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Trop vrai pour être beau

Danish painting of drowning by Laurits Tuxen (1913) Laurits Tuxen [Public domain]/Wikimedia Commons
Danish painting of drowning by Laurits Tuxen (1913)

S’il vous est déjà arrivé de passer près d’une mare, de voir un enfant se noyer et de vous demander ce que vous devriez faire, ne vous inquiétez pas : Peter Singer a la réponse (un indice : vous devriez sauver l’enfant).

M. Singer a présenté cette expérience de pensée pour la première fois en 1972 dans un article intitulé Famine, Affluence, and Morality, et plus récemment dans son livre publié en 2009, Sauver une vie. La mare étant peu profonde, sauver l’enfant ne vous coûtera que le prix du nettoyage à sec de vos vêtements. Cela implique que la vie d’un enfant ait plus de valeur à vos yeux que la note du pressing. Ainsi, si vous pouvez sauver la vie d’un enfant en donnant l’équivalent de cette note à une ONG, vous devriez le faire dès maintenant.

Le deuxième pas dans sa réflexion consiste à reconnaître que vous devriez être prêt à perdre ce beau sweat-shirt neuf que vous venez d’acheter chez T.K. Maxx (typiquement dans le style et le budget des humanitaires), que ce soit pour un enfant qui se noie près de vous ou qui meurt de faim dans un autre pays. Étant donné que cela coûte moins cher de sauver un enfant dans un pays en développement, c’est d’ailleurs là que vous devriez placer votre argent. En fait, vous devriez être prêt à abandonner tous les biens matériels dont vous n’avez pas besoin pour vivre dans le but de sauver autant d’enfants qu’il vous est possible.

Dans la pratique, l’éthique de l’altruisme efficace signifie, par exemple, de s’engager à donner un certain pourcentage de votre revenu à des organismes caritatifs et même à accepter un emploi qui ne vous plaît pas pour gagner beaucoup d’argent et le donner.

Cette expérience de pensée comporte quelques bémols, le principal relevant de sa nature même : c’est une expérience de pensée. En tant qu’outil philosophique, elle n’est utile que jusqu’à un certain point. Le gros du travail repose ensuite sur les informations disponibles, ce qui s’accorde parfaitement avec la tendance actuelle à la déification des données. Cette réflexion se heurte également à un problème politique : elle prône une philanthropie de l’ère du néolibéralisme, un exercice technocratique qui privilégie l’action individuelle sur le collectif et qui réduit cette action à une dépense d’argent fondée sur un rapport coût-efficacité.

C’est néanmoins sur cette assise branlante que le mouvement de l’altruisme efficace a construit sa tour de Jenga utilitaire. La plupart des analyses de l’altruisme efficace partent du point de vue du donateur, ce qui n’est pas dénué de logique, puisqu’il est bien plus facile de donner de l’argent que de changer les systèmes conçus pour transformer cet argent en aide (ma dépression nerveuse à la Buckminster Fuller l’atteste).

Les choses se compliquent un peu lorsque vous commencez à réfléchir à l’économie politique de l’aide humanitaire. Si vous êtes en train de lire cet article, je suppose que vous savez un minimum comment les ONG fonctionnent réellement. Sans même prendre en compte les frais généraux, il est très difficile de faire le lien entre les dons et les vies sauvées, même si votre projet consiste littéralement à sauver des enfants de la noyade. Vous pouvez peut-être dire si des vies sauvées peuvent directement être attribuées à votre travail, mais vous ne pouvez peut-être pas dire quelle intervention est la plus efficace.

Les tenants de l’altruisme efficace consomment une grande partie de leur énergie mentale à tenter d’identifier comment utiliser au mieux l’argent que vous êtes prêt à verser et cela inclut la préparation de réponses à la plupart des objections que l’on pourrait leur opposer. Les réponses à ces questions sont tirées des essais contrôlés randomisés (ECR) et des années de vie pondérées par la qualité (QALYs), ce qui prouve une fois de plus que l’un des symptômes d’une addiction à l’humanitaire est l’abus d’acronymes.

