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Navigation en eaux troubles : les centres de détention libyens en crise

La politique de sauvetage des migrants lancée par l’UE élude la question du rapatriement

Tom Westcott/IRIN
Migrants in Al-Khoms detention centre

« Nous avons accueilli 203 nouveaux migrants hier ; ils étaient 585 aujourd’hui et ils seront plus nombreux encore demain, après-demain et le jour d’après ».

Khalid al-Tumi dirige le centre de détention pour migrants de Zawiya, situé à 23 kilomètres à l’est de Sabratha, dans le nord-ouest de la Lybie. La ville côtière de Sabratha est devenue un des principaux points de départ des passeurs depuis l’opération coup de poing menée contre al-Zuwarah, l’ancienne plaque tournante du trafic de clandestins. Les migrants évoqués par M. al-Tumi ont été appréhendés en mer et renvoyés à terre.

Le centre de Zawiya héberge 1 727 détenus, bien au-delà de sa capacité maximale officielle de 1 200 détenus. Les réserves d’eau et de nourriture ne sont déjà pas suffisantes, et M. al-Tumi a expliqué qu’il ne disposait pas de ressources supplémentaires pour les nouveaux arrivants.

« Nous allons être confrontés à un très sérieux problème la semaine prochaine et je ne sais pas ce que nous allons faire. Nous n’avons plus de couvertures et de matelas », a-t-il dit à IRIN. « Tout ce que j’ai est déjà utilisé ».

La semaine dernière, les autorités libyennes ont appréhendé environ 3 500 migrants qui tentaient de monter à bord de bateaux pour rejoindre l’Europe, selon l’Organisation internationale pour les migrations (une série de naufrages aurait aussi fait 880 morts).

La politique de l’UE considérée comme un facteur d’incitation supplémentaire

Ayoub Ghassem, un porte-parole de la marine libyenne, a affirmé que les migrants étaient plus nombreux à tenter la traversée vers l’Europe que les années précédentes. Il a attribué cette augmentation à l’opération Sophia, une mission navale lancée par l’Union européenne en mai dernier pour lutter contre les passeurs de migrants en Méditerranée.

« Depuis le lancement de l’opération Sophia, le nombre de migrants qui tentent de rejoindre l’Europe est bien plus important, car ils savent que les navires sont présents en mer, donc ils n’ont pas à faire tout le trajet jusqu’en Italie », a expliqué M. Ghassem. « Tous les bateaux de migrants sont équipés de téléphones par satellite et de GPS. Avant, ils devaient attendre d’entrer dans les eaux italiennes pour lancer les appels de détresse, mais maintenant ils appellent les secours dès qu’ils sortent des eaux territoriales libyennes ». 

Tom Westcott/IRIN
Young Somali migrants who were transferred to Al Khoms detention centre after being rescued from a foundering vessel

Selon l’OIM, le nombre de migrants qui ont gagné l’Italie au cours des cinq premiers mois de l’année est identique à celui de l’année dernière pendant la même période [https://www.iom.int/fr/news/arrivees-de-migrants-en-europe-en-2016-204-311-deces-en-mediterranee-2-443]. Mais le nombre de bateaux interceptés dans les eaux libyennes pourrait bientôt augmenter si l’EU honore sa récente promesse de former et d’équiper les garde-côtes libyens dans le cadre des plans visant à « renforcer les capacités de l’opération Sophia afin de perturber le modèle économique des passeurs de clandestins et des réseaux de trafiquants ». 

L’annonce faite par l’UE la semaine dernière a été accueillie avec mépris par M. Ghassem qui n’y voit guère plus qu’un coup de pub. « Nous avons suffisamment d’expérience et nous pouvons nous former nous-mêmes », a-t-il dit. « Nous avons besoin d’un soutien et d’équipements logistiques. Nous travaillons avec presque rien, et nous avons besoin de tout ce que vous pouvez imaginer : des bateaux, des radars, des radios, des uniformes – littéralement tout ».

Font particulièrement défaut les bateaux de patrouille pour surveiller le littoral. Les garde-côtes demandent régulièrement aux pêcheurs locaux de les avertir s’ils voient des canots pneumatiques surchargés ou de vieux bateaux de pêche en bois. Les quelques embarcations dont disposent les garde-côtes sont plus petites et moins puissantes que certains bateaux de passeurs, ce qui complique les courses-poursuites et encore plus les opérations de sauvetage, a expliqué M. Ghassem.

Manque de suivi

L’offre de soutien de l’UE n’aborde pas non plus la question du sort des migrants une fois qu’ils ont été arrêtés et renvoyés en Libye, où ils risquent l’emprisonnement dans l’un des 30 centres de détention pour migrants ouverts dans le pays, et dont beaucoup sont dirigés par des milices.

Jusqu’en 2014, date à laquelle la Libye a commencé à sombrer dans la guerre civile, l’UE et l’Italie versaient des fonds aux centres de détention, selon Global Detention Project. Mais l’année dernière, le colonel Mohamed Abu Breda, administrateur général du Département de lutte contre la migration illégale (Department for Combatting Illegal Immigration, DCII), a dit à IRIN que l’UE laissait la Libye gérer le problème toute seule depuis 2011. « L’UE et les Italiens se sont rendus en Libye à de multiples reprises et ils se sont engagés à fournir de l’aide, mais malheureusement, tout ce que nous avons eu, ce sont des promesses creuses et de vains mots, pas d’actions », a-t-il dit. « Nous ne sommes pas sûrs que l’aide n’ait pas été fournie, mais nous ne l’avons pas reçue. L’administration n’a reçu aucune assistance ».

