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Pourquoi les humanitaires sont-ils si WEIRD ?

Aid workers cartoon (Working in Development) Ahmed El Mezeny
Je suis WEIRD*. Je ne sais pas trop si je suis devenu un travailleur humanitaire par ce que je suis WEIRD, mais ce qui est certain, c’est que j’étais un travailleur humanitaire WEIRD. J’ai pris conscience de cela après avoir lu un article universitaire publié en 2010. Les auteurs soulignaient que la vaste majorité des expériences psychologiques étaient menées sur « un échantillon extraordinairement restreint » de l’humanité : des étudiants de premier cycle universitaire américains. Ils concluaient que cet échantillon était « l’une des pires sous-populations qu’une personne puisse choisir d’étudier pour avoir un aperçu général de l’homo sapiens ». Ceux qui en font partie sont en effet trop WEIRD, c’est-à-dire qu’ils sont issus de sociétés occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques [de l’anglais : Western, Educated, Industrialized, Rich and Democratic - WEIRD].

Cela me semblait crédible (si les notes de bas de page étaient des denrées non alimentaires, cet article aurait pu à lui seul fournir en ustensiles de cuisine tous les réfugiés du camp de Zaatari). Même si les auteurs ne parlent pas directement des travailleurs humanitaires, l’industrie de l’aide moderne a été créée – et elle est toujours largement gérée – par des gens WEIRD. (Oui, je pense aussi à MSF.) Pour citer une phrase de l’article, les travailleurs humanitaires constituent « une valeur anormale par rapport aux autres échantillons mondiaux », ce qui explique pourquoi nous avons souvent un air légèrement abasourdi ; nous vivons un choc culturel pratiquement partout. Même les travailleurs humanitaires qui ne sont pas eux-mêmes WEIRD – le personnel national qui fait la plus grande part du boulot – travaillent quand même pour des organisations humanitaires WEIRD.

Pour les auteurs du Rapport sur le développement dans le monde 2015, il en résulte que « les professionnels du développement ne parviennent pas toujours à pronostiquer correctement en quoi la pauvreté façonne les mentalités », une phrase qui permet à la Banque mondiale de conserver sa position de championne de l’euphémisme. L’édition 2014 du Rapport sur les catastrophes dans le monde souligne que de nombreuses organisations « ont une vision tronquée des conditions d’existence et des attentes des personnes exposées à des risques », ce qui donne lieu à ce que les auteurs décrivent comme un conflit entre la « culture des personnes » et la « culture des organisations ».

Choc culturel

Ce conflit explique en partie la crise de confiance qui sévit actuellement au sein de la communauté humanitaire. Le fait que les deux rapports mettent l’accent sur la culture de l’autre plutôt que sur la nôtre est révélateur. L’industrie de l’aide doit en fait procéder à de profonds changements dans les cultures des organisations – « nos » cultures –, mais cela risque de soulever des questions délicates au sujet du rôle de ces cultures dans ce que Naomi Klein appelle « la stratégie du choc ». Dans l’ouvrage du même titre, Mme Klein raconte une histoire secrète du « capitalisme de catastrophe », soit le fait de profiter des catastrophes naturelles et provoquées par l’homme pour imposer des politiques économiques controversées dans des villes (comme à La Nouvelle-Orléans) et des pays (comme en Irak).

Cela peut ressembler à une théorie du complot conçue pour les gens qui se considèrent au-dessus des théories du complot, mais l’idée selon laquelle les guerres sont utilisées comme prétexte pour satisfaire certains intérêts financiers ne date pas d’hier. (War is a racket, un ouvrage contestataire publié en 1935 par Smedley Butler, qui s’est valu le formidable surnom de « Fighting Quaker » et le surnom un peu moins formidable de « Old Duckboard », est un classique du genre.) Mme Klein suggère que les catastrophes naturelles peuvent elles aussi offrir un prétexte pour la mise en oeuvre de politiques économiques néolibérales, et un nombre croissant de personnes sont du même avis. Je ne vous dis pas que vous devez gober tout ce qu’elle dit : je crois simplement que son ouvrage soulève des questions importantes au sujet du rôle de la réponse aux catastrophes et de l’action humanitaire en général.

« L’aide humanitaire est, essentiellement, l’équivalent de l’embourgeoisement dans le domaine des relations internationales »
Antonio Donini, de l’Université Tufts, suggère une réponse possible : « L’action humanitaire rend les pays sûrs pour recevoir le capital. » L’aide humanitaire est, essentiellement, l’équivalent de l’embourgeoisement dans le domaine des relations internationales : les organisations d’aide humanitaire déplacent les populations existantes en louant toutes leurs maisons, bien sûr, mais elles déplacent aussi les mécanismes de gouvernance existants. Nous ne le faisons pas délibérément ou avec de mauvaises intentions – pas plus que les promoteurs immobiliers londoniens qui ont expulsé les Bangladais de Brick Lane –, mais le résultat est le même. M. Donini suggère que les humanitaires « accomplissent des fonctions essentielles qui permettent de préparer le terrain pour le retour de la finance et de l’industrie internationales ».

Des humanitaires « hipsters »

Les travailleurs humanitaires sont les « hipsters » de la communauté internationale, et je ne parle pas de ce genre de hipsters qui vendent des sifflets pour faire cesser la guerre en République démocratique du Congo (RDC). Nous arrivons avant tout le monde sur les lieux des catastrophes ; nous nous installons dans des zones qui sont juste assez délabrées pour être branchées (mais pas assez pour être inhabitables) ; nous commençons à demander la présence de bars et de commerces pour répondre à nos besoins ; puis nous partons dès qu’un trop grand nombre d’organisations internationales dites « traditionnelles » se montrent le bout du nez (comme ces types sérieux de la Banque mondiale). Contrairement au stéréotype populaire, toutefois, le hipster humanitaire n’est pas un jeune homme blanc à la barbe soigneusement taillée propriétaire d’un vélo à pignon fixe, mais un vieil homme blanc qui ne porte pas la barbe (mais qui est peut-être propriétaire d’un vélo à pignon fixe – nous ne le savons pas encore avec certitude).

Nous pourrions consacrer un article complet au manque de transparence et de redevabilité qui a caractérisé le processus de nomination du nouveau Coordonnateur des secours d’urgence, mais tout le monde sait déjà que les nominations des hauts responsables des Nations Unies sont encore moins démocratiques que la désignation d’un nouveau pape. Il se peut très bien que Stephen O’Brien se révèle être un excellent Coordonnateur des secours d’urgence, mais il n’en demeure pas moins qu’il est un symptôme de la véritable maladie dont souffre le secteur humanitaire : il est lui aussi fondamentalement WEIRD.

Les organisations WEIRD auront toujours de la difficulté à comprendre les attitudes et les comportements des individus non WEIRD qui forment le reste du monde. Comme l’indiquent les auteurs du Rapport sur les catastrophes dans le monde, « les gens ne se comportent pas de la manière dont les institutions et les individus qui gèrent les crises souhaiteraient ou s’attendent à les voir se comporter ». Tenter de faire en sorte que ces gens se comportent davantage comme nous – et se montrer ensuite surpris lorsqu’ils ne le font pas – est une mauvaise habitude de la communauté humanitaire : cela peut nuire à la communication avec les communautés, comme nous l’avons vu pendant l’épidémie d’Ebola, et parfois même provoquer des conflits avec celles-ci. Les organisations non WEIRD – les intervenants locaux qui sont souvent en première ligne – peinent quant à elles à faire entendre leur voix dans un système humanitaire WEIRD.

Nous ne devrions pas nous surprendre de la nomination de M. O’Brien. Mais nous ne devrions pas non plus nous étonner d’assister à une aggravation de la crise de confiance du secteur humanitaire si nos organisations restent aussi uniformément WEIRD qu’elles le sont actuellement.

pc/rh-gd/amz 

*M. Currion fait un jeu de mots avec le terme anglais weird, qui signifie « bizarre », « étrange ».

Paul Currion travaille comme consultant indépendant auprès des organisations humanitaires. Il a auparavant participé à des interventions humanitaires au Kosovo, en Afghanistan et en Irak et dans des pays affectés par le tsunami de l’océan Indien. Il vit aujourd’hui à Belgrade.

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