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Les fermiers irakiens souffrent de la confiscation de leurs terres par l’EI

FAO distributing seed and fertilizer to farmers in Iraqi Kurdistan who have been affected by the advance of ISIS. Picture taken November 2014 in Erbil Province. FAO
D’ordinaire, novembre est un mois chargé pour les fermiers de la ville irakienne de Jurf al-Sakhr : c’est le moment d’ensemencer leurs terres avant l’arrivée des grands froids hivernaux. Cette année pourtant, les champs n’ont pas été plantés, et le bétail erre sans but au milieu des palmiers abattus.

Située à 60 km au sud de Bagdad, dans le gouvernorat de Babil, la ville accuse le lourd bilan de plusieurs mois d’affrontements, avec ses bâtiments en ruine et ses champs inondés ou brûlés - bien souvent les deux à la fois.

Jurf al-Sakhr a des allures de ville fantôme. Bien que les forces de sécurité irakiennes l’aient récupérée des mains des combattants islamistes fin octobre, nombreux sont ses habitants déplacés à ne pas vouloir y retourner par crainte des mines terrestres et autres vestiges explosifs des combats.  

« J’ai tout perdu », a dit Salih Al-Janabi, un fermier de 56 ans qui a quitté la région pour s’installer dans le district voisin de Musayib, à IRIN. « J’ai grandi dans ma ferme, elle fait partie de ma famille. Mes palmiers étaient mes enfants, et maintenant je ne sais même quand je pourrai y retourner. »

Alors que l’organisation autoproclamée État islamique (EI) conserve le contrôle de vastes pans de territoire dans le centre et le nord de l’Irak, le pays tout entier s’inquiète non seulement de la perte des moyens de subsistance de ses fermiers, mais aussi de l’impact qu’aura l’absence de récolte et de plantations hivernales sur la sécurité alimentaire en Irak l’an prochain et au-delà.

« Il est très difficile de faire une estimation de la surface agricole affectée par [la situation] », a expliqué Alfredo Impiglia, coordinateur d’urgence de l’Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) en Irak.

« La situation est très changeante. Un jour vous avez accès à une région, et le lendemain vous ne pouvez plus vous y rendre », a-t-il dit.

De nombreux fermiers ont déserté leurs terres, fuyant à la fois la cruauté de l’EI et les affrontements opposant ses combattants et diverses factions des forces de sécurité irakiennes. Les Nations Unies estiment à 2,1 millions le nombre de personnes qui, comme eux, ont été contraintes au déplacement depuis janvier de cette année.

Mais ils sont également beaucoup à être restés, pour tenter de continuer à cultiver envers et contre tout.

De vastes pans des gouvernorats de Ninive, où se trouve la ville de Mossoul, et de Salaheddin, dans le nord de l’Irak, sont sous le contrôle de l’EI depuis juin. À elles deux, ces provinces comptent pour près d’un tiers de la production nationale de blé, et près de 40 pour cent de la production nationale d’orge, selon le Système mondial d’information et d’alerte rapide sur l’alimentation et l’agriculture (SMIAR). 

Bon nombre des silos – là où les fermiers entreposent les céréales qu’ils souhaitent vendre directement au gouvernement à un prix subventionné – de Ninive et de Salaheddin sont désormais aux mains de l’EI, rapportent les fonctionnaires.

Selon un communiqué du ministre irakien de l’Agriculture, Falah Hassan al-Zeidan, l’EI s’est approprié plus d’un million de tonnes de blé et d’orge – soit environ un quart du total de la production nationale – qu’il a fait passer de l’autre côté de la frontière, dans les villes syriennes de Racca et de Deïr ez-Zor. 

Le gouvernement irakien a fermé tous ses bureaux à Mossoul, rendant impossible l’administration des paiements aux fermiers ayant déposé leurs récoltes dans les silos avant la progression de l’EI : ils se retrouvent sans le sou, dans l’incapacité de se fournir en graines pour planter en vue de l’année prochaine.

