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Lutter contre l’extrémisme violent : un terrain glissant pour les humanitaires

US soldiers US Army photo by SSG LEOPOLD MEDINA JR. 021231-A-1797M-047/Flickr

La priorité accordée à la lutte contre l’extrémisme violent privera des populations entières d’une aide vitale dans les coins les plus dangereux du monde. Les millions de personnes vivant dans des pays confrontés à la famine risquent d’être les plus touchées.

La « lutte contre l’extrémisme violent » est à la mode dans les milieux humanitaires. Pour combattre le terrorisme, les États ont de plus en plus recours à cette stratégie, composée de surveillance nationale, de maintien de l’ordre, de campagnes de sensibilisation contre l’extrémisme et d’éducation. Les pays plus répressifs emploient quant à eux des moyens plus draconiens, tels que les arrestations de masse, les détentions arbitraires, la torture, les disparitions et les exécutions. Les cibles sont des personnes considérées comme susceptibles de se joindre à des mouvements extrémistes.

Cela vous rappelle quelque chose ? Ces mesures sont peu ou prou les mêmes que les stratégies contre-insurrectionnelles et anticommunistes employées pendant la guerre froide. Pourtant, conquérir les cœurs et les esprits ne s’est jamais révélé être une tactique très efficace. La stratégie américaine de lutte contre l’insurrection talibane à grand renfort d’aide au développement en Afghanistan l’a bien montré.

Cela n’empêche pas les gouvernements, soucieux de prouver à leurs électeurs qu’ils veillent à tenir les terroristes à distance, d’adhérer à cette stratégie. Des organisations humanitaires leur emboîtent même le pas, surtout lorsque les bailleurs de fonds s’apprêtent à décider de leurs affectations. Mais c’est un terrain glissant et de nombreux humanitaires se montrent réticents à suivre leur exemple.

Les organisations humanitaires sont souvent considérées comme les mieux placées pour mettre en œuvre des stratégies de lutte contre l’extrémisme violent, car nombre d’entre elles interviennent dans des pays parmi les plus dangereux de la planète, berceaux d’une jeunesse souvent radicalisée. Des mouvements extrémistes sont par exemple actifs au Nigeria, en Somalie et au Yémen, trois des quatre pays actuellement au bord de la famine. Certains États voient l’aide humanitaire comme un moyen de faire d’une pierre deux coups : en injectant des fonds dans des programmes d’aide ciblant des régions où se trouvent probablement des extrémistes, ils espèrent dissuader ceux-ci de prendre les armes.

Trop beau pour être vrai ? En effet, et en voici quatre raisons :

Premièrement, le principe fondamental de l’action humanitaire est de distribuer de l’aide uniquement en fonction des besoins, en donnant en priorité aux populations les plus vulnérables dont la vie en dépend. Les familles des régions radicalisées d’Irak méritent-elles plus de recevoir de la nourriture que celles qui meurent de faim au Soudan du Sud ou celles qui ont été déplacées par les violences politiques en République démocratique du Congo, où la radicalisation n’est pas considérée comme une menace ? Le directeur du Programme alimentaire mondial, David Beasley, a récemment remarqué que son organisation était « toujours en première ligne face à l’extrémisme et au terrorisme, en attaque comme en défense. » Mais à quel prix ? La vie de millions de familles au bord de la famine dépend de l’aide alimentaire fournie par M. Beasley. La souffrance humaine ne doit pas être considérée sous cet angle.

Deuxièmement, les humanitaires doivent respecter les principes d’impartialité et d’indépendance. La lutte contre l’extrémisme violent nous demande d’abandonner cette loi fondamentale en faveur d’une doctrine politique en vogue. Les jeunes hommes qui ont fui un conflit sont particulièrement susceptibles de sombrer dans l’extrémisme violent. Doivent-ils pour autant être favorisés par rapport aux jeunes femmes et aux enfants dans les camps de réfugiés ? En situation de conflit, les femmes et les enfants sont statistiquement plus vulnérables : les femmes ont plus de risques d’être victimes de viols ou de mauvais traitements et les enfants sont davantage touchés par la malnutrition. Les budgets des organisations humanitaires servent généralement à répondre aux besoins propres à ces populations et à les protéger.

Troisièmement, les humanitaires doivent faire preuve de neutralité. Éviter de prendre parti dans les conflits nous permet d’apporter de l’aide à toutes les populations, quel que soit leur camp, en fonction de leur vulnérabilité et non de critères politiques. Dans de nombreuses régions du monde, les négociations pour l’accès aux populations sont préparées et menées avec prudence. Les organisations humanitaires doivent gagner la confiance des groupes qui contrôlent les régions dont les besoins humanitaires sont les plus urgents. Pour obtenir l’accès, les humanitaires doivent se montrer neutres et prouver qu’ils n’agissent pour le compte d’aucun parti politique ni d’aucune force militaire.

Il serait par ailleurs totalement injuste de mettre en place des programmes éducatifs privilégiant les enfants vivant dans des secteurs considérés comme plus propices à la radicalisation par rapport à d’autres enfants déscolarisés. Pourtant les programmes d’éducation sont de plus en plus souvent considérés comme utiles pour la mise en œuvre des politiques publiques et sont parfois mis en place à des fins de prévention de la radicalisation des jeunes. Dans un récent guide à l’intention des responsables politiques, l’UNESCO, organe des Nations Unies consacré à l’éducation, a même souligné l’importance de « l’éducation comme outil de prévention de l’extrémisme violent ». Que vont penser de nous les populations locales si nous ouvrons des écoles accessibles à une seule des parties au conflit, réservées aux habitants des zones considérées comme plus radicales ? Notre neutralité serait rapidement réduite à néant et nous nous mettrions en danger.

Les organisations humanitaires ne peuvent rester neutres si elles sont influencées par une stratégie gouvernementale de lutte contre l’extrémisme. Nous ne serons plus impartiaux si nous privilégions les personnes risquant de se radicaliser plutôt que des familles dont la vie dépend de notre aide. Ce sont les populations les plus vulnérables qui en pâtiront. Ces mêmes personnes qui sont déjà victimes de l’extrémisme violent sont celles qui souffriront le plus. 

Enfin, rien ne prouve que les démarches visant délibérément à lutter contre l’extrémisme violent aient porté leurs fruits. Il est difficile d’affirmer que l’aide humanitaire réduit la proportion d’actes terroristes ou la probabilité d’adhésion aux causes djihadistes. Certes, l’extrémisme violent préoccupe autant les humanitaires que les gouvernements. Les humanitaires font d’ailleurs souvent face aux conséquences dévastatrices du terrorisme. Mais prévenir et combattre l’extrémisme violent n’est pas de notre ressort. Si nous nous laissons convaincre par les États de soutenir leurs politiques de lutte contre l’extrémisme violent, nous finirons par cesser d’être des humanitaires. Nous ne serons plus impartiaux et indépendants.

Lorsque les programmes humanitaires sont déterminés par un objectif politique, cela crée un précédent. Les Nations Unies feraient bien de ne pas l’oublier.

Le Conseil norvégien pour les réfugiés a récemment publié une prise de position sur la lutte contre l’extrémisme violent et un article sur le rôle de l’éducation dans cette lutte. Ces articles sont consultables ici

km/oa/ag

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