisonniers tawergha ont été relâchés et le Conseil militaire de Tripoli aurait obtenu des rebelles de Misrata qu’ils n’entrent plus dans les camps.

Cependant, les Tawergha ont organisé des manifestations pour protester contre la façon dont on les traite et les travailleurs humanitaires sont inquiets : « Le souci est que des communautés marginalisées comme les Tawergha, si elles sont poussées dans leurs retranchements, n’aient recours à l’usage de la force pour se protéger elles-mêmes, » a dit à IRIN Samuel Cheung, responsable de la protection au HCR.

Displaced women and children from the Libyan town of Tawergha weep over dead or detained relatives at a site for displaced people in Tripoli. (Airport Road / Turkish Compound site, November 2011)
Photo: Heba Aly/IRIN
Pour ces femmes et enfants déplacés de Tawergha, la poursuite des mauvais traitements infligés à leur minorité ethnique pourrait provoquer un cycle de violence
Le rejet

Peut-être encore plus inquiétante que les incursions elles-mêmes est cette conviction chez de nombreux Libyens que la ville de Tawergha, et sa population de 35 000 habitants, « n’a que ce qu’elle mérite ». Beaucoup de gens de Misrata disent qu’ils peuvent pardonner les meurtres présumés mais pas les viols présumés. Et ils sont encore plus nombreux à ne faire aucune différence entre les combattants et les civils.

Ceux qui se sont enfuis [de Tawergha] n’avaient pas la conscience tranquille, » a dit Ali Mousa, un des chefs de la brigade Ard al-Rijal de Misrata. « Les femmes et les enfants qui se sont enfuis l’ont fait parce que leur mari ou leur père avait fait quelque chose de répréhensible. »

L’attitude générale à leur égard, même parmi les partisans les mieux éduqués et les plus convaincus d’une révolution fondée sur les droits humains, est une attitude de rejet.

« Nous portons tous un regard négatif sur les Tawergha, » a dit un travailleur humanitaire libyen. « Ils ne sont pas acceptés ici. »

« C’est plus facile et c’est mieux s’ils s’en vont, » a ajouté Abdullah Maiteeg, un combattant de Misrata.

Cette vision simpliste, qui consiste à « se débarrasser d’eux » en les envoyant dans un village au sud du pays, comme l’a dit de façon caractéristique un travailleur humanitaire, est comparable à l’insistance des Tawergha, pour qui le retour sur leurs terres est la seule option envisageable.

« Pour moi, une petite tente à Tawergha vaut le plus haut bâtiment du monde…plus qu’un palais à Zawiya, » a déclaré Mohsen Mohammed*, un des surveillants du camp tawergha de Tripoli. « Je jure au nom de Dieu que nous ne bougerons pas. »

Faisons le calcul
Les camps de déplacés tawergha s’étendent de jour en jour, au fur et à mesure que les gens de Tawergha sortent de la clandestinité. Selon le HCR, quelque 20 000 Tawergha sont enregistrés dans les camps gérés par LibAid à Tripoli, Benghazi, Tarhouna et d’autres villes plus petites dans le reste du pays.
Un autre groupe d’environ 7,000 personnes a été découvert récemment dans le sud du pays, près de la ville de Sebha. Mais la population tawergha se montait initialement à quelque 35 000 personnes. On ne sait pas où se trouve le reste : certains sont probablement hébergés discrètement par des parents ou des amis, ou cachés dans le désert, n’osant pas se manifester.
Justice

A Misrata, les leaders ont assoupli leur position initiale selon laquelle les Tawergha ne pourraient jamais revenir. Selon Ramadan Ali Zarmouh, chef du Conseil militaire de Misrata, ils seront libres de revenir dès que ceux qui sont accusés d’avoir commis des crimes auront été traduits en justice.

« S’ils reviennent avant que justice n’ait été faite, les gens feront justice eux-mêmes, » a t-il averti.

Mais il n’existe jusqu’à présent aucun système judiciaire pour juger les détenus et selon le rapport sur la Libye du Secrétaire-général des Nations Unies au Conseil de sécurité, 7 000 prisonniers sont actuellement détenus dans les prisons et des centres de détention de fortune, « sans accès à une procédure régulière ».

Certains observateurs sont sceptiques sur la possibilité d’un éventuel retour.

Comme l’exprime un chercheur étranger qui a passé des mois à Misrata, « Tawergha, en tant que tel, n’existera plus jamais. »

Une réconciliation nationale ?

Mais les responsables sont moins pessimistes. Ils disent qu’avec le temps, les émotions exacerbées et les passions violentes se calmeront.

« Il ne s’agit pas de savoir si [cette question] peut être résolue ou non. Il faudra qu’elle soit résolue, » a déclaré Georg Charpentier, coordonnateur des affaires humanitaires des Nations Unies en Libye. Il entrevoit des raisons d’espérer.

Alors que les gens s’énervaient dès qu’était prononcé le mot de « Tawergha », le tabou commence à s’estomper et les gens ont moins de réticence à discuter la question, a dit M. Charpentier à IRIN. Et alors que le gouvernement avait l’habitude de compter sur la communauté internationale pour subvenir aux besoins des déplacés tawergha, c’est désormais lui qui, de plus en plus, prend cette responsabilité, a t-il ajouté.

Toutefois, quand on leur demande si la réconciliation est possible après les meurtres, les passages à tabac et les tortures endurés par les Tawergha, les femmes du camp se regardent entre elles, puis baissent la tête en silence, incapables de répondre.