Le problème de l’altruisme efficace n’est pas tant sa philosophie que ses défenseurs, qui ont une forte tendance à être WEIRD [de l’anglais : Western, Educated, Industrialized, Rich and Democratic]. Comme le dit la blague, c’est une femme qui demande à un homme : « Quel genre de personnes participent à ton association d’altruisme efficace ? - Oh, toutes sortes de personnes ! Des mathématiciens, des économistes, des philosophes, des informaticiens… » Ce manque de diversité au sein des mouvements d’altruisme efficace favorise certaines causes (l’une des principales préoccupations de l’altruisme efficace est par exemple la menace que pose l’intelligence artificielle sur notre existence) et occulte les expériences vécues par d’autres.

Le mouvement de l’altruisme efficace est motivé par la même dynamique fanatique que tout étudiant qui vient de découvrir la pauvreté dans le monde. Et ce n’est pas une critique : j’étais moi-même un de ces étudiants (au XIXe siècle). Plus qu’une analyse froide de notre éthique de vie, l’altruisme efficace s’apparente souvent à un exposé polémique de nos carences morales.

Il n’est pas rare que des défenseurs de l’altruisme efficace — mus par leur foi en leur propre rationalisme, leur équivalent laïc de la vertu — soient perçus comme des sauveurs blancs armés d’une épée de données.

Prenons le cas du déparasitage. En se basant sur les ECR et les QALYs, le mouvement de l’altruisme efficace a conclu qu’il s’agissait de la manière la plus efficace de tirer les enfants de la pauvreté, du point de vue du coût. Cette affirmation est cependant contestée, à tel point que le débat au sujet du déparasitage est désormais connu sous le doux nom de Worm Wars (Guerres des vers), une tempête universitaire dans un verre de politique aux conséquences étonnamment vastes pour le bien-être des enfants du monde.

Tous s’accordent sur le fait que le déparasitage est important, mais ils divergent sur l’ampleur de cette importance. C’est un point pourtant essentiel lorsque les arguments sont basés sur le rapport coût-efficacité. Ce différend est si tenace que Saint Chris lui-même, le saint patron des blogues sur le développement, a jeté son bouclier en remarquant que « ce qui est véritablement tragique, c’est que […] nous n’avons pas de données de grande échelle, randomisées, multipays et à long terme prouvant […] l’impact des traitements de déparasitage. »

Il n’existe qu’une solution au manque de données : en obtenir davantage. Malheureusement, avoir « plus de données » ne permet pas de répondre à toutes les questions, car la manière même dont nous formulons les questions dépend des valeurs qui nous sont propres et même avec des données parfaites, nous avons toujours besoin d’un cadre plus large pour prendre des décisions. Le rapport coût-efficacité est l’une de ces valeurs, mais il ne fait pas partie des principes fondamentaux de l’humanitaire et ne constitue donc pas une solution miracle pour décider des meilleures actions à mener.

Le mouvement de l’altruisme efficace réalise peu à peu que son mythe fondateur, celui de l’enfant qui se noie, est assorti de préjugés et que les ECR et les QALYs sont des outils plutôt rudimentaires pour disséquer la philanthropie. Cette réalisation est le reflet de la relative nouveauté de ce mouvement, mais elle démontre aussi que ses adeptes sont plus à même de changer de cap que les organisations existantes. J’ai d’ailleurs le pressentiment qu’ils finiront par converger vers la même position que certains d’entre nous qui travaillons dans le secteur.

Le moment est venu de vous faire une révélation : moi, Keyser Söze, je suis un grand fan de l’altruisme efficace. Le principe de base de ce concept est que nous devrions utiliser notre argent dans ce qui a le plus d’impact, ce qui semble évident jusqu’au moment où l’on se souvient que la communauté humanitaire a passé la majeure partie de son existence à prendre courageusement des décisions en se basant sur des sentiments plutôt que sur des données. La communauté humanitaire aurait bien besoin d’une bonne dose d’efficacité.

En fin de compte, les données sont nécessaires, mais insuffisantes pour prendre les bonnes décisions. Nos prises de décisions doivent se baser sur nos valeurs. Prenez la récente série d’accusations contre les Nations Unies en Syrie, au Soudan du Sud, en République centrafricaine et ailleurs : nous avons besoin de données pour comprendre la situation, mais ces données à elles seules ne nous disent pas comment réagir. Notre sens moral repose sur des valeurs autres que l’efficacité. La question que nous devons nous poser est de savoir quelles sont ces valeurs et jusqu’où nous sommes prêts à aller pour les défendre.

(PHOTO DE COUVERTURE : Den druknede bringes i land (1913), de l’artiste danois Laurits Tuxen)

pc/bp/ag-ld/amz 

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