En outre, comme conséquence de la suspension des services gouvernementaux à Mossoul, les fermiers n’ont plus accès aux graines, au carburant et aux engrais subventionnés au niveau central - dont ils dépendent pour engranger des récoltes rentables – ce qui risque d’affecter leur capacité à planter pour la saison à venir.

D’après la FAO, sur les quelque 800 000 hectares de terre habituellement cultivés à Ninive, seuls 500 000 risquent d’être ensemencés cet hiver. À Salaheddin, la surface cultivée devrait être réduite de pas moins de 30 pour cent.

À Kirkouk, Mahdi Mubarak, directeur du directorat agricole du gouvernorat et membre de l’antenne locale de l’Association des ingénieurs agronomes (AEA), a dit que plus de 300 000 hectares avaient été confisqués par les combattants.

« C’est une grosse perte pour notre production, qui s’accompagne de lourdes répercussions au niveau du système agricole et de l’économie irakienne », a-t-il dit. « De nombreux fermiers ont été contraints de quitter leur ferme, que ce soit parce que leurs terres ont été endommagées ou en raison du manque d’approvisionnements, de subventions et d’aide de la part du gouvernement. »

Les fermiers forcés de vendre à bas prix

Omar Jassim Al-Jubori, le propriétaire d’une ferme de 250 hectares située en périphérie d’Hawija, dans le gouvernorat de Kirkouk, a décrit à IRIN la manière dont l’EI contrôle le marché des céréales et contraint les fermiers à vendre à un prix fixe bien inférieur aux prix habituels subventionnés par le gouvernement.

« Ils ont fait baisser le prix du blé de 750 000 dinars irakiens (IQD) [645 dollars US] à 250 000 IQD [215 dollars US] la tonne, et nous sommes désormais obligés de vendre notre maïs à 125 000 QD [107 dollars US] contre 600 000 IQD [516 dollars US] auparavant », a-t-il expliqué.

« En temps normal, je récolte 1,5 tonne de blé et plus de trois tonnes de maïs, je n’ai rien pu planter cette année », a dit M. Al-Jubori.

« Au total, j’ai perdu environ 350 millions de dinars irakiens [301 000 dollars US] avec l’invasion. Nous souffrons beaucoup. C’est la pire épreuve que nous ayons jamais connue. »

D’après Jane Pearce, directrice pays du Programme alimentaire mondial (PAM) en Irak, l’absence de récoltes céréalières menace sérieusement les moyens de subsistance des fermiers (l’agriculture est le deuxième secteur du pays en termes d’emploi, et contribue au PIB à hauteur de 8 pour cent), mais n’aura pas d’impact immédiat important sur la sécurité alimentaire, car l’essentiel de la production en blé et en orge du pays, de piètre qualité, est destiné à l’exportation.

Toutefois, a-t-elle dit : « Ce qui nous inquiète, ce sont les tomates, les concombres, les poivrons, les aubergines, les fruits et les légumes que ces personnes cultivent pour leur propre consommation ».
« Comment vont-elles se fournir en graines pour planter en vue de l’an prochain ? Vont-elles devoir se tourner vers des biens d’importation ? Quel impact cela aura-t-il sur l’économie locale ? », s’est-elle interrogée en faisant plus spécifiquement référence aux personnes vivant dans des régions aux mains de l’EI.

Plus de tempêtes de poussière ?

La baisse des plantations pourrait également s’accompagner de conséquences écologiques négatives, a-t-elle prévenu.

« Il est bon de rappeler que les tempêtes de poussière qui ont ravagé tout le Moyen-Orient en 2003 et 2010 étaient dues à une absence de plantations en Irak », a dit Mme Pearce. « Depuis lors, l’Irak a tâché de réinstaurer une ceinture verte, qui retient la poussière et empêche que le sol devienne trop salin […] on voit bien que la situation actuelle avec l’EI a d’autres impacts. »

Un nouveau programme de bons alimentaires a été lancé dans la région semi-autonome du Kurdistan pour venir en aide aux Irakiens déplacés fuyant les violences et les troubles.