Quant aux habitants de Misrata, la plupart d’entre eux semblent avoir une définition très étroite de la réconciliation nationale : ils la voient comme un processus qui va aider les partisans de Kadhafi des bastions loyalistes comme Syrte et Bani Walid à comprendre qui était réellement Kadhafi et les amener dans le giron révolutionnaire.

« La réconciliation nationale ? Dans l’ensemble, bien sûr, » a dit M. Maiteeg, le combattant de Misrata. « Mais les Tawergha, c’est une autre question. »

M. Charpentier a reconnu qu’il faudrait peut-être des années avant que la justice transitionnelle et la réconciliation nationale ne soient possibles.

Que s’est-il vraiment passé à Misrata ?

Une partie du problème vient de ce que personne ne sait vraiment ce qui s’est passé ni l’extension de ce qui s’est passé à Misrata : les estimations du nombre de personnes accusées de crimes varient entre 1 500 et 9 000, et pour des raisons culturelles et autres, certains sont farouchement opposés à l’idée d’une enquête.

Misrata was heavily damaged by fighting during the 2011 Libyan civil war. (November 2011)
Photo: Heba Aly/IRIN
Le leader démis Mouanmar Kadhafi a utilisé Tawergha comme base pour attaquer Misrata, qui a été sévèrement endommagée par les combats durant la guerre
« Faire venir la Cour pénale internationale et demander à des médecins d’enquêter sur les viols… pas question, » a indiqué M. Maiteeg.

Pour d’autres, une reconnaissance des crimes commis contribuerait grandement à calmer la colère des gens de Misrata. Mais selon Ahmed Safar, jeune ministre du nouveau cabinet et originaire de Misrata, ce genre de processus de vérité et de réconciliation nécessiterait « un message fort et une vision claire de la part du Conseil national de transition (NTC) », ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent.

Le 10 décembre, le NTC a tenu sa première conférence de réconciliation nationale. Selon le rapport de l’Agence France-Presse, « l'avenir ne peut être construit avec la vengeance pour base », a déclaré le Premier ministre par intérim, Abdel Rahim al-Kib.

Mais les priorités du gouvernement provisoire se font concurrence : il faut récupérer des millions de dollars de fonds gelés pour reconstruire le pays, préparer les élections qui doivent avoir lieu dans les huit mois, collecter les armes disséminées par tout le pays et fournir des alternatives à tous ces jeunes hommes qui se sont battus pendant la guerre.

« Le NTC n’a pas de plan pour les Tawergha, » a dit un travailleur humanitaire. « Le sujet est tellement sensible qu’aucun leader du NTC ne peut gérer cette question sans se faire prendre à parti par ses électeurs. » Jusqu’à présent, a ajouté M. Safar, les initiatives en faveur de la réconciliation nationale sont restées fragmentaires et ont manqué de « conviction ».

Et entre temps ?

Les initiatives de réconciliation nationale
L’Agence libyenne de secours et d’aide humanitaire LibAid a distribué des tracts montrant des Tawergha pacifiques en train de lire le Livre Saint des musulmans, et ces mots : « Ne nous condamnez pas pour ce que des criminels parmi nous vous ont fait. »
En coordination avec les agences d’aide internationale, LibAid est en train de composer un chant prônant la réconciliation nationale, qui sera chanté par des enfants de tous les coins du pays, enregistré et diffusé largement.
LibAid envisage aussi de faire venir des théologiens comme Yusuf Al-Qaradawi pour essayer de trouver une solution.
Le Conseil national de transition a tenu sa première conférence de réconciliation nationale le 10 décembre. A cette occasion il a déclaré qu’il pardonnerait à ceux qui ont combattu les rebelles.
Entre temps, de hauts responsables humanitaires préconisent une solution temporaire qui permettrait d’améliorer les conditions de vie des Tawergha.

« Le retour n’est pas possible pour le moment. Il faut donc préparer un plan B, » a dit Khaled Ben-Ali, directeur de l’Agence libyenne des secours et de l’aide humanitaire (LibAid). « Si la situation doit se prolonger, on ne peut pas laisser ces gens vivre dans des bâtiments publics, des tentes ou dans des conditions inhumaines. »

Le NTC lui a demandé d’étudier la faisabilité de la construction d’« une ville entièrement dédiée aux Tawergha » en attendant que la réconciliation devienne possible. Des sites proches de l’oasis de Jalo dans le sud, ou Syrte, la ville natale de Kadhafi, sont en cours d’examen.

Mais ce plan suscite, lui aussi, une réaction de résistance

« Nous ne partirons de Tripoli que pour aller à Tawergha, » a déclaré Mohammed, le surveillant du camp tawergha de Tripoli. Cette réaction s’explique, en partie, par la peur d’une menace existentielle. « Certains vont essayer de tous nous disperser, comme les Juifs… Nous devons rester ensemble…Si nous allons autre part, ils nous tueront à petit feu. »

Il a dit qu’il espérait que le nouveau gouvernement pourrait résoudre le problème et faire en sorte que les Tawergha finissent par rentrer chez eux ; il s’agit selon lui d’un problème national, et non pas d’une question spécifique à Misrata et Tawergha.

« Mais si le nouveau gouvernement refuse, nous prendrons les armes et reprendrons [notre ville] par la force. »

* un nom d’emprunt

ha/am/cb-og/amz


This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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