La formation d’un gouvernement soutenu par les Nations Unies (l’un des trois gouvernements rivaux) à la fin du mois de mars a donné lieu à des hypothèses selon lesquelles l’UE souhaiterait établir un partenariat avec la nouvelle administration pour endiguer le flot de migrants qui arrivent en Europe. Un document interne à l’UE a été dévoilé récemment par le journal Der Spiegel. Il révèle une proposition de collaboration avec le nouveau gouvernement du Premier ministre Fayez al-Sarraj pour la construction de « centres de détention temporaires pour migrants et réfugiés ». 

Le DCII est l’une des institutions libyennes qui fonctionnent le mieux depuis que le pays a sombré dans le chaos. Mais pour ses collaborateurs surmenés, dont certains n’ont pas été payés depuis un an, le point de rupture a été atteint.

« Nous avons [renvoyé] 1 097 personnes cette année, mais d’autres continuent d’arriver et nous procédons à de nouvelles arrestations tous les jours », a dit le responsable du rapatriement des migrants du DCII à Tripoli, Mohammed al-Bougar. « Nous avons désespérément besoin d’aide, car nous devons nous occuper de ces personnes et les nourrir. Nos prisons sont trop petites pour le nombre de migrants et nous manquons de tout, y compris de nourriture ».

Des conditions de vie difficiles

Martin Kobler, Chef de la mission d’appui des Nations Unies en Libye, s’est rendu dans le centre de détention pour migrants d’Abu Saleem, à Tripoli, au début du mois. Il s’est entretenu avec des détenus d’une maigreur effrayante. Il a dit qu’il avait été horrifié par leurs conditions de vie.

« Il y a deux toilettes pour 100 personnes, ce qui est loin d’être suffisant », a-t-il dit à IRIN. « La situation médicale est inadéquate. Il est donc très important que ces personnes ne restent pas ici et qu’elles retournent dans leur pays, où l’on s’occupera d’elles ».

Depuis le début de l’année, l’OIM a organisé le rapatriement volontaire de plusieurs centaines de migrants sénégalais, nigériens, maliens et nigérians qui avaient été placés en détention, mais il est probable que bon nombre d’entre eux retentent le périple vers l’Europe.

Il a fallu deux ans à Kalu, un Nigérian de 35 ans, pour rejoindre l’Italie. Au cours de son périple, il a été incarcéré trois fois, enlevé deux fois et frappé à maintes reprises dans les centres de détention et pendant qu’il cherchait du travail dans les grandes villes libyennes. Après trois semaines en Italie, il a été déporté au Nigéria et a tout de suite commencé à emprunter de l’argent pour refaire le trajet. « Il n’y a rien dans mon pays, pas d’avenir, alors je dois réessayer », a-t-il dit à IRIN peu de temps après être revenu à Tripoli. 

Tom Westcott/IRIN
The UN's Martin Kobler talks to migrants at Abu Sleem detention centre in Tripoli

Lors de la visite de M. Kobler, les journalistes n’ont pas été autorisés à parler avec les migrants placés en détention. Un jeune Soudanais a demandé de l’aide dans un murmure, en expliquant que la situation dans le centre était « très, très mauvaise » et que bon nombre de détenus étaient malades, avant qu’un gardien ne le réduise au silence. 

Avant de monter dans un véhicule blindé, M. Kobler a dit que les Nations Unies s’opposaient fermement au trafic d’êtres humains et que la seule manière de le prévenir était de trouver un accord politique en Libye. « Ces crimes se multiplient lorsqu’il y a un vide politique et je m’efforce de combler le vide politique – d’avoir la police et l’armée qui mettent fin au trafic d’êtres humains et aux crimes commis dans ce pays ».

Impunité pour les passeurs

Les passeurs de clandestins qui ont parlé à IRIN estiment que jusqu’à 2 000 migrants originaires d’Afrique subsaharienne entrent en Libye chaque semaine en passant par le poste-frontière de Tumo au Niger – l’un des trois principaux points d’entrée. 

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M. al-Bougar a dit qu’il était beaucoup plus difficile d’arrêter les passeurs que d’arrêter les migrants. « A plusieurs reprises, nous avons essayé de perturber les opérations de passage des clandestins, mais ils nous tirent sur nous. C’est devenu un travail très dangereux », a-t-il dit. « La semaine dernière, nous avons essayé d’arrêter un passeur, mais mes hommes ne disposent que de vieux pistolets rouillés et ils ne faisaient pas le poids face aux armes des passeurs. Nous avons dû nous replier quand ils ont ouvert le feu ».

Un autre responsable du DCII, qui travaille à Sabratha et qui a accepté de parler avec IRIN sous couvert d’anonymat, a estimé que les passeurs hébergeaient jusqu’à 30 000 migrants dans des entrepôts et des propriétés rurales situées aux abords de la ville dans l’attente de prendre la mer. « Chaque année, nous voyons le problème s’aggraver, mais c’est la pire année que nous ayons connue », a-t-il dit. « Parfois, le soir, je les vois faire monter des personnes dans les bateaux – cinq ou six bateaux à la fois – mais je ne peux rien faire. Si j’essaye d’intervenir, les passeurs me tueront, et ils tueront probablement ma famille aussi ».

tw/ks/ag_mg/amz 

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