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Battues en silence

Au Sénégal, une femme sur quatre est victime de violences conjugales, pourtant la plupart des victimes souffrent en silence, en raison d’une culture d’impunité profondément ancrée et de l’inertie du gouvernement, selon les experts du secteur.

D’après une étude sur les violences domestiques menée en 2000 par le Centre canadien d’études et de coopération internationale (CECI) à Dakar et à Kaolack, à 150 kilomètres au sud-est de la capitale, 27,5 pour cent des femmes se voient infliger des violences physiques par leur partenaire.

Aïssatou (un nom d’emprunt), 35 ans, est mariée depuis 10 ans. Assise dans les bureaux du Comité de lutte contre les violences faites aux femmes (CLVF), une organisation non-gouvernementale (ONG) fondée pour aider les victimes de violences domestiques du quartier de Colobane, à Dakar, la jeune femme tente de trouver ses mots pour expliquer sa situation.

« Au début, à chaque fois qu’il y avait une dispute, mon mari me criait dessus, me donnait des claques, et puis peu à peu il a commencé à me battre plus fort », raconte-t-elle d’une petite voix frêle, replaçant son voile blanc, qui couvre à demi ses cheveux tressés. « Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais je n’en pouvais plus, alors je suis allée me plaindre à la gendarmerie ».

Mais lorsqu’Aïssatou s’est rendue à la gendarmerie munie d’un certificat médical, elle s’est attiré les foudres de son beau-frère, qui a immédiatement retiré le dossier des mains des autorités. La fois suivante, elle s’est rendue au centre d’écoute du CLVF pour raconter son histoire.

Selon Fatou Bintou Thioune, la seule employée du CLVF, l’organisation a enregistré 138 cas comme celui d’Aïssatou entre 2005 et 2007, mais ceux-ci ne représentent qu’une infime partie du nombre total des cas de violences domestiques. « Ce qui se passe dans ce bureau n’est pas la réalité : à l’intérieur des maisons, c’est bien plus grave », a-t-elle affirmé à IRIN.

Les ONG comblent les lacunes du gouvernement

Bien que ce problème soit bien connu et malgré un engagement [des autorités] exprimé par le biais d’une campagne nationale de lutte contre les violences domestiques, lancée il y a quelques années, aucune structure publique n’a été créée pour traiter ces cas de violence.

Il n’y a pas de numéro vert pour permettre aux femmes de déclarer les violences dont elles sont victimes, et aucun centre d’hébergement temporaire n’a encore été ouvert pour accueillir les femmes qui quittent le foyer conjugal.

En lieu et place des structures publiques, 17 associations de femmes se sont unies au sein d’un réseau baptisé Siggil Jigéen, pour lutter contre les violences domestiques et porter le débat sur le devant de la scène publique.

Un grand nombre d’entre elles se focalisent sur la sensibilisation des communautés à ce problème.

Le CLVF, un autre réseau associatif, est le seul à avoir ouvert des centres d’écoute (un dans chacune des huit grandes villes du Sénégal) dont le personnel offre aux femmes un suivi psychologique, ainsi qu’une assistance juridique et administrative, notamment en cas de divorce.

Le CLVF propose également des médiations ou des thérapies de couple. Pour Ndèye Ndiaya Ndoye, la vice-présidente du CLVF, leurs efforts portent leurs fruits, mais les effets restent limités. Les médiations peuvent en effet apaiser les tensions, mais elles ne garantissent pas que les violences cesseront.

« Nous arrivons à faire parler les femmes, à les faire sortir des maisons ; c’est un début, mais cela ne règle pas le problème », a-t-elle expliqué à IRIN.

Impunité en dépit de la législation

Conformément au code pénal sénégalais, depuis le vote de la loi de janvier 1999, les violences domestiques sont passibles d’une peine d’une à cinq années d’emprisonnement, assortie d’une amende de 70 à 117 dollars.

Cette loi se heurte néanmoins à une résistance religieuse et culturelle, à en croire Fatou Ndiaye, qui travaille à Siggil Jigéen.

« La loi est mal appliquée », estime Diouf Nafissatou Mbodj, présidente de l’Association des femmes juristes du Sénégal (AJS).

Selon un ancien magistrat au parquet, qui a tenu à conserver l’anonymat, les juges n’ont pas le choix : confrontés aux pressions des familles, ils sont contraints de réduire les peines ; bien souvent, les familles sont aussi limitées financièrement, compte tenu de leurs réalités économiques et sociales.

« C’est très facile pour un juge d’appliquer la peine, bien au contraire, dit-il, mais il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte ».

La société encourage le silence

Selon Adji Fatou Ndiaye, chargée de programme au Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (UNIFEM) au Sénégal, le problème vient en partie du fait que les populations acceptent les violences domestiques.

Au Sénégal, « la stratification sociale veut que la femme soit la subalterne de l’homme. La femme doit suivre l’homme (son mari, son fils, son oncle, ses parents), même si l’expression de sa domination se fait de manière violente ».

« Pour légitimer la chose, il y en a même qui avancent des arguments religieux », a-t-elle poursuivi.

Aussi la violence est-elle souvent acceptée au sein des familles. « Il n’est pas rare de voir des mères de famille fières de voir leurs filles souffrir dans leur mariage, car les gens pourront dire "elle lui a appris à bien se comporter dans son ménage" ».

Résultat : trop peu de femmes osent admettre qu’elles sont battues, expliquent les quelques femmes qui travaillent dans ce secteur. « Quand elles le font, elles sont victimes de pressions énormes de la part de leur entourage », a expliqué Mme Thioune à IRIN.

Ainsi, pas moins de 60 pour cent des victimes de violences domestiques se tournent vers un membre de leur famille, et dans les trois quarts des cas, celui-ci leur conseille de garder le silence, de tenter de supporter la situation, et de trouver un consensus avec leur conjoint, selon l’étude du CECI.

Mme Thioune ne compte plus le nombre de femmes qui ont retiré leurs plaintes ou ont « disparu dans la nature, après avoir témoigné ».

Obstacles pratiques

Les femmes sont également confrontées à des problèmes pratiques lorsqu’elles veulent se sortir de leur situation.

Au Sénégal, la majorité des mariages, au sein d’une population à 95 pour cent musulmane, sont des unions traditionnelles célébrées dans les mosquées et qui ne sont pas déclarées auprès des autorités locales, selon Mme Thioune.

« Le problème, c’est que même dans le cas ou les femmes souhaitent le divorce, elles ne sont pas en mesure de fournir un certificat de mariage qui leur permet de faire valoir leur droit », a-t-elle expliqué.

« C’est un cercle vicieux », a-t-elle fait remarquer. « Il y a un nombre d’obstacles tellement important pour s’en sortir, que les femmes abandonnent, restent dans leur foyer et se disent "moi, je laisse tout dans la main de dieu" ».

Pour les femmes qui travaillent dans ce secteur, la première solution au problème consisterait à faire appliquer les lois actuelles avec davantage de rigueur.

Si le problème est abordé ouvertement, pensent-elles, si les populations, surtout les jeunes, sont encouragées à en parler, cela pourrait permettre de stigmatiser davantage la violence domestique.

Elles appellent également les imams, les dignitaires musulmans, particulièrement influents au sein de la société sénégalaise, à s’engager dans cette voie.

En travaillant avec ces groupes, Mme Ndoye du CLVF espère empêcher dès le début que ce phénomène n’apparaisse au sein des couples mariés.

En effet, a-t-elle expliqué, « quand [la violence apparaît] dans le foyer, elle ne disparaît jamais totalement ».

jv/aj/nr/nh/ail


This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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