Le PAM prévoit de toucher 500 000 personnes avec ces bons, qui permettent aux familles d’acheter les aliments de leur choix dans des boutiques locales plutôt que de dépendre de colis au contenu fixe distribués par les organisations d’aide humanitaire.

Chaque famille reçoit un bon par mois d’une valeur de 30 000 dinars irakiens [26 dollars US].

Jane Pearce, la directrice pays du PAM en Irak, a dit à IRIN : « Le programme de bons est positif à tous points de vue, car il permet de faire des économies sur le transport, de réduire la pollution ; il contribue à l’économie locale, donne le choix aux bénéficiaires et est la méthode la plus digne de leur venir en aide ».

Le PAM gère ce programme en collaboration avec plusieurs ONG, notamment Action contre la faim (ACF) et World Vision.

Depuis juin, lorsque les combattants islamistes ont pris le contrôle de la ville de Mossoul (Ninive), le PAM a distribué de l’aide alimentaire à
plus de 1,4 million de personnes à travers les 18 provinces d’Irak.

À Ninive et Dohuk, les évaluations de la FAO ont relevé une hausse des ventes de bétail à bas prix. D’après M. Impiglia, cela s’explique par le fait que les fermiers ne peuvent plus se permettre de nourrir et de vacciner leurs bêtes, et préfèrent les vendre.

« Les prix ont chuté de pas moins de 30 pour cent et nous étudions les implications que cela risque d’avoir sur la sécurité alimentaire en aval », a-t-il dit. « Il est possible de créer un stock de céréales en un rien de temps, mais constituer un troupeau prend du temps et c’est quelque chose qui nous inquiète beaucoup. »

Distribution de graines

Dans une volonté de garantir les récoltes de l’année prochaine, la FAO s’emploie – en collaboration avec un certain nombre d’ONG nationales et internationales, y compris l’ONG britannique Islamic Relief – à distribuer des graines et de l’engrais aux fermiers n’ayant plus accès aux fournitures qu’elles obtiennent habituellement auprès du gouvernement.

Quelque 20 000 petits exploitants agricoles des régions de Dohuk, Ninive, Erbil et Diyala devraient être concernés, et 7 500 gardiens de troupeaux devraient recevoir des aliments pour animaux.

La FAO prévoit en outre de distribuer des semences potagères aux familles vivant en camps et autres établissements humains de la région semi-autonome du Kurdistan, de façon à ce qu’elles aient de la nourriture, mais aussi qu’elles puissent générer un peu d’argent.

De plus, l’agence met sur pied un programme « argent contre travail » prévoyant la création d’emplois agricoles pour plusieurs milliers de personnes déplacées, afin de leur assurer un revenu et de constituer une main-d’œuvre pour la réalisation de certains travaux, comme le nettoyage des canaux d’irrigation, permettant d’améliorer le rendement des fermes tournant encore.

« Les légumes poussent vite : d’ici quelques mois, ces familles auront à manger et de quoi vendre sur le marché local pour se faire de l’argent », a dit M. Impiglia, qui a appelé les bailleurs des fonds à apporter leur soutien à des projets à moyen et long terme, ainsi qu’à la fourniture d’aide alimentaire de base.

« Tout le monde parle de distribuer des colis alimentaires aux PDIP [personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays], sans vraiment penser à produire de la nourriture pour demain », a-t-il dit. « Si nous ne planifions pas l’ensemencement aujourd’hui, nous ne pourrons pas récolter demain, et la crise promet d’être bien plus aigüe l’année prochaine qu’elle ne l’est aujourd’hui. »

La FAO a lancé un appel de fonds d’un montant de 53 millions de dollars US dans le cadre du Plan de réponse stratégique pour l’Irak lancé en octobre. Quinze millions ont été récoltés à ce jour, si bien que 38 millions de dollars restent encore à trouver. 

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This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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