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Témoignages depuis les zones occupées par l’État islamique

Ayad Salih works to build information about life under the rule of the Islamic State Chloe Cornish/IRIN
M. Youssef est chrétien, mais il avait beaucoup d’amis musulmans à Mossoul avant l’arrivée de l’État islamique
Dans son bureau d’Erbil, au nord de l’Irak, Ayad Salih fait les cent pas, plongé dans une conversation téléphonique animée. Il finit par raccrocher et annonce de bonnes nouvelles.  

« Hier, le gouverneur de Mossoul a annoncé que 75 employés du bureau des élections avaient été tués », explique-t-il. « Mais nous avons enquêté et il semblerait que ce ne soit pas vrai. »

Mossoul, la deuxième plus grande ville du pays, est occupée par l’autoproclamé État islamique (EI) depuis juin et sert actuellement de base de facto au groupe extrémiste dans le pays. La population de la ville, qui avoisinait les 1,7 million d’habitants avant l’arrivée de l’EI, n’atteindrait plus que le million.

Des centaines de milliers de civils ont été déplacés par les combats ou ont fui cette occupation indésirée.

M. Salih, directeur de l’Iraqi Institution for Development (IID), est originaire de Mossoul et dispose d’un réseau de contacts qui continue de l’informer depuis la ville occupée. Ses informateurs témoignent non seulement des brutalités observées, mais aussi de la dégradation des services de santé de la ville, des pénuries d’eau potable, de la hausse des prix du carburant et même des taxes et des systèmes de nettoyage des rues mis en place par les islamistes. 

Ils disent qu’ils défient l’interdiction des communications imposée par les islamistes parce que cela pourrait aider les humanitaires à introduire l’aide dont la population a besoin, mais aussi parce qu’ils estiment cela important pour l’avenir de l’Irak. Mais ceux qui se font prendre sont presque certains de se faire tuer et le personnel humanitaire ne parvient pas à accéder aux zones occupées par l’EI. Le jeu en vaut-il donc vraiment la chandelle ?

Témoigner malgré les risques

Les Nations Unies estiment que près de huit millions de personnes vivent sur des territoires occupés par l’EI en Irak ou en Syrie. À titre de comparaison, Bagdad, capitale irakienne et deuxième plus grande ville du monde arabe, compte un peu plus de sept millions d’habitants.

Pour les personnes vivant sous la coupe de l’EI, la vie semble de plus en plus difficile. Selon les estimations, un quart d’entre elles au moins aurait besoin d’aide humanitaire, mais il est possible que leur nombre soit en réalité bien plus élevé. 

Il est presque impossible de quantifier les besoins avec exactitude, car les islamistes ont interdit toute communication vers l’extérieur. Les lignes téléphoniques ont été coupées, les téléphones mobiles sont prohibés, l’utilisation d’Internet est hautement surveillée et les personnes accusées d’espionnage risquent la mort. L’EI profite du manque d’informations qui en découle pour alimenter son propre système de propagande. 

Face à l’étau par lequel l’EI enserre les populations sous son emprise, des associations comme celle de M. Salih peuvent sembler bien impuissantes. Mais tandis que les États-Unis, la Turquie et d’autres puissances mondiales se querellent pour décider quelle solution militaire adopter pour lutter contre l’EI, les informateurs comme ceux de M. Salih ont au moins l’avantage d’être au premier rang pour témoigner et collecter des informations sur les crimes commis.

Grâce à leurs contacts, dont la plupart ont été formés au préalable pour enquêter sur les violations des droits de l’homme, ils établissent d’importants rapports sur la situation humanitaire à Mossoul.

Transmettre ces informations vers l’extérieur n’est cependant pas une mince affaire.

« À Mossoul, ils font preuve d’innovation et de créativité, après avoir connu ces problèmes pendant des mois », a dit M. Salih, expliquant comment les habitants contournaient l’interdiction des communications. « Ils essayent d’utiliser des réseaux Internet voisins en utilisant de grandes antennes pour capter les signaux. Une fois interceptés, ces signaux sont renforcés. » Des sources dont la famille se trouvait à Mossoul ont dit qu’ils communiquaient la nuit. La plupart des informations sont transmises par des jeunes qui s’y connaissent en informatique.

« Mais l’EI contrôle l’historique téléphonique de tous les groupes de jeunes », a dit M. Salih. « Que se passerait-il s’ils se faisaient prendre à transmettre des informations ? Ils les tueraient. » Deux jeunes personnes auraient été tuées pour avoir été surprises à deux reprises en train d’utiliser leur téléphone portable, a-t-il dit, car on les soupçonnait de divulguer des renseignements relatifs à la sécurité.

Malgré ces dangers, d’après M. Salih, les informateurs ont « la volonté d’essayer de contribuer […] Ils sont bien sûr anonymes et nous leur disons d’effacer toutes les informations qu’ils nous envoient. »

Des informateurs qui ne sont pas toujours des militants

Les organisations d’aide humanitaire gardent elles aussi un oeil sur les territoires occupés par l’EI. L’initiative REACH, qui produit des rapports et des cartes pour aider les organisations humanitaires à prendre des décisions éclairées, a cartographié plusieurs zones contrôlées par l’EI, dont les villes de Fallouja et Ramadi. Les experts participant à cette initiative tiennent des groupes de discussion avec d’anciens habitants de ces zones qui ont fui récemment ou qui restent en contact étroit avec des personnes s’y trouvant toujours. En croisant les informations apportées par ces groupes avec d’autres rapports, ils dressent un tableau de la situation sur le terrain, incluant les dommages subis par les infrastructures, la disponibilité des services et les itinéraires empruntés par les personnes quittant ces territoires. IRIN a contacté REACH pour demander quels impacts avaient ces rapports sur l’activité humanitaire, mais les membres de cette initiative n’ont pas souhaité faire de commentaire.

Le Programme alimentaire mondial (PAM) rassemble quant à lui des données sur les prix pour déterminer si la population des zones occupées par l’EI ou touchées par le conflit souffre de la faim. 

Le projet « mobile Vulnerability Analysis and Mapping » (Analyse et cartographie des vulnérabilités par téléphonie mobile) permet d’enquêter sur la situation alimentaire là où le personnel humanitaire ne peut pas se rendre en personne à cause de la violence. Actuellement, ces zones sont les gouvernorats d’Anbar, de Salaheddine, de Diyala, de Kirkouk, et de Ninive, où se trouve Mossoul.

Les renseignements sont obtenus par entretiens téléphoniques auprès d’informateurs locaux en lien avec les organisations caritatives avec lesquelles travaille le PAM. « Nous voulons bien sûr faire cela sérieusement et passer par les opérateurs est la chose la plus sérieuse à faire », a dit Jean-Martin Bauer, expert du suivi à distance pour le PAM, en faisant référence à la protection des informateurs. Les opérateurs « vérifient que les personnes se trouvent en lieu sûr et peuvent répondre à un sondage sans se mettre en danger. »

Les résultats révèlent une tendance à l’insécurité alimentaire à Anbar et Ninive, deux régions où l’EI domine particulièrement. 

Trop risqué ?

Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? En ce qui concerne Anbar et Ninive, par exemple, le PAM ne peut pas faire grand-chose des informations relatives aux pénuries alimentaires. Ces informations ont-elles un intérêt si on ne peut pas agir ?

Les militants et les humanitaires répondraient par l’affirmative. En premier lieu, parce qu’ils ont connu quelques réussites, comme en avril, lorsque le PAM a pu, grâce aux informations reçues, acheminer suffisamment de denrées alimentaires pour nourrir 15 000 personnes pendant un mois à Haditha, ville partiellement assiégée par l’EI.

Plus important encore, selon M. Salih, même si ces renseignements ont peu de chance d’être utiles maintenant, ils peuvent avoir un impact sur l’avenir de l’Irak. D’après lui, ses correspondants à Mossoul prennent le risque de transmettre des rapports de la situation dans l’optique d’atteindre un objectif à long terme : la paix.

« Ces informations nous seront très utiles après la libération, pour connaître la vérité, pour savoir que des minorités ne tuaient pas d’autres minorités. Si de fausses informations circulent, nous assisterons à une vague de vengeance. »

Jotyar Sedeeq, du Centre pour la paix et la résolution des conflits de l’université de Duhok, a expliqué que les preuves de résistance à l’EI dans ces secteurs aideront à la reconstruction de l’Irak après le conflit.

« Beaucoup de personnes, surtout des PDIP (personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays), pensent que la plupart des gens qui sont restés dans les zones occupées par l’EI participent aux crimes commis par [le groupe] ou le soutiennent. C’est pourquoi des rapports exacts et un véritable processus de justiciabilité sont essentiels à toute réconciliation. »

Bien que l’EI, à majorité sunnite, ait attaqué des adeptes de son propre courant, il persécute plus communément les chiites, les yézidis, les chrétiens et d’autres minorités ethniques, provoquant la haine entre les différents groupes. Selon M. Sedeeq, la communication entre les différents courants religieux à Mossoul est d’une importance capitale pour l’instauration d’une paix durable. 

« Les évènements qui se sont produits à Mossoul et aux alentours ont brisé des relations sociales solides depuis des dizaines d’années », a dit M. Sedeeq. « [Pour y remédier] les organisations peuvent commencer par réaliser quelques actions, comme diffuser les expériences des personnes qui ont aidé des survivants de l’EI. » Les rapports favorables sur les personnes restées sous la coupe de l’EI sont « très rares », a-t-il ajouté.

À Mossoul, où les adeptes de tous les courants religieux vivaient ensemble avant l’arrivée de l’EI, les récits de communication et de coopération intercommunautaire sont courants.

Il n’a fallu qu’une demi-heure sur un marché populaire du nord de l’Irak pour qu’IRIN rencontre Amir Emanuel Youssef, vendeur de thé chrétien déplacé de Mossoul. Il est en contact avec son voisin musulman, ami depuis 20 ans. Ce dernier a réussi à sauver de nombreux biens de M. Youssef avant que les extrémistes occupent sa maison. Il a dit à son ancien voisin qu’il allait garder ses biens jusqu’à son retour.

« C’est un voisin qui m’est très cher, a dit M. Youssef, et j’ai entièrement confiance en lui. »

Évidemment, la communication entre eux est sporadique. La dernière fois qu’ils se sont parlé, c’était il y a trois semaines. « J’ai parlé à mon voisin qui garde la plupart de mes biens, dont de nombreux livres sur la culture chrétienne, comme des bibles, des livres qui m’étaient très précieux. Il m’a demandé ce qu’il devait faire de ces livres, car l’EI fouille les maisons. » Effrayé, le voisin de M. Youssef voulait protéger la bibliothèque de son ami, mais si l’EI apprenait qu’il avait des ouvrages chrétiens chez lui, il pourrait être accusé ouvertement d’être chrétien et être sévèrement puni.

« Tu es plus important pour moi que ces livres, lui a dit M. Youssef. Brûle-les. »

cc/jd-ag-ld/amz